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Disons mieux qu'elle est suivie d'une double version: l'une absolument littérale et néanmoins très élégante qui forme le corps de l'ouvrage ; l'autre en style et écriture modernes rejetée dans les notes du bas des pages et qui constitue une interprétation de la première. Je renvoie le lecteur à toutes les deux, car à proprement parler je ne me propose pas de lui rendre compte du patient travail d'érudition de M. Ver Eecke; je voudrais plutôt profiter de l'abondante documentation réunie par le savant traducteur, dans l'Introduction de son ouvrage, pour donner un rapide aperçu de l'influence exercée par Diophante en Occident, au cours des siècles. Peut-être le sujet est-il assez neuf.

L'histoire est presque muette sur la biographie de Diophante; sa réputation est tout entière due à son œuvre. L'époque où il vécut resta même longtemps incertaine, à des siècles près. Mais de minutieuses recherches dues à Paul Tannery (1) ont montré que Diophante fut en relation avec un certain Anatolius d'Alexandrie, philosophe du troisième siècle, qui devint vers 270 évêque de Laodicée, ville de la Syrie. Tannery croit qu'il n'est pas impossible que Diophante ait été chrétien lui-même (2). Outre les relations de notre Algébriste avec l'évêque Anatolius, Tannery apporte à l'appui de son hypothèse une circonstance, en tout cas, digne d'attention, c'est que chez Diophante les problèmes sur les nombres sont dégagés des légendes mythologiques qui les encadrent presque toujours chez les autres auteurs grecs. La preuve n'est certes pas péremptoire et n'est d'ailleurs pas donnée comme telle. Tout vrai mathématicien devait assez naturellement se sentir enclin à faire l'élagage de ces légendes.

Dernier argument les Arithmétiques débutent par un long préambule dédié à un certain Dyonisios que Diophante

(1) Paul Tannery. Mémoires scientifiques publiés par J.-L. Heiberg et H.-G. Zeuthen. Sciences exactes dans l'Antiquite. Toulouse, Édouard Privat; Paris, Gauthier-Villars. En cours de publication depuis 1912. Je citerai cet ouvrage en abrégé par le mot Tannery. A quelle époque vivait Diophante? Tannery, t. I, pp. 62-73. Les manuscrits de Diophante à l'Escurial, t. II, pp. 418-432.

(2) Tannery, t. II. Sur la religion des derniers mathématiciens de l'Antiquité, t. II, pp. 527-539.

qualifie de «< très honoré ». Quoique le nom de Dyonisios soit fort répandu chez les Grecs du troisième siècle, il s'agit évidemment ici d'un personnage en vue. C'est ce qui a engagé Tannery à proposer l'identification de ce Dyonisios avec saint Denis qui devint évêque d'Alexandrie en 247, après avoir dirigé le gymnase chrétien de cette ville depuis 231.

Voilà autant d'indices qui ne sont pas dénués de valeur, mais ce ne sont que des indices. Nous les reproduisons à titre documentaire.

L'œuvre de Diophante a un caractère très différent de celles de ses illustres émules grecs, Euclide, Archimède et Apollonius. Elle est d'un arithméticien dans le sens strict du mot. Celles de ses trois émules précités sont des œuvres de géomètres, même quand ils s'occupent de problèmes numériques ou de la théorie des nombres. Outre cette première différence, il en est une autre beaucoup plus notable: la manière dont Diophante a agi sur le développement de la science mathématique.

Sans doute son influence fut grande; mais il serait inexact de dire, comme cela s'est fait parfois, qu'il fut le père de l'Algèbre. A l'inverse d'Euclide, d'Archimède, d'Apollonius, qui ne furent jamais tout à fait oubliés ; dont les écrits furent et restèrent toujours la base visible sur laquelle, consciemment, les géomètres postérieurs édifièrent leurs propres travaux, Diophante, pendant bien des siècles, ne laissa pas de souvenir, du moins en Occident. Quand ses Arithmétiques furent révélées aux mathématiciens de la Renaissance, l'Algèbre était déjà chez eux une science parvenue à un degré de développement très avancé. Les travaux de Stifel, de Tartaglia, de Cardan avaient vu le jour. L'équation du troisième degré et celle du quatrième étaient résolues. Aussi les Arithmétiques de Diophante tombent-elles au milieu d'une science en pleine floraison, qui était née et s'était développée sans les connaître.

