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Paris, BEAUCHESNE, 1923.

PASCAL ET LES PREMIÈRES PAGES

DE L'« HISTOIRE DE LA ROULETTE »

« La Roulette, dit Pascal, n'est autre chose que le chemin que fait en l'air le clou d'une roue, quand elle roule de son mouvement ordinaire, depuis que ce clou commence à s'élever de terre, jusqu'à ce que le roulement continu de la roue l'ait rapporté à terre, après un tour entier achevé supposant que la roue soit un cercle parfait, le clou un point dans sa circonférence et la terre parfaitement plane.

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C'est une ligne si commune, ajoute-t-il, « qu'après la droite et la circulaire, il n'y en a point de si fréquente; et elle se décrit si souvent aux yeux de tout le monde, qu'il y a lieu de s'étonner qu'elle n'ait point été considérée par les anciens, dans lesquels on n'en trouve rien »>.

On n'en trouve rien dans les anciens. Voilà qui est affirmé avec tant d'assurance qu'on se l'est tenu pour dit. Pascal est, cependant, aussi peu exact ici que dans les autres faits qu'il raconte au commencement de l'Histoire de la Roulette. Il est vrai, que ce n'est pas chez les mathématiciens grecs, mais chez les philosophes qu'il eût dù se renseigner; car c'est dans les ouvrages de ces derniers qu'il faut chercher les idées des anciens sur la cycloïde.

M. de Waard, savant hollandais très érudit, a récemment appelé l'attention2 sur ce fait, passé assez inaperçu, que l'histoire

1. Les grands écrivains de la France. Œuvres de Blaise Pascal publiées suivant l'ordre chronologique avec documents complémentaires, introductions et notes, par Léon Brunchvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier. T. VIII, Paris, Hachette, 1914, pp. 195-209. Je les citerai en abrégé, par le mot Pascal. J'ai cru, cependant, plus commode, pour le lecteur, de m'en tenir, dans les citations, à l'orthographe de l'ancienne édition Lahure-Hachette.

2. Une lettre inédite de Roberval du 8 janvier 1637 contenant le premier énoncé de la cycloïde, par M. C. de Waard. Bulletin des Sciences Mathéma

de la cycloïde se rattache intimement à celle du paradoxe de la roue d'Aristote; problème jadis fameux à l'égal de ceux de la quadrature du cercle, de la duplication du cube et de la trisection de l'angle. Si on n'en parle plus, c'est qu'à l'encontre des trois autres dont l'impossibilité, au sens ancien de ces problèmes, est aujourd'hui démontrée, celui de la roue a été adéquatement résolu et n'offre plus aucun intérêt.

Ce n'est pas ici la place d'examiner si les Questions mécaniques sont un ouvrage authentique du Stagirite, ou s'il faut les attribuer à un philosophe alexandrin. Peu importe. L'auteur, quel qu'il soit, y propose l'apparent paradoxe que voici; j'en modernise l'énoncé1:

Étant donnée une roue et deux circonférences concentriques. de cette roue, dont le centre commun se déplace d'un mouvement uniforme en ligne droite; on demande pourquoi leur révolution par roulement se fait, pour la plus grande comme pour la plus petite circonférence, suivant des lignes égales; tandis que, si on les fait rouler isolément, les segments de droite. parcourus pendant une de leurs révolutions sont entre eux comme les diamètres de ces circonférences?

Le pseudo-paradoxe fit couler des flots d'encre, et M. de Waard donne une longue liste d'auteurs, quelques-uns fort célèbres, qui s'en sont occupés, d'ailleurs sans succès. C'est que pour trancher le nœud gordien, il fallait sortir du vague en

tiques rédigé par MM. E. Picard et P. Appell; 2° série, t. XLV, Paris, Gauthier-Villars, 1921; 1r partie, pp. 206-216 et 220-230.

La lettre de Roberval est éditée d'après deux copies contemporaines. La première est de la main de François van Schooten, le maître de Christiaan Huyggens. Elle appartient à la Bibliothèque de l'Université de Groningue (Ms. 110); l'autre est apostillée par Carcavi et se trouve à la Bibliothèque Nationale de Florence, parmi les papiers de Vincent Viviani (Ms. Galileiani, Discipoli, vol. CIII).

M. de Waard a fait précéder l'édition de sa lettre d'une Introduction pleine de renseignements peu connus, à laquelle j'ai fait plus d'un emprunt. Je me contente de cette déclaration générale pour ne pas surcharger mon article de notes de petit texte.

Je dirai encore que M. de Waard a donné l'histoire des deux manuscrits de Groningue et de Florence, dans l'Introduction des Œuvres de Fermat publiées par les soins de MM. Paul Tannery et Charles Henry sous les auspices du ministère de l'Instruction publique. Supplément aux tomes I-IV, par M. C. de Waard; Paris, Gauthier-Villars, MCMXXII.

1. Aristotelis Opera omnia graece et latine. Vol. IV. Editoribus Firmin-Didot et sociis. Parisiis, M.DCCCLXXXIX. Mechanica, cap. xxv, pp. 68-70.

2. Art. cité, p. 208.

donnant, par exemple, la définition mathématique de la longueur d'un arc de courbe. Or, au temps de Pascal, pas un géomètre ne l'avait encore essayé. A fortiori, pas un n'avait défini avec rigueur les notions de roulement et de glissement. Si le problème d'Aristote n'intéresse plus nos géomètres, c'est que pour eux, une circonférence animée d'un mouvement uniforme qui se déplace en touchant une droite, roule sur cette droite, quand sa longueur est égale à celle du segment qu'elle a parcouru après un tour entier. Dans tous les autres cas elle glisse. Ce sont des définitions. D'après cela, revenons à l'exemple classique d'une roue de voiture, que nous a rappelé Pascal. Quand la voiture avance en ligne droite d'un mouvement uniforme, une seule circonférence idéale de chaque roue roule dans le sens mathématique du mot; c'est celle dont chaque point décrit une cycloïde ordinaire. Les circonférences dont les points décrivent des cycloïdes raccourcies ou allongées un mot toutes les autres ne roulent pas, mais glissent. Pour faire évanouir le paradoxe, tout consistait donc à définir le sens des mots.

