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de la cycloïde se rattache intimement à celle du paradoxe de la roue d'Aristote; problème jadis fameux à l'égal de ceux de la quadrature du cercle, de la duplication du cube et de la trisection de l'angle. Si on n'en parle plus, c'est qu'à l'encontre des trois autres dont l'impossibilité, au sens ancien de ces problèmes, est aujourd'hui démontrée, celui de la roue a été adéquatement résolu et n'offre plus aucun intérêt.

Ce n'est pas ici la place d'examiner si les Questions mécaniques sont un ouvrage authentique du Stagirite, ou s'il faut les attribuer à un philosophe alexandrin. Peu importe. L'auteur, quel qu'il soit, y propose l'apparent paradoxe que voici; j'en modernise l'énoncél :

Étant donnée une roue et deux circonférences concentriques de cette roue, dont le centre commun se déplace d'un mouvement uniforme en ligne droite; on demande pourquoi leur révolution par roulement se fait, pour la plus grande comme pour la plus petite circonférence, suivant des lignes égales; tandis que, si on les fait rouler isolement, les segments de droite parcourus pendant une de leurs révolutions sont entre eux comme les diamètres de ces circonférences ?

Le pseudo-paradoxe fit couler des flots d'encre, et M. de Waard donne une longue liste d'auteurs, quelques-uns fort célèbres, qui s'en sont occupés?, d'ailleurs sans succès. C'est que pour trancher le nœud gordien, il fallait sortir du vague en

tiques rédigé par MM. E. Picard et P. Appell; 2° série, t. XLV, Paris, Gauthier-Villars, 1921; 1re partie, pp. 206-216 et 220-230.

La lettre de Roberval est éditée d'après deux copies contemporaines. La première est de la main de François van Schooten, le maitre de Christiaan Huyggens. Elle appartient à la Bibliothèque de l'Université de Groningue (Ms. 110); l'autre est apostillée par Carcavi et se trouve à la Bibliothèque Nationale de Florence, parmi les papiers de Vincent Viviani (Ms. Galileiani, Discipoli, vol. CIII).

M. de Waard a fait précéder l'édition de sa lettre d'une Introduction pleine de renseignements peu connus, à laquelle j'ai fait plus d'un emprunt. Je me contente de cette déclaration générale pour ne pas surcharger mon article de notes de petit texte.

Je dirai encore que M. de Waard a donné l'histoire des deux manuscrits de Groningue et de Florence, dans l’Introduction des OEuvres de Fermat publiées par les soins de MM. Paul Tannery et Charles Henry sous les auspices du ministère de l'Instruction publique. Supplément aux tomes I-IV, par M. C. de Waard; Paris, Gauthier-Villars, MCMXXII.

1. Aristotelis Opera omnia graece et latine. Vol. IV. Editoribus Firmin-Didot et sociis. Parisiis, M.DCCCLXXXIX. Mechanica, cap. XXV, pp. 68-70.

2. Art. cité, p. 208.

donnant, par exemple, la définition mathématique de la longueur d'un arc de courbe. Or, au temps de Pascal, pas un géomètre ne l'avait encore essayé. A fortiori, pas un n'avait défini avec rigueur les notions de roulement et de glissement. Si le problème d'Aristote n'intéresse plus nos géomètres, c'est que pour eux, une circonférence animée d'un mouvement uniforme qui se déplace en touchant une droite, roule sur cette droite, quand sa longueur est égale à celle du segment qu'elle a parcouru après un tour entier. Dans tous les autres cas elle glisse. Ce sont des définitions. D'après cela, revenons à l'exemple classique d'une roue de voiture, que nous a rappelé Pascal. Quand la voiture avance en ligne droite d'un mouvement uniforme, une seule circonférence idéale de chaque roue roule dans le sens mathématique du mot; c'est celle dont chaque point décrit une cycloïde ordinaire. Les circonférences dont les points décrivent des cycloïdes raccourcies ou allongées un mot toutes les autres — ne roulent pas, mais glissent. Pour faire évanouir le paradoxe, tout consistait donc à définir le sens des mots.

On n'en était pas là au milieu du xviie siècle. Mais, avant de m'y arrêter, il faut remarquer de prime abord combien le problème de la cycloïde et celui de la roue sont intimement unis. Aussi, malgré ce que semble croire Pascal, s'intéressait-on à l'un et à l'autre depuis longtemps, et dans tous les l'Europe.

Le 24 février 1640, par exemple, Galilée écrit à Cavalieri 1 qu'il réfléchit à la cycloïde depuis plus de cinquante ans. C'est une courbe gracieuse qu'on utiliserait avantageusement dans la construction des arches d'un pont. L'aire comprise entre un arc complet de cycloïde et sa base, ne peut guère différer du triple de l'aire du cercle générateur2. On sait qu'elle en vaut

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1. Le Opere di Galileo Galilei. Edizione Nazionale, t. XVIII, Firenze, Barbera, 1906; pp. 153-154.

