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trop écourté pour permettre de saisir la vraie pensée de Pascal. Je désire ne donner prise à aucun soupçon d'inexactitude ou de parti-pris. J'emprunterai donc la traduction (1) de MM. Brunschvicg et Boutroux. Voici, d'après eux, ce que dit au juste Pascal :

« On n'augmente pas une grandeur continue, lorsqu'on lui ajoute en tel nombre qu'on voudra des grandeurs d'un ordre d'infinitude supérieur. Ainsi, les points n'ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux volumes ». Voilà d'abord des indivisibles rigoureusement nuls à la manière de Cavalieri. Continuons: « Ou pour parler en nombres, comme il convient dans un traité arithmétique, les racines ne comptent pas par rapport aux carrés, les carrés par rapport aux cubes et les cubes par rapport aux quarro-carrés. En sorte qu'on doit négliger comme nulles des quantités d'ordre inférieur. » Voilà maintenant des quantités très différentes de zéro, simplement négligeables devant d'autres. Et qu'on n'y voie pas des indivisibles de divers ordres comme on l'a cru parfois. Pascal eût dit alors, comme il devrait le dire, que les carrés ne comptent pas devant les racines, les cubes devant les carrés, les quarrocarrés devant les cubes. Or il affirme précisément l'inverse. Il était incapable de pareille distraction et d'une telle négligence. Comment n'y a-t-on pas réfléchi? Mais, voici plus fort. Ses explications se terminent par le moins mathématique des raisonnements :

« J'ai tenu, continue-t-il, à ajouter ces quelques remarques familières à ceux qui pratiquent les indivisibles, afin de faire ressortir la liaison toujours admirable, que la nature, éprise d'unité, établit entre les choses les plus éloignées en apparence. Elle apparaît dans cet exemple où nous voyons le calcul des dimensions des grandeurs continues se rattacher à la sommation des puissances numériques. »

On me persuadera difficilement qu'un écrivain aussi maître de sa plume que Pascal, disant aussi clairement, simplement, exactement ce qu'il pense, quand il a une idée claire, on me persuadera difficilement, dis-je, qu'un pareil écrivain

(1) Œuvres de Blaise Pascal publiées suivant l'ordre chronologique..., par Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux, t. III, Paris, Hachette, 1908, p. 367.

eût employé ce langage entortillé, plein de contradictions, s'il avait eu alors un concept précis de la nature des indivisibles. Pascal parle ici la langue nébuleuse et confuse des lecteurs de Cavalieri, parce qu'il en est encore aux idées de Cavalieri. Tacquet ne tardera pas à lui ouvrir les yeux.

En soi, ma rectification n'est qu'une vétille, je suis encore une fois le premier à le reconnaître. Mais elle me paraît mériter l'attention, parce que, comme je l'ai dit plus haut, elle met en lumière l'un des aspects les moins connus du génie de Pascal. C'est le haut intérêt de l'article de M. Picard qui m'a engagé à mettre quelque insistance à justifier mon opinion. Peut-être ai-je aussi cédé à la crainte de voir s'accréditer une erreur historique sous le couvert d'un si haut patronage que celui de M. Picard. Car Pascal mathématicien et physicien est le meilleur article qui se soit écrit, à ma connaissance, sur Pascal homme de science, au cours de cette année jubilaire (1).

Descartes et la théorie des nombres, par Loria (2). -Le sujet est neuf, j'allais dire imprévu, car on ne savait guère que Descartes s'était intéressé à la théorie des nombres. Lui-même était d'ailleurs loin de faire profession d'y avoir consacré du temps. A preuve ce qu'il en écrivait le 9 janvier 1639 à Frenicle de Bessy (3):

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(1) Mon article était écrit quand j'ai eu connaissance de la brochure publiée par l'Institut de France sous le titre de Troisième centenaire de la naissance de Blaise Pascal (Paris, Firmin Didot, 1923). Elle contient tous les discours prononcés aux fêtes jubilaires célébrées à Clermont-Ferrand, le 8 juillet 1923. MM. Pierre de Nolhac et Maurice Barrès y parlèrent au nom de l'Académie française, MM. Picard et Painlevé au nom de l'Institut, M. Millerand au nom du Gouvernement de la République française. Enfin, notre collègue et ancien président de la Société scientifique de Bruxelles, M. Maurice d'Ocagne, y fit une allocution au nom de l'Académie royale des sciences de Madrid. M. d'Ocagne en prit occasion pour rappeler la place importante que l'invention de la machine arithmétique par Pascal tient dans l'histoire du calcul mécanique.

