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<< Considérons l'équation

x2 + px = q2,

dans laquelle p et q sont positifs, elle peut s'écrire :

x(x+p)=q2;

<«< Sous cette forme, on voit que le problème revient à trouver un rectangle équivalant à un carré donné q2, connaissant la différence p des côtés de ce rectangle. Quelle que fût la solution adoptée et les Grecs en imaginèrent plusieurs elles revenaient toujours en dernière analyse à devoir mettre en nombre l'inconnue par notre formule :

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Sans doute tout cela est vrai, mais seulement jusqu'à un certain point, car ce n'est qu'une simple adaptation de la solution grecque au langage et à l'écriture moderne; adaptation qui change totalement l'esprit et le procédé de la solution.

D'abord, le mathématicien grec ne dispose d'aucun signe d'opération ni d'aucun symbole algébrique. De plus, pour la raison que j'ai déjà indiquée plus haut, c'est-à-dire, à cause de l'attribution d'une valeur numérique particulière à chacune des lettres de l'alphabet, une formule dans laquelle les lignes d'une figure sont représentées par une lettre unique, le choque et lui est désagréable. Ce n'est pas à ses yeux une formule algébrique générale, mais un simple exemple arithmétique.

Pour faire connaître l'esprit de l'algèbre grecque, il eût fallu exposer la solution précédente à peu près comme suit. Afin d'en faciliter la comparaison avec notre solution, je répéterai cette dernière entre parenthèses au fur et à mesure du raisonnement. Je prie aussi le lecteur de bien vouloir dessiner la figure, qui n'est pas difficile. Un croquis même un peu grossier suffit, mais il me sera tantôt nécessaire pour la clarté de la conclusion.

<< Soit donc à construire un rectangle équivalant à un carré donné, connaissant la différence des côtés du rectangle.

[Résoudre l'équation x(x+p)= q2, c'est-à-dire, x2+px=q2.] » Dessinons un triangle rectangle ABC, dont A est le sommet

de l'angle droit. Supposons que le côté CA soit égal à la moitié de la différence donnée des côtés du rectangle, et que le côté BA soit égal au côté du carré dorné. La proposition 47 du livre I des Eléments d'Euclide1 c'est le théorème du carré de l'hypoténuse nous apprend que la longueur BC de l'hypoténuse est égale à la racine carrée de la somme des carrés des deux côtés CA, BA du triangle.

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[CA = p, BA=q, BC= √ +9°.]

» Décrivons maintenant une circonférence du point C comme centre, avec CA comme rayon. Il suit des propositions 16 à 192 du livre III des Éléments, que cette circonférence touche BA en A.

>> Soit D le point où la circonférence coupe l'hypoténuse, E celui où elle coupe le prolongement de cette hypoténuse. DCE étant un diamètre sera égal à la différence donnée des côtés du rectangle.

» Cela étant, je dis que BD et BE sont les deux côtés cherchés. » En effet, la proposition 37 du livre III des Eléments nous dit que le rectangle de la sécante entière BE, par sa partie extérieure BD, vaut le carré de la tangente BA. C'est ce qu'il nous fallait faire. »

[BD = x, BE=x+p, (xx+p) = q2.]

Mais, quand il utilise cette solution pour les mises en nombres, le mathématicien grec voit sur la figure que le petit côté BD du rectangle est égal à l'hypoténuse, moins le rayon du cercle. Et comme les données sont les côtés CA, BA de l'angle droit et que le théorème du carré de l'hypoténuse lui est familier, il voit donc sur la figure toute la suite des calculs qu'il doit effectuer. Ce sont identiquement ceux que nous impose aujourd'hui la formule:

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Or, pour bien saisir en quoi la mentalité grecque différait de la nôtre, voici ce qui est important et ce sur quoi, au risque de me

1. Ed. Heiberg, t. I, 1883, pp. 110-115.

2. Id., t. I, pp. 208-219.

3. Id., t. I, pp. 264-269.

répéter, je veux appeler l'attention: c'est que le mathématicien grec voyait et lisait sur une figure géométrique la règle à suivre pour la mise en nombres d'un problème, comme nous la voyons et la lisons dans une expression algébrique. J'irai jusqu'à dire que, du moins dans plusieurs cas, c'est une pure question d'habitude prise qui nous fait préférer la méthode algébrique actuelle à la méthode géométrique d'autrefois. Quelques essais, faits par curiosité en passant, m'en ont rapidement convaincu. L'histoire est d'ailleurs là pour nous apprendre que ce n'est pas en un jour, mais petit à petit et bien lentement, que les algébristes ont perdu l'habitude de justifier leurs formules par des démonstrations géométriques dont les figures parlaient à leur imagination en leur rappelant les opérations à effectuer. C'est, par exemple, par des raisonnements géométriques inspirés par les méthodes grecques, qu'un des créateurs de l'algèbre, Descartes, pour ne nommer que lui, établit, dans sa célèbre Géométrie, les formules algébriques de la résolution des équations du second degré 1.

Ce que je viens de tâcher d'expliquer avec quelques développements sur un cas particulier, pourrait se répéter d'une manière analogue à propos de tous les problèmes de l'algèbre géométrique hellène. Les calculs numériques auxquels cette algèbre conduit sont identiques aux nôtres, mais quelle différence dans la manière d'en découvrir les règles et de les retenir !

J'en reviens à mon point de départ. Comment traduire les mathématiciens de l'antiquité, sans leur attribuer, presque constamment dirais-je, des idées modernes qu'ils n'eurent jamais?

