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Tome XLIII, première partie. Documents et Comptes rendus, p. 318. Session des 29 et 30 avril 1924. Première section.

SUR UN POINT DE L'HISTOIRE DU CALCUL DES PROBABILITÉS (PASCAL ET HUYGENS)

par H. BOSMANS, S. J. ()

L'objet de cette note n'a peut-être pas grande importance. Il offre, cependant, quelque intérêt en me permettant de réparer une erreur souvent commise à l'endroit de Christiaan Huygens et dont voici l'origine.

(*) Pour les détails historiques sur le Calcul des probabilités à cette époque, auxquels je ne puis m'arrêter comme étrangers à mon sujet, voir :

1o Avant tout l'excellent « Avertissement » des éditeurs des Euvres complètes de Christiaan Huygens publiées par la Société hollandaise des Sciences, t. XIV. La Haye, Nijhoff, 1920, pp. 3-48. Placé en tête de la réédition de Van rekeningh in spelen van geluck.

2o A History of the Mathematical Theory of probability from the time of Pascal to that of Laplace. By I. Todhunter, Cambridge and London. Macmillan, 1865; ch. 2-6, pp. 7-55.

3° 0.1 peut consulter aussi Le Calcul des probabilités, par B. Lefebvre, S. J. Bon résumé historique donné dans la REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES, t. LXXXII, 1922, pp. 342-364.

Blaise Pascal est un mathématicien d'un mérite peu ordinaire. C'est entendu. Mais, ce mathématicien est mal connu tant dans ce qu'il a de bon que dans ses défauts. A cela rien d'étonnant. Ceux qui parlent du mathématicien Pascal ont trop souvent accepté pour argent comptant les narrations enthousiastes de Gilberte Pascal, soeur de Blaise; celles de Florin Périer, mari de Gilberte ; celles enfin de leur fille Marguerite : trois biographes dont les liens de famille avec leur prestigieux parent surexcitaient l'imagination et la portaient à s'égarer. De plus, quand les deux femmes parlaient de mathématiques, elles s'aventuraient sur un terrain qu'elles ne connaissaient pas. N'incriminons pas trop les admirateurs un peu emballés de Pascal. Ces panégyristes, souvent littérateurs plutôt que savants, n'auraient guère pu se faire une opinion personnelle par l'étude directe des écrits du Clermontois. Celui-ci rédigea, en effet, ses travaux de mathématiques dans un style, sans doute brillant, mais très différent du nôtre, et il faut aujourd'hui une vraie initiation pour le comprendre.

Ces exagérations qu'il était utile de rappeler expliquent pourquoi certains géomètres, agacés par les hyperboles des panégyristes, sont tombés dans l'excès contraire, et parmi eux il faut nommer en première ligne Condorcet. L'Eloge de Monsieur Pascal, qu'il publia en tête de son édition des Pensées (), loin d'être toujours un éloge, est parfois plutôt une attaque contre le géomètre de Port-Royal.

Joseph Bertrand a cherché à remettre les choses au point (*).

() L'édition est anonyme et parut à Londres en 1776. Je ne l'ai pas vue, mais l'« Éloge de Monsieur Pascal » a eu plusieurs rééditions. Je me sers de celle qui a été donnée dans les Éloges des Académiciens de l'Académie royale des Sciences, morts depuis l'an 1666 jusqu'en 1790, suivis de ceux de l'Hospital et de Pascal; t. V, Brunswick et Paris, Vieweg et Fuchs, 1799, pp. 365-462.

(*) Blaise Pascal, par Joseph Bertrand. Paris, Calmann-Lévy, 1891, p. 314.

Le chapitre intitulé Pascal géomètre et physicien, pp. 283-337, reste toujours la meilleure synthèse qui ait été écrite sur cet aspect du talent de Pascal,

Mais sa judicieuse critique de la malveillance de Condorcet a induit quelques admirateurs excessifs de Pascal dans d'autres erreurs. Négligeant de nouveau de recourir aux sources, isolant de leur contexte certaines phrases de Bertrand, ils en tirèrent des conséquences qui n'étaient pas dans la pensée du Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences.