(2) Descartes e la Teoria dei Numeri. BOLLETINO DI MATEMATICA. Bologna, Cuppini, 1923, Le tiré à part a 11 pages.

(3) Euvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, t. II. Paris, Cerf, 1898, pp. 471-472.

« Monsieur,

» La lettre que vous avez pris la peine de m'écrire m'oblige beaucoup, et tant ce que vous y mettez des nombres, que ce que le R. P. Mersenne) m'en a cy-devant communiqué de votre part, m'a fait connoistre que vous en sçavez plus que ie n'aurois crû qu'il fust possible d'y sçavoir sans le secours de l'Algèbre de laquelle on m'a dit que vous n'vsez point. Ce qui me feroit fort désirer d'en pouuoir conuerser auec vous, si ie pensois en estre capable et que ce fust vne étude où ie m'appliquasse; mais i'ay peur que vous n'en ayez pas grande satisfaction: car i'y sçay si peu qu'il n'y a pas encore vn an que i'ignorois ce que l'on nomme les parties aliquotes d'vn nombre et qu'il me fallut emprunter vn Euclide pour l'apprendre au sujet d'vne question qu'on m'auoit proposée. »

On peut croire le philosophe; il n'était pas coutumier de tant de modestie. Il se fût cependant fait un nom, aussi bien dans la théorie des nombres que dans les autres domaines des mathématiques, s'il eût pris la peine de l'explorer. C'est ce que M. Loria prend à tâche de nous montrer. Sans doute les documents qui le prouvent n'abondent pas; ils sont cependant loin de faire tout à fait défaut. On doit, pour les découvrir, se livrer à un travail de patience, compulser les douze forts volumes in-4° qui forment l'édition des Œuvres de Descartes (1), publiées par MM. Charles Adam et Paul Tannery. La Correspondance, notamment, et les Euvres posthumes fournissent plus d'un extrait curieux. C'est le résultat de ses recherches que M. Loria nous donne dans le BOLLETINO DI MATEMATICA.

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Sur les divers symboles employés pour indiquer l'égalité entre les deux membres d'une équation, par Cajori (2). Au cours de ces dernières années, l'érudit professeur de l'Université de Berkeley (Californie), nous a donné de nombreuses contributions relatives à des points de détail de l'histoire des mathématiques. Publiées dans des revues très diverses, parfois peu répandues chez nous, je n'ai le plus souvent eu connaissance de ces petites notes que grâce aux tirés à part que l'auteur a eu l'attention de m'en

(1) Paris, Cerf, 1897-1910.

(2) Mathematical Signs of Equality. ISIS, t. V. Bruxelles, Weissenbruch, 1922, pp. 116-125.

voyer. Une simple nomenclature de leurs titres présenterait probablement peu d'intérêt, et il me paraît préférable de m'arrêter à l'une d'entre elles, qui fera deviner le mérite des autres. Je choisis l'histoire des symboles employés pour désigner l'égalité entre deux quantités, parce que ce travail a paru dans ISIS, périodique de rédaction américaine, mais édité à Bruxelles.

Pour peu qu'on ait quelque connaissance de l'histoire des mathématiques du seizième siècle, on sait que l'emploi des deux traits horizontaux pour désigner l'égalité est dû au médecin de la Cour d'Angleterre, Robert Recorde, qui le proposa en 1557, dans son Whetstone of Witte. C'est le titre assez étrange qu'il donna à son traité d'algèbre; ouvrage rare d'ailleurs et que je n'ai pas vu. Les Anglais adoptèrent relativement vite le symbole de Recorde. Neper, Harriot, Norwood, Oughtred et plus tard Wallis en donnèrent l'exemple.

