LA THÉORIE DES ÉQUATIONS DANS L'INVENTION NOUVELLE EN L'ALGÈBRE D'ALBERT GIRARD ». (1) par M. H. BOSMANS, S. J. En 1634, ALBERT GIRARD édita les Œuvres de SIMON STEVIN (2), chez les Elzevier de Leyde, travail qu'il ne put mener entièrement à bon terme; mais qui parut un an après sa mort, achevé par les soins de sa veuve, SUZANNE DE NOUET. Elle nous l'apprend elle-même dans la Dédicace de l'ouvrage aux États-Généraux des Provinces-Unies. Cette édition de STEVIN contient, on le sait, tant de Notes et Éclaircissements d'ALBERT (1) ALBERT GIRARD naquit à Saint-Mihiel, en Lorraine, on ne sait en quelle année; il mourut dans les Pays-Bas du Nord, en 1623. Beaucoup d'historiens des Mathématiques et de biographes le disent à tort hollandais. Cette thèse est insoutenable, car GIRARD qui habitait alors les Pays-Bas écrit lui-même le contraire. On lit, en effet, dans une des notes qu'il a ajoutées au texte de son éditon des EŒuvres de STEVIN, t. 2, p. 482, col. 2 (il s'agit des engrenages): "Estant icy en pays estrangé, sans Mecenas et non sans perte, avec une grande famille, (il était père de onze enfants) je n'ay pas le loisir, ny le pouvoir d'escrire icy tout ce qui y pourroit estre convenable ». On ne sait presque rien de la vie de GIRARD. C'est ce qu'il faut conclure notamment de deux notices, qui lui sont consacrées et dont la seconde est la meilleure : H. DANNREUHER. Le Mathematicien ALBERT GIRARD de Saint-Mihiel 1595-1633. Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Barle-Duc, 3a série, t. 3, Bar-le-Duc, Laguerre, 1894, pp. 231-236. La date de 1595 est très douteuse. PAUL TANNERY. ALBERT GIRARD de Saint-Mihiel. Bulletin des Sciences Mathématiques et Astronomiques, 2° série, t. 7. Paris, Gauthier-Villars, 1883, pp. 356-360. (2) Pour ne pas me répéter je prie le lecteur de se reporter à mes articles sur STEVIN pour tout ce qui concerne les éditions de son Arithmétique. Je dirai seulement que GIRARD nomme l'édition Plantinienne de 1585, la vieille édition; et celle des Elzevier de Leyde de 1625, la nouvelle édition, et aussi notre édition, ou mon édition. GIRARD, que le grand historien CANTOR (3) en a été embarrassé, et avoue ne pas savoir, par moments, comment faire le départ entre ce qui est de STEVIN et ce qu'il faut attribuer à son éditeur. Or, tous ceux qui se servent de l'édition des Euvres de STEVIN ne peuvent manquer de s'apercevoir presque que l'Arithmétique n'est pas annotée. Ce fait s'explique assez naturel lement. GIRARD y reproduit, sans modifications, la réédition de l'édition Plantinienne de 1585, telle qu'il l'avait donnée en 1625, chez les Elzevier de Leyde. Mais les réflexions que l'Arithmétique de STEVIN lui suggéra alors furent si importantes, si neuves, si nombreuses, qu'il n'hésita pas à les réunir en volume séparé : l'Invention nouvelle en l'Algèbre. L'Invention n'a pas l'allure d'un traité didactique, mais celle d'un mémoire, dans lequel, sans grande préoccupation de l'ordre logique, l'auteur énonce, et explique, par des exemples numériques, ses règles et ses théorèmes, en laissant toujours au lecteur le soin d'en trouver la démonstration, comme si elle s'imposait d'elle-même. Il est clair que la plupart du temps il la possède. Mais, je dis exprès : la plupart du temps. Car on voudrait cependant parfois l'entendre nous la donner lui-même ; par exemple, quand il énonce ce théorème fondamental: Toutes les équations d'Algèbre reçoivent autant de solutions que la dénomination de la plus haute quantité (c'est-à-dire l'exposant de la plus haute puissance de l'inconnue) le démontre ». N'importe, l'Invention est l'écrit le plus important qui ait été consacré à l'Algèbre entre les travaux de VIÈTE et ceux de DESCARTES. L'édition originale est devenue une rareté bibliographique presque introuvable. J'en connais, cependant, un exemplaire au Musée Plantin, à Anvers (4). OLRY TERQUEM a jadis analysé cette édition, dans le Bulletin d'Histoire, de Biographie et de Bibliographie Mathématiques (5). C'est un travail fort bon pour