Pour préciser, il s'agit des origines du Calcul des probabilités. D'après plu. ieurs d'entre eux, les étapes de l'invention se seraient à peu près succédé dans l'ordre suivant : Pascal et Fermat auraient indépendamment l'un de l'autre créé le Calcul des probabilités par des méthodes d'ailleurs différentes. Conformément aux habitudes du temps, leurs manuscrits auraient circulé dans les salons intellectuels de Paris. Au cours d un voyage d'études dans la capitale française, fait en compagnie de son frère Louis et de son cousin Philippe Doublet, le jeune Christiaan Huygens, habitué de ces salons, aurait eu communication des manuscrits de Pascal et de Fermat, ce qui lui aurait permis d'en faire le point de départ et le fond même de son traité De ratiociniis in ludo aleae (1). C'est ce qui résulterait des aveux de l'auteur dans la lettre-préface à van Schooten publiée en tête de l'ouvrage (3).

Il s'en faut que les choses se soient passées ainsi ; mais pour rétablir la vérité, relisons d'abord Bertrand cause involontaire de la méprise. Son but, nous venons de le dire, but qu'il faut se garder d'oublier, est de réfuter les dénigrements de Condorcet. L'historien de Pascal s'exprime donc très naturellement comme suit (3) :

() Ils parurent en appendice, à la suite des Francisci à Schooten Exercitationum mathematicarum Libri quinque, pp. 517-534. Le titre de départ n'a ni date, ni nom d'imprimeur; mais chacun des cinq livres a un titre spécial avec la mention : Lugd. Batav. Ex Officina Johannis Elsevirii, Academiae Typographi. M. DC. LVII.

(3) P. 519-20.

(Op. cit., p. 314. Todhunter (op. cit., p. 22) arrête la citation d'Huygens au même endroit que Bertrand, ce qui a pu confirmer la

méprise de ceux qui n'ont pas consulté le texte d'Huygens.

« Les principes que Pascal a employés, dit Condorcet, c'est bien entendu Bertrand qui parle, reviennent à ceux d'Huygens qui s'occupait de ce Calcul à peu près dans le même temps, et il me semble que Pascal les appuie sur des principes moins solides.

L'injustice (de Condorcet) est flagrante et sans excuse, réplique Bertrand. Huygens en s'occupant du Calcul des probabilités à peu près (c'est Bertrand qui souligne) dans le même temps que Pascal, profitait des idées recueillies pendant son voyage en France près des amis de l'illustre inventeur; il le déclare à la première page de son livre: Ne quis indebitam mihi primae inventionis laudem tribuat.

» Il est difficile de comprendre que Condorcet n'ait pas lu cette ligne, plus difficile encore de supposer que, l'ayant lue, il n'en ait pas tenu compte. »

Tout cela est parfait. Étant donnée la réfutation qu'il avait en vue, Bertrand n'en devait pas dire davantage. Mais, avant de tirer de cet aveu d'Huygens des conclusions qui n'y sont pas, il eût convenu de jeter un coup d'œil sur le texte original. On y eût vu que bien des explications encadrent la phrase citée par Bertrand et en modifient la signification. Voici, en effet, ce que dit Huygens dans la Préface. Je transcris les éditeurs des Euvres complètes de Christiaan Huygens, qui serrent de près le texte hollandais (†).

« Je veux croire, dit-il, qu'en considérant ces choses (le Calcul des probabilités) plus attentivement, le lecteur apercevra bientôt qu'il ne s'agit pas ici d'un simple jeu d'esprit, mais qu'on y jette les fondements d'une spéculation fort intéressante et profonde. Les problèmes appartenant à cette matière ne seront pas, me semble-t-il, jugés plus faciles que ceux de Diophante, mais on les trouvera peut-être plus amusants, attendu qu'ils renferment quelque chose de plus que de simples propriétés des nombres. Il faut savoir d'ailleurs qu'il y a déjà un certain temps que quelques-uns des plus célèbres mathématiciens de toute la France se sont occupés de ce genre de Calcul; afin que personne ne m'attribue l'honneur de la première invention qui ne m'appartient pas. »

C'est la phrase citée en latin par Bertrand. Quant aux célèbres mathématiciens de France qu'Huygens ne nomme pas, ce sont Pascal et Fermat. Personne n'en a jamais douté.

(') T. XIV, pp. 56-58.

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