Il n'en fut pas de même sur le continent. Chez Viète, A=B signifie valeur absolue de A-B; chez Descartes le même symbole veut dire A + B. Viète n'emploie aucun signe d'égalité. Descartes se sert d'une espèce de 8 couché dont la partie supérieure serait ouverte; ou, si l'on préfère, de notre signe dont la boucle de gauche ne serait pas achevée. Simon Stevin écrit au long « esgale » ou « ghelyck », d'après la langue dont il se sert. D'autres auteurs marquent l'égalité par un simple trait vertical; d'autres par le trait horizontal entre deux points usité aujourd'hui pour désigner la progression arithmétique ; d'autres enfin par divers signes plus compliqués difficiles à reproduire ici. Assurément plusieurs de ces renseignements ne sont pas neufs, mais l'intérêt de l'article de M. Cajori consiste à les trouver réunis ensemble avec d'autres encore.

Henri Suter. Henri Suter s'éteignit à Dornach, près de Bâle, le 17 mai 1922. Il avait été pour moi, pendant de longues années, un correspondant courtois et assidu. Quand j'appris sa perte, je ne possédais cependant, en dehors de ses œuvres, que bien peu de renseignements précis sur sa carrière; aussi je ne crus pas pouvoir en parler dans mon dernier Bulletin. Mais une courte autobiographie écrite jadis

par Suter à la demande de ses amis, et publiée depuis (1), m'a fourni les données qui me faisaient défaut.

Henri Suter naquit à Heidingen, dans le canton de Zurich, le 4 janvier 1848. Après des études primaires et secondaires faites dans son village natal, il passa à la Realschule de Zurich. Il ne tarda pas à regretter une importante lacune dans le programme de cet établissement. Suter s'intéressait déjà à l'histoire des mathématiques et des sciences. Or, on n'enseignait pas les langues anciennes à la Realschule ! Force lui fut donc d'apprendre le latin et le grec avec des professeurs particuliers.

En 1866, il se rendit à Berlin, où il suivit les cours de mathématiques de trois illustres maîtres: Weierstrass, Kummer et Kronecker. Rentré en Suisse, en 1870, il enseigna quelque temps à Schaffhouse, puis à Saint-Gall, pour être enfin, en 1886, nommé professeur de mathématiques au Gymnase de Zurich, poste qu'il conserva jusqu'en 1918, date de sa retraite définitive.

Suter a fourni à l'histoire des mathématiques et de l'astronomie chez les Arabes une contribution d'une singulière importance. Il avait cependant trent-neuf ans quand il aborda l'étude de l'arabe; mais doué d'un talent peu ordinaire, il rattrapa promptement le temps perdu. Depuis, il publia beaucoup. Son ouvrage principal est intitulé: Die Mathematiker und Astronomen der Araben und ihre Werke: travail d'une grande érudition, qui parut en 1900, chez Teubner, à Leipzig, et forme le tome X des ABHANDLUNGEN ZUR GESCHICHTE DER MATHEMATISCHEN WISSENSCHAFTEN BEGRUENDET VON MORITZ CANTOR. Il reçut un complément en 1902 dans le tome XIV du même recueil.

Mais Suter n'avait pas attendu la publication de cet ouvrage pour utiliser les riches matériaux qu'il avait découverts en le préparant. Depuis plusieurs années, il avait commencé à donner presque périodiquement des traductions allemandes et des commentaires de divers écrits arabes

(1) En tête des Beitrage zur Geschichte der Mathematik bei die Griechen und Araber von Dr Heinrich Suter; mémoire qui forme le 4 fascicule du t. I des ABHANDLUNGEN ZUR GESCHICHTE DER NATURWISSENSCHAFTEN UND DER MEDIZIN. Erlangen, Max Menge, 1922, p. IV.

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