l'époque où il parut, mais qui mérite d'être repris; car TERQUEM nous apprend qu'il ne connaissait pas STEVIN : or, je (3) Vorlesungen ueber Geschichte der Mathematik. Leipzig, Teubner, 1900, p. 573. (4) Invention nouvelle En L'Algebre Par ALBERT GIRARD Mathematicien. Tunt pour la solution des equations, que pour recognoistre le nombre des solutions qu'elles reçoivent, avec plusieurs choses qui sont necessaires à la perfection de ceste divine science. A Amsterdam. Chez Guillaume Jansson Blaeuw. M.DC.XXIX. In-4° dont les pages ne sont pas numérotées, mais les cahiers sont signés, par 8, A-H. La théorie des équations n'occupe que les 28 pages C3, vo — Gro, et nous en examinons les diverses parties, sans intervertir l'ordre où elles se présentent, ce qui rend les citations faciles à retrouver. Aussi avons nous cru pouvoir omettre sans trop d'inconvénient, les références des pages, qui eussent rendu les notes du petit texte un peu compliquées, si elles s'étaient faites à l'aide des signatures. (5) T. I, Paris, Mallet-Bachelier, 1855, pp. 135-152. viens de le dire, l'Invention est tout entière écrite sous l'empire des suggestions de l'Arithmétique du Brugeois. TERQUEM nous donne encore ce détail curieux. C'était en 1855. A cette époque, il chercha vainement l'Invention dans les Bibliothèques publiques de Paris, et ne la trouva que dans la richissime bibliothèque privée de MICHEL CHASLES. Depuis lors, en 1884, BIERENS DE HAAN la réédita à Leyde, page par page et ligne par ligne (6), ce qui en fait presque un fac-simile (7). Il faut, cependant signaler une différence notable entre les deux éditions, visiblement causée par des embarras typographiques. A l'exemple de STEVIN, pour désigner l'inconnue, GIRARD emploie un petit cercle contenant l'exposant. BIERENS DE HAAN remplace ce cercle par une double parenthèse. C'est ce que j'ai fait moi-même dans mes études antérieures sur STEVIN, et ce que je continuerai à faire dans le présent travail. C'est, d'ailleurs, l'édition BIERENS DE HAAN que j'ai sous la main et que je cite. Comme j'en ai pris l'habitude pour STEVIN, je laisserai le plus possible parler ALBERT GIRARD lui-même. Mon article s'en allongera bien un peu, mais écouter parler notre vieil algébriste lorrain est le meilleur moyen de saisir sa pensée avec ses nuances; et puis son langage archaïque a une saveur originale qui n'est pas sans charme. L'Invention n'est divisée, ni en livres, ni en chapitres. On y distingue cependant trois parties: 1o Le Calcul arithmétique, dans lequel l'auteur s'occupe surtout du calcul des radicaux et de la transformation des radicaux superposés (ffo Aro C3 vo); 2o La théorie des équations qu'il qualifie du nom d' « Algèbre « (ffo C3 vo — Gro); 3o « La mesure de la surface des triangles et polygones sphériques nouvellement inventée par ALBERT GIRARD [ff Gr° ~ {H4) v°]. Je ne m'occuperai que de la deuxième partie : la théorie des équations. Pour la commodité du lecteur, en expliquant GIRARD je me servirai de l'algèbre littérale. Il doit être entendu, cependant, que sauf indication expresse du contraire, les équations de l'auteur sont toujours numériques. Mais, il connait VIETE et fait quelques rares emprunts à son algèbre littérale : j'aurai soin de le dire le cas échéant. Le premier sujet que le Samielois aborde est celui de l'Isomere. Nous le nommons aujourd'hui : Transformation des équations. La matière a été convenablement traitée par STEVIN, dit-il; ce qui lui permettra d'être bref. (6) ALBERT GIRARD. Invention nouvelle en l'Algebre. Reimpression par Dr. D. BIERENS DE HAAN. L. L. D., Leiden, 1884. Imprimé chez Muré frères. (7) La Bibliothèque Nationale de Paris possède aujourd'hui l'édition originale. Voir: Catalogue des livres imprimés de la Bibliothèque Nationale, t. LX. Paris. Imprimerie Nationale, 1914; au mot GIRARD (ALBERT). Pour comprendre sa définition, il faut se rappeler que dans le style des premières années du xvire scièle, les Nombres des équations sont les coefficients des inconnues et le terme tout