Précisons. La plus ancienne mention des Arithmétiques que nous rencontrions chez les Latins de la Renaissance car c'est, bien entendu, d'eux seuls qu'il s'agit se lit dans une lettre du célèbre astronome Jean de Regio Monte, écrite à son collègue Jean Bianchini, astronome du duc de

Ferrare. Elle est de 1464. L'autographe s'en conserve encore à la Bibliothèque de Nuremberg et Maximilien Curtze l'a publiée intégralement, en 1902, dans ses Urkunden zur Geschichte der Mathematik im Mittelalter und der Renaissance (1); mais dès 1786 de Murr en avait fait connaître les passages principaux dans ses Memorabilia Bibliothecarum publicarum Norimbergensium et Universitatis Altorfianae (2). Ce que Regio Monte y dit de Diophante vaut d'être cité (3).

« Je crois devoir informer votre Seigneurie que j'ai trouvé maintenant à Venise Diophante, arithméticien grec, qui n'a pas encore été traduit en latin. Il donne, dans la Préface, les définitions des termes qu'il emploie au cours de son ouvrage, jusqu'à celle du cubo-cube. Il appelle Nombre, le premier type, celui que nous nommons la Chose. Il appelle le second, la Puissance; nous le nommons le Cens. Puis vient le Cube. Ensuite la Puissance de la Puissance, que les Nôtres nomment Cens du Cens. Puis vient le Cubo-carré et enfin le Cubo-cube. J'ignore cependant s'il a traité toutes les combinaisons de ces puissances. On n'a trouvé que six de ses Livres et ils sont pour le moment chez moi ; mais, dans la Préface, il promet d'en écrire treize. Si l'on rencontrait l'ouvrage entier, qui est vraiment très beau, mais très difficile, j'aviserais à le traduire en latin, car la connaissance de la langue grecque que j'ai acquise dans la demeure de mon Révérendissime Maître (il s'agit du cardinal Bessarion), y suffirait. De votre côté, je vous en prie, recherchez si vous pourriez rencontrer l'ouvrage entier. Il y a dans votre ville des savants au courant des lettres grecques, capables de reconnaître ce genre d'écrits parmi ceux qui sont relatifs à

(1) Leipzig, Teubner, 1902. Forme le fascicule XII des ABHANDLUNGEN ZUR GESCHICHTE DER MATHEMATISCHEN WISSENSCHAFTEN... BEGRUENDET VON MORITZ CANTOR. Der Briefwechsel Regiomontan's mit Giovanni Bianchini, Jacob von Speier und Christiaan Rodec. No V. Regiomontan an Giovanni Bianchini, pp. 242-292.

(2) Norimbergae, Sumptibus Joannis Hoeschii, M.DCC.LXXXVI. La lettre de Regio Monte à Bianchini se trouve tome I, pp. 112-153. (3) O. c., éd. Curtze, pp. 256-257; éd. de Murr, pp. 135-136. Pour l'intelligence du passage, peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que l'Algèbre se nommait alors Ars rei et census, l'Art de la chose et du cens. La chose et le cens désignaient respectivement le premier et le second degré de l'inconnue.

leur science et dont ils disposent. En attendant, si vous m'y engagez, je traduirai en latin les six Livres susmentionnés. Je m'y employerai pour que les lettres latines ne soient pas privées de ce nouveau et très précieux présent. » Quelle publicité reçut la lettre de Regio Monte ?

Je la croirais à peu près nulle. Ce serait en tout cas se tromper de se figurer que sa notoriété ait pu être considérable. L'imprimerie ne comptait pas encore. Les copies manuscrites de l'autographe semblent avoir été rares. Curtze n'en cite aucune et de Murr, nous l'avons dit, ne tira la pièce de l'oubli qu'à la fin du XVIe siècle.

C'est cependant Regio Monte qui, le premier, en Occident força l'attention des Géomètres à se porter sur Diophante. Il le leur signala notamment dans le retentissant discours d'ouverture par lequel il inaugura à Padoue ses leçons sur l'Astronomie du savant arabe Alfragan. Cette Astronomie suivie du susdit discours fut publiée plus tard à Nuremberg, chez Jean Petreius, mais en 1537 seulement, plus de soixante ans après la mort de l'orateur (1). Voici le passage relatif à Diophante. Il importe d'autant plus de le citer après l'extrait de la lettre à Bianchini, que ce passage du discours longtemps mal compris, accrédita la fausse opinion que Regio Monte avait eu en mains les treize livres des Arithmétiques de Diophante. Je le traduis textuellement.