A cette question, je ne vois qu'une réponse satisfaisante. Suivre littéralement le texte original, sauf, si la version en devient obscure (ce qui arrivera souvent), à multiplier dans les notes du bas des pages les éclaircissements et les adaptations en notations modernes. C'est la méthode que vient d'adopter avec succès M. Paul Ver Eecke dans ses traductions d'Archimède, d'Apollonius, de Diophante et de Théodose 2. Les Euvres de Diophante, notamment, me paraissent être un modèle du genre.

1. Euvres de Descartes publiées par Charles Adam et Paul Tannery sous les auspices du Ministère de l'Instruction publique, t. VI. Discours de la Méthode, Paris, Cerf, 1902; pp. 374-376.

2. Euvres complètes d'Archimède, traduites du grec en français, avec une Introduction et des notes. Paris et Bruxelles, Desclée De Brouwer, 1912.

Les Coniques d'Apollonius de Perge. Euvres traduites pour la première fois du grec en français, avec une Introduction et des notes. Bruges, Desclée De Brouwer, 1924. Diophante d'Alexandrie. Les six livres arithmétiques et le livre des nombres polygones. Œuvres

Mais, malgré l'éloge que j'en fais, la méthode est-elle applicable à l'arithmétique égyptienne?

Évidemment oui, car c'est au fond la méthode d'Eisenlohr et de M. Eric Peet dans leur traduction du papyrus Rhind. Seulement, pour la plupart des lecteurs, elle n'a pas la même utilité. Tout géomètre suit sans peine l'établissement d'une formule algébrique étayée sur une figure géométrique. Mais il faut des connaissances assez sérieuses en égyptologie pour manier avec un peu d'aisance les symboles de la numération écrite égyptienne. Aussi ne saurais-je reprocher à M. Gillain de ne pas les avoir multipliés dans son volume.

Cependant plus d'une particularité du calcul des Egyptiens leur a été imposée, je le crois, par les embarras que leur causait l'encombrement excessif de leur écriture arithmétique; encombrement dont un calcul équivalent, même suivi pas à pas, en chiffres arabes, ne donne guère l'idée.

Mais encore une fois, dès qu'on a accordé à M. Gillain, comme nous le faisons volontiers ici, qu'il se servira de nos chiffres, il faut bien reconnaître aussi qu'il cherche, tout en les employant, à nous faire pénétrer dans la pensée égyptienne le plus fidèlement possible. Avec les documents que nous possédons, il eût été difficile de faire mieux.

Je dis intentionnellement avec les documents que nous possédons, car, malgré le titre de Manuel du calculateur que l'on a donné à tort au papyrus Rhind, nous ne possédons aucun vrai Manuel d'arithmétique égyptienne, mais seulement quelques recueils d'exercices à l'aide desquels on cherche à reconstituer les règles du calcul en usage chez les sujets des pharaons. Le jour où on découvrira un Manuel de calcul dans le sens propre du mot, bien des problèmes encore obscurs seront probablement éclaircis; et peut-être en particulier celui-ci qui, malgré le bel exposé de M. Gillain, me laisse quelque doute: Les Egyptiens eurent-ils une idée vraiment claire d'une autre opération arithmétique que de l'addition, ou tout au plus de l'addition et de la soustraction? Conçurent-ils jamais la multiplication et la division, comme des opérations fondamentales distinctes des deux premières ?

traduites pour la première fois du grec en français, avec une Introduction et des notes. Bruges, Desclée De Brouwer, 1926.

Les Sphériques de Théodore de Tripoli. Œuvres traduites pour la première fois du grec en français, avec une Introduction et des notes. Bruges, Desclée De Brouwer, 1927.

Ce qui me fait poser la question, ce ne sont pas les seuls documents égyptiens, mais surtout les traités d'algorithme du moyen âge1, qui ont six opérations fondamentales : l'addition, la soustraction, la multiplication, la division, la duplication et la dimidiation.

La multiplication et la duplication étaient alors regardées comme deux opérations radicalement distinctes, et la raison n'en est pas difficile à découvrir.

Car d'une part l'arithmétique était au moyen âge un cours d'université; et ce n'était qu'à l'université qu'on apprenait la table de Pythagore sur laquelle repose notre règle de la multiplication. Or, les étudiants étaient parfois si peu maîtres de cette table que, pour éviter les erreurs, il arrivait qu'on les engageât à remplacer les multiplications par 9, 8, 7 et 6, respectivement par 10-1, 10-2, 10-3 et 10-4.

Mais il fallait cependant se tirer d'affaire dans les calculs quotidiens de la vie courante, et ici intervient la duplication, dont les règles, qui rappellent celles des méthodes égyptiennes, pouvaient à la rigueur s'appliquer sans effort de mémoire par un calcul sur les doigts. En remarquant que tout nombre pair était une somme de puissances de 2, tout nombre impair une somme de puissances de 2 augmentée de l'unité, on avait le moyen de multiplier en pratique par un nombre quelconque à l'aide d'une série d'additions successives de deux nombres, qui pouvaient s'exécuter sur les doigts, quand on ne connaissait pas même la multiplication par 2. C'était long, mais assez sûr. Toutefois le procédé s'écartait à ce point de la règle générale de la multiplication, qu'il valait la peine d'en faire l'objet d'une règle particulière.

Un Manuel de calcul égyptien, si quelque jour on en découvre, contiendra-t-il autre chose que des applications variées de la règle de duplication?

H. BOSMANS, S. J.

Bruxelles, Collège Saint-Michel, octobre 1927.

1. Il serait aisé d'en donner ici une longue liste. Mais je renverrai le lecteur qui se contenterait d'une connaissance sommaire de ce genre d'opuscules, à la collection publiée par Halliwell, en 1841, sous le titre de Rara Mathematica, London, Samuel Maynard and Earl's Court.

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