connu; les Quantitez sont les inconnues affectées de leurs exposants. « L'Isomere est contre l'intemperance des nombres seulement et non pas des quantitez. Les valeurs (c'est-à-dire les modes d'opération) varient. On opère non pas seulement par multiplication pour se despestrer des fractions, mais aussi par division pour s'affranchir des grands nombres. Or tout se fait avec des nombres continuellement proportionnaux ”. Voici le sens de cette expression. Soit l'équation x3 = px + q au lieu de dire, comme nous, faisons la transformation, par exemple, У α X = ce qui nous conduirait à l'équation y3 = a2py + a3q, GIRARD dit qu'il faut compléter la proposée en lui ajoutant le terme 0. ce qui lui donne x3 = 0.x2 + px + q, puis multiplier les coefficients, 1, 0, p, q respectivement par les «Nombres proportionnaux» 1, a, a2, a3. Cette manière de raisonner ne doit pas nous surprendre; car, il faut se rappeler qu'à cette époque, notamment dans les Pays-Bas, les algébristes calculent encore plus volontiers à l'aide des proportions que par les équations. Question d'habitude. L'Isomere corrige trois sortes d'« intemperances, des nombres : les fractions, les grands nombres, l'asymetrie, c'est-à-dire, les radicaux. On se despestre de la première et de la troisième « intemperance, par la ; on s'affranchit de la seconde par la transforma transformation tion x = ayo У a Suit la résolution de l'équation du second degré qui offre une particularité remarquable. Nous rencontrons ici pour la première fois la proposition que l'équation du second degré a toujours deux solutions, ni plus ni moins; et cela même quand l'équation est impossible » et ses racines inexpliquables » c'est-à-dire, imaginaires. Mais, l'auteur reviendra plus loin sur ce sujet à propos des équations de tous les degrés, ce qui me permet de passer outre. En abordant l'équation du troisième degré, il fait cette réflexion : «Icy se trouvent les autheurs fort empeschez, et pour dire la vérité en chose fort difficile ". Puis il remarque que l'«extraction de la racine cubique des binomes", autrement dit, la transformation des radicaux cubiques des formules de CARDAN, en somme et en différence, n'est pas toujours possible. Il renvoie au début du volume, le lecteur qui voudrait savoir dans quel cas cette transformation réussit. Il termine en disant, qu'on pourra toujours résoudre l'équation du troisième degré » hormis là où on ne pourra oster le cube du nombre des (1), du quarré de la moitié des (0), 2 quand cela arrivera, on fera comme s'ensuit ». p3 4 27 <0] et Nos lecteurs se rappellent, qu'à propos de BOMBELLI, STEVIN avait dit dans une boutade, qu'il fallait laisser l'élucidation du cas irréductible à ceux qui avaient du temps à perdre. Contrairement aux prévisions du Brugeois plusieurs géomètres eurent bientôt tourné la difficulté à l'aide des sections angulaires. Les pages que l'un des premiers GIRARD consacre à ce sujet sont parmi les plus belles de l'Invention Nouvelle (8). TERQUEM se contente de dire que la solution se fait par les Tables de sinus, mais ne semble pas avoir apprécié l'élégance et la généralité de la méthode. Dans ses grandes lignes on la rencontre encore parfois, et à juste titre, dans nos manuels d'Algèbre. Notre auteur ne formule pas sa règle d'opération. C'est par l'examen attentif de ses calculs intermédiaires qu'il faut la découvrir; en s'aidant, (8) Pour éviter tout malentendu, je rappellerai que le problème de la trisection de l'angle date des Grecs, qui le résolvaient par les coniques. Les Arabes continuèrent à s'en occuper. Après cela VIÈTE a énoncé sous une forme géométrique, et démontré des théorèmes équivalents à nos formules cos 3a et sin 3a (FRANCISCI VIETAE Supplementum Geometriae.... Tvronis, excudebat Iametius Metayer 1593, pp. 17-18. Bibl. Roy. de Belgique. Reproduit dans les FRANCISCI VIETAE Opera mathematica.... recog nita Opera ac Studio Francisci à Schooten.... Lugduni Batavorum, ex Officina Bonaventurae et Abrahami Elzeviriorum, M.DC.XLVI; pp. 248-249). |