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en

On n'en était pas là au milieu du xvII° siècle. Mais, avant de m'y arrêter, il faut remarquer de prime abord combien le problème de la cycloïde et celui de la roue sont intimement unis. Aussi, malgré ce que semble croire Pascal, s'intéressait-on à l'un et à l'autre depuis longtemps, et dans tous les pays de l'Europe.

Le 24 février 1640, par exemple, Galilée écrit à Cavalieri1 qu'il réfléchit à la cycloïde depuis plus de cinquante ans. C'est une courbe gracieuse qu'on utiliserait avantageusement dans la construction des arches d'un pont. L'aire comprise entre un arc complet de cycloïde et sa base, ne peut guère différer du triple de l'aire du cercle générateur2. On sait qu'elle en vaut

1. Le Opere di Galileo Galilei. Edizione Nazionale, t. XVIII, Firenze, Barbera, 1906; pp. 153-154.

Je citerai en abrégé cet ouvrage par le mot Galilée.

2. Torricelli, on le sait, fut avec Viviani le compagnon fidèle des derniers jours de la vieillesse de Galilée. Il donne une raison curieuse de l'erreur de son illustre maître. Celui-ci avait cherché à obtenir expérimentalement une première approximation de l'aire de la cycloïde, en découpant des patrons de la figure dans des substances aussi homogènes que possible et en les pesant à l'aide d'une balance. Or, par effet du hasard, ou par un vice de construction, l'erreur fut toujours dans le même sens : la cycloïde ne pesait pas

exactement le triple. Roberval, Fermat, Descartes, Torricelli, Tacquet, et d'autres encore, l'ont démontré dès le milieu du XVII° siècle. Un problème ausi fameux que celui de la roue ne pouvait manquer d'intéresser l'esprit curieux de Galilée et nous en avons la preuve dans ses Discorsi1. Bien plus, les Archives de l'Université de Padoue nous apprennent qu'il expliqua les Questions mécaniques d'Aristote l'année 1598-99. Quelle raison aurions-nous de douter de sa sincérité, quand il dit à son jeune ami, Bonaventure Cavalieri, qu'il pense à la cycloïde depuis un demi-siècle et davantage ?

Abordons les géomètres des Pays-Bas. Je viens de nommer le jésuite anversois André Tacquet 3. Il est trop oublié. Leibniz et Huyghens le tenaient en haute estime. Tacquet a laissé un excellent traité sur Les Cylindres et les Anneaux, dont Pascal

autant que trois cercles. Si l'erreur avait été tantôt par excès, tantôt par défaut, dit Torricelli, Galilée eût poursuivi ses recherches. Mais, il craignit d'y rencontrer de sérieux embarras d'incommensurabilité ou d'être arrêté par d'autres difficultés analogues.

(Torricelli à Roberval. Lettre du 1er octobre 1643). Opere di Evangelista Torricelli edite da Gino Loria e Giuseppe Vassura, t. III, Faenza, G. Montanari, 1919; p. 148.

Je citerai en abrégé cet ouvrage par le mot Torricelli.

1. Galilée, 1. VIII, 1897, p. 68-71.

2. Galilée, t. XIX, 1907, p. 120.

3. André Tacquet naquit à Anvers le 2 juin 1612, entra dans la Compagnie de Jésus au noviciat de Malines, le 31 octobre 1629, et mourut dans sa ville natale, le 23 décembre 1660. Il étudia les mathématiques à Louvain sous le Père Guillaume Boelmans S. J. qui était lui-même un des bons élèves de Grégoire de Saint-Vincent. Il puisa à cette école les qualités de rigueur qui distinguent ses méthodes d'analyse infinitésimale de celles de Cavalieri, et que Pascal, qui le connaissait à fond, lui a empruntées. Tacquet passa la majeure partie de sa carrière dans l'enseignement des mathématiques, notamment à Louvain et à Anvers. Dans cette dernière ville, il compta parmi ses auditeurs Henry-Jules, duc d'Enghien, fils du grand Condé. (Voir : Le fils du grand Condé, Henry-Jules de Bourbon, duc d'Enghien, par le P. Henry Chérol, de la Compagnie de Jésus, III, Bruxelles, Vromant, 1894, p. 9). Delambre a analysé l'œuvre astronomique de Tacquet, dans son Histoire de l'Astronomie Moderne, t. II, Paris, Courcier, 1821; pp. 531-536.

4. J'en trouve la preuve dans un recueil de lettres autographes de Leibniz conservées à la Bibliothèque des PP. Bollandistes à Bruxelles (cod. 430); notamment, dans une lettre à Conrad Janning, de la fin de juillet 1709 et dans une autre à Daniel Papebroch, du 23 février 1701.

5. Les correspondants belges du grand Huyghens, par l'abbé Georges Monchamp. Lecture faite en séance de la Classe des lettres de l'Académie royale de Belgique, le 5 février 1894. Extrait des Bulletins de l'Academie royale de Belgique, 3° série t. XXVII, Bruxelles, Hayez, 1894; pp. 291-298.

6. Andreae Tacqvet e Societate lesv Cylindricorvm et Annvlarivm Libri IV, item de Circulorum volutione per planum dissertatio physico-mathematica... Antverpiae, apvd Iacobvm Mevrsivm MDCLI.

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