Je citerai en abrégé cet ouvrage par le mot Galilée. 2. Torricelli, on le sait, fut avec Viviani le compagnon fidèle des derniers jours de la vieillesse de Galilée. Il donne une raison curieuse de l'erreur de son illustre maitre. Celui-ci avait cherché à obtenir expérimentalement une première approximation de l'aire de la cycloïde, en découpant des patrons de la figure dans des substances aussi homogènes que possible et en les pesant à l'aide d'une balance. Or, par effet du hasard, ou par un vice de consIruction, l'erreur fut toujours dans le même sens : la cycloïde ne pesait pas

exactement le triple. Roberval, Fermat, Descartes, Torricelli, Tacquet, et d'autres encore, l'ont démontré dès le milieu du xvi1° siècle. Un problème ausi fameux que celui de la roue ne pouvait manquer d'intéresser l'esprit curieux de Galilée et nous en avons la preuve dans ses Discorsil. Bien plus, les Archives de l'Université de Padoue? nous apprennent qu'il expliqua les Questions mécaniques d'Aristote l'année 1598-99. Quelle raison aurions-nous de douter de sa sincérité, quand il dit à son jeune ami, Bonaventure Cavalieri, qu'il pense à la cycloïde depuis un demi-siècle et davantage?

Abordons les géomètres des Pays-Bas. Je viens de nommer le jésuite anversois André Tacquet 3. Il est trop oublié. Leibniz 4 et Huyghensle tenaient en haute estime. Tacquet a laissé un excellent traité sur Les Cylindres et les Anneaux6, dont Pascal

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autant que trois cercles. Si l'erreur avait été tantôt par excès, tantôt par défaut, dit Torricelli, Galilée eût poursuivi ses recherches. Mais, il craignit d'y rencontrer de sérieux embarras d'incommensurabilité ou d'élre arrêté par d'autres difficultés analogues.

(Torricelli à Roberval. Lettre du 1or octobre 1643). Opere di Evangelista Torricelli edite da Gino Loria e Giuseppe Vassura, t. III, Faenza, G. Montanari, 1919; p. 148.

Je citerai en abrégé cet ouvrage par le mot Torricelli.
1. Galilée, 1. VIII, 1897, p. 68-71.
2. Galilée, t. XIX, 1907, p. 120.

3. André Tacquet naquit à Anvers le 2 juin 1612, entra dans la Compagnie de Jésus au noviciat de Malines, le 31 octobre 1629, et mourut dans sa ville natale, le 23 décembre 1660. Il étudia les mathémaliques à Louvain sous le Père Guillaume Boelmans S. J. qui était lui-même un des bons élèves de Grégoire de Saint-Vincent. Il puisa à cette école les qualités de rigueur qui distinguent ses méthodes d'analyse infinitésimale de celles de Cavalieri, et que Pascal, qui le connaissait à fond, lui a empruntées. Tacquet passa la majeure partie de sa carrière dans l'enseignement des mathématiques, notamment à Louvain et à Anvers. Dans cette dernière ville, il compta parmi ses auditeurs Henry-Jules, duc d'Enghien, fils du grand Condé. (Voir : Le fils du grand Condé, Henry-Jules de Bourbon, duc d'Enghien, par le P. Henry Chérol, de la Compagnie de Jésus, III, Bruxelles, Vromant, 1894, p. 9). Delambre a analysé l'æuvre astronomique de Tacquet, dans son Histoire de l'Astronomie Moderne, t. II, Paris, Courcier, 1821; pp. 531-536.

4. J'en trouve la preuve dans un recueil de lettres autographes de Leibniz conservées à la Bibliothèque des PP. Bollandistes à Bruxelles (cod. 430); notamment, dans une lettre à Conrad Janning, de la fin de juillet 1709 et dans une autre à Daniel Papebroch, du 23 février 1701.

5. Les correspondants belges du grand Huyghens, par l'abbé Georges Monchamp. Lecture faite en séance de la Classe des lettres de l'Académie royale de Belgique, le 5 février 1894. Extrait des Bulletins de l'Academie royale de Belgique, 34 série t. XXVII, Bruxelles, Hayez, 1894 ; pp. 291-298.

6. Andreae Tacquet e Societate Iesv Cylindricorvm et Annrlarivm Libri IV, item de Circulorum volutione per planum dissertatio physico-mathematica... Antverpiae, apvd Iacobvin Mevrsivm MDCLI.

(une fois en le nommant, mais d'autres fois sans le dire) s'est très intelligemment servi dans la Lettre de Dettonville à Carcavil publiée après la clôture du concours de la roulette.

Le 31 janvier 1650, Tacquet faisait défendre au collège de la Compagnie de Jésus à Louvain, des thèses de physique-mathématique sur le mouvement des cercles et des sphères et sur la cycloïde. Le texte nous en a été conservé, avec éclaircissements et preuves, dans une petite brochure de 44 pages devenue rare?. Le professeur de Louvain y déploie ses qualités habituelles de clarté. Son opuscule a le mérite de nous apprendre dans quel esprit se discutaient les dislicultés de la cycloïde et de la roue par les contemporains de Pascal, indifférents aux querelles de priorité.