«< Diophante a écrit treize livres très subtils que personne n'a jamais traduits du grec en latin. Toute la fleur de l'Arithmétique s'y cache, c'est-à-dire, l'art de la Chose et du Cens, que d'après un mot arabe on nomme aujourd'hui l'Algèbre. »

(1) Volume rare, dont l'Observatoire Royal d'Uccle possède un exemplaire Continentur in hoc libro. Rudimenta Astronomiae Alfragani. Item Albategnius astronomus peritissimus de motu stellarum... Item oratio introductoria in omnes scientias mathematicas Ioannis de Regio Monte, Patavii Habita, cum Alfraganum publice praelegeret. Ejusdem utilissima introductio in Elementa Euclidis. Item Epistola Philippi Melanchtonis... Omnia jam recens praelis publicata. Norimbergae. Anno M.D.XXXVII.

Volume d'une pagination compliquée. A la fin du fo 26 vo du premier numérotage: Explicit Alfraganus. Norimbergae, apud Joh. Petreium, anno salutis M.D.XXXVII.

Les pages qui contiennent le discours d'ouverture ne sont pas numérotées. Le texte cité se trouve p. 10.

C'était un peu équivoque et cela pouvait prêter à l'erreur tant qu'on ne possédait rien de plus explicite. Mais ces paroles ne peuvent pas être séparées du texte beaucoup plus clair de la lettre de 1464 à Bianchini. Leur imprécision est en tout cas beaucoup trop grande pour prévaloir contre les arguments par lesquels Tannery a démontré que les sept livres aujourd'hui perdus de Diophante l'étaient déjà bien antérieurement au xve siècle (1).

Après la publication en 1537 de la leçon d'ouverture du cours de Padoue, nouveau silence sur Diophante jusqu'en 1572, date de l'apparition de l'Algèbre de Bombelli (2). C'est à l'ingénieur italien que l'Arithméticien grec doit d'avoir été pour la première fois vraiment tiré de l'oubli. Mais encore combien imparfaitement !

Bombelli, grâce à son ami Antoine-Marie Piazzi, avait eu connaissance d'un manuscrit du Vatican qui contenait les six premiers livres des Arithmétiques mais avec une lacune à la fin du Ve livre. C'était une copie du commencement du XVe siècle cotée aujourd'hui Codex Vaticanus gr. 200 (ancien 215). Paul Tannery l'a décrit dans son Rapport sur une mission en Italie du 24 janvier au 24 février 1886 (3).

(1) La perte de sept livres de Diophante. Tannery, t. II, pp. 73-90. Quoique le but spécial de l'auteur soit de réfuter une opinion de Nesselman, cette conclusion ressort de son article.

(2) L'Algebra parte maggiore dell' Aritmetica divisa in tre libri di Rafael Bombelli da Bologna, Novamente posta in luce. In Bologna nella Stamperia di Giovanni Rossi, M.D.LXXII. Je n'ai pas vu l'édition de 1572, mais je possède un exemplaire de l'édition de 1579: L'Algebra Opera di Rafael Bombelli da Bologna Divisa in tre libri con la cuale ciascuno da se potrà venire in perfetta cognizione della teoria dell' Aritmetica; Con una tavola copiosa dell materie, che in essa si contengono. Posta ora in luce à beneficio delle studiosi di detta professione. In Bologna, per Giovanni Rossi. M.D.LXXIX. Con licenza de' Superiori.

Favaro a démontré que ce n'était qu'un nouveau tirage de l'édition de 1572, à l'exception du titre et des six premières pages de l'Introduction Intorno ad una pretesa seconda edizione delle Algebra di Rafaele Bombelli. BIBLIOTHECA MATHEMATICA, 2o sér., t. VII, Stockholm, 1893, pp. 15-17.

Je saisis l'occasion de dire, que M. Ettore Bortolotti, professeur à l'Université de Bologne, bien connu par ses beaux et importants travaux sur Bombelli, a fourni à M. Ver Eecke plusieurs renseignements inédits, dont celui-ci a d'ailleurs soin d'indiquer la source.

(3) Tannery, Tome II, pp. 269-331 et, notamment, p. 292.

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