Au jour susdit, le jeune comte de Hornes et d'Herlies soutenait donc, en séance solennelle, présidée par son maître, neuf propositions, dont voici les principales :

Thèse 4. Le paradoxe de la roue est resté insoluble jusqu'ici; c'est en vain qu'Aristote, Galilée, Blancanus et d'autres très nombreux se sont laborieusement efforcés de l'expliquer. Hujus rei, quae Aristoteli admiranda visa est, hactenus ratio latuit; quamvis et ipse Aristoteles3, et Galilaeus, et Blancanus) aliique permulti operose investigarint.

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L'auteur y ajouta plus tard un cinquième livre : Andreae Tacquet Antverpiensis e Societate Iesv Cylindricorvm et Annvlarivm Liber quintvs addendus ad quatuor priores anno 1651 editos. Antverpiae, Apud Iacobvm Mevrsi vm Anno M.DC.LIX.

1. Pascal, t. VIII, pp. 334-384. 2. Dissertatio physico-mathematica de motv circvli et spherae,. Quam praeside R. P. Andrea Tacquet, Societatis Iesv Matheseos Professore, Defendit, Explicuit ac Demonstrauit, Illvstrissimvs Dominvs D. Philippus Eugenius comes de Hornes et d’llerlies. Lovanij, 31 Ian. Anno 1650, In Collegio Societatis Iesv. Lovanii, Typis Corn. Coenestenii, Anno 1650.

3. Queastiones Mechanicae. 1° co.

4. Notamment dans la première journée de ses Discorsi. Nous y reviendrons plus loin.

5. Joseph Biancani naquit à Bologne en 1566, entra dans la Compagnie de Jésus, en 1592 et mourut à Parme, le 7 juin 1624. Il étudia les mathématiques sous Clavius, les enseigna pendant vingt ans et compta parmi ses élèves le célèbre P. Mathieu Ricci, fondateur de la mission de Chine. Il a laissé : Aristotelis loca Mathematica ex universis ipsius Operibus collecta et explicata... Authore Iosepho Blancano Bononiensi è Societate Iesu Mathematicarum in Gymnasio Parmensi professore... Bononiae, M.DC.XV. Apud Bartholomaeum Cochium. Le chapitre relatif aux Questiones Mechanicae s'y trouve pp. 148195. Voir, plus particulièrement les pp. 188-190, Quaestio XXIV (sic) De duobus circulis.

Thèse 7. Torricelli et Descartes ont démontré que l'aire de la cycloïde est triple de la surface du cercle générateur. L'exactitude de cette proportion peut se confirmer par une démonstration nouvelle. C'est celle qui est encore connue sous le nom de démonstration de Tacquet".

On entrevoit que le rôle de Mersenne dans l'histoire de la cycloïde ne peut guère ressembler à celui que Pascal lui fait jouer. C'est ce que M. de Waard a mis en pleine lumière dans l'article que j'ai déjà plusieurs fois cité. Mais, avant de résumer les conclusions du professeur hollandais, il importe de rappeler les passages principaux du récit de Pascal.

« Le feu P. Mersenne, minime, dit-il, fut le premier qui la remarqua (la roulette environ l'an 1615, en considérant le roulement des roues; ce fut pourquoi il l'appela la roulette. Il voulut ensuite en reconnoître la nature et les propriétés; mais il ne put y pénétrer.

« Il avoit un talent tout particulier pour former de belles questions; en quoi il n'avoit peut-être pas de semblable : mais encore qu'il n'eût pas un pareil bonheur à les résoudre, et que ce soit proprement en ceci que consiste tout l'honneur, il est vrai néanmoins qu'on lui a obligation, et qu'il a donné l'occasion de plusieurs belles découvertes, qui peut-être n'auroient jamais été faites, s'il n'y eût excité les savans.

« Il proposa donc la recherche de la nature de cette ligne, à tous ceux de l'Europe qu'il en crut capables, et entre autres à Galilée; mais aucun ne put y réussir, et tous en désespérèrent.

« Plusieurs années se passèrent de cette sorte jusques en 1634, que le père voyant résoudre à M. de Roberval, professeur royal de mathématiques, plusieurs grands problèmes, il espéra de tirer de lui la solution de la roulette.

« En effet, M. de Roberval y réussit; il démontra que l'espace de la roulette est triple de la roue qui la forme. Ce fut alors qu'il commença de l'appeler par ce nom tiré du grec, trochoïdes,

, correspondant au mot françois roulette. Il dit au père que sa question étoit résolue, et lui déclara même cette raison triple,

1. On la trouve notanıment dans une note de M. G. Maupin intitulée Quadrature de la cycloïde d'après le P. Tacquet, publiée dans la Revue de Mathématiques spéciales, t. III, Paris, Nony, 1894, pp. 81-82. Quant aux démonstrations de Torricelli et de Descartes, il en sera parlé plus loin.

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