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le voulaient, il abandonnerait le pays'. Mais ils n'écoutaient ni ses plaintes ni ses prières, et ne lui répondaient qu'en l'insultant et en le frappant. Enfin, un certain Bernard de Bruyères lui asséna sur la tête un coup de hache à deux tranchants, et presque au même moment un second coup 5 de hache lui fendit le visage et l'acheva. Thiégaud voyant briller à son doigt l'anneau épiscopal, lui coupa le doigt avec une épée pour s'emparer de l'anneau; ensuite le corps, dépouillé de tout vêtement, fut poussé dans un coin, où chaque bourgeois qui passait par là lui jetait des pierres ou 10 de la boue, en accompagnant ces insultes de railleries et de malédictions2.

Pendant que ce meurtre se commettait, tous ceux qui avaient à redouter la fureur du peuple fuyaient çà et là, la plupart sans savoir où, les hommes en habits de femmes, 15 les femmes en habits d'hommes, à travers les vignes et les champs. Les bourgeois faisaient la garde dans les rues et aux portes de la ville pour arrêter les fuyards; et les femmes, partageant toutes les passions de leurs maris, s'acharnaient sur les nobles dames qui tombaient entre leurs 20 mains; elles les insultaient, les frappaient, et les dépouillaient de leurs vêtements de prix. Les principaux d'entre les chevaliers qui habitaient la ville avaient péri durant ou après le siége du palais épiscopal; quand tout fut achevé de ce côté, les insurgés coururent attaquer les maisons de ceux 25 qui restaient en vie: beaucoup furent tués ou emprisonnés. Les bourgeois prirent une sorte de plaisir à dévaster leurs hôtels; ils mirent le feu à celui du trésorier de l'évêque, l'un des hommes qu'ils haïssaient le plus, qui, par bonheur pour lui, avait trouvé moyen de s'échapper. Cette maison 30 touchait à l'église cathédrale, qui fut bientôt gagnée et

1 ... Infinitas eis pecunias præbiturum, de patria recessurum... (Guiberti de Novigento, de Vita sua, lib. III., apud ejusdem Opera omnia, ed. L. d'Achery, p. 507.)

2 Quot in jacentem a transeuntibus sunt ludibria jacta verborum, 35 quot glebarum jactibus, quot saxis, quot est pulveribus corpus oppressum! (Ibid.)

3 Vir plane muliebrem non verebatur habitum, nec mulier virilem. (Ibid. p. 508.)

4 .Pugnisque pulsata, et preciosis quas habebat vestibus spoliata..... 40 (Ibid.)

presque détruite par l'incendie. Le feu, se communiquant de proche en proche, consuma tout un quartier de la ville où se trouvaient plusieurs églises et un couvent de religieuses.

5 L'archidiacre Anselme, qui avait eu le courage d'avertir son évêque du complot formé contre lui, osa, le lendemain même de la mort de Gaudri, parler d'inhumer son cadavre resté nu et couvert de boue. Les bourgeois, dont la vengeance était satisfaite, ne lui en voulurent aucun mal, et 10 le laissèrent se charger seul de ces tristes funérailles. Anselme, aidé de ses domestiques, enleva le corps, le couvrit d'un drap, et le transporta hors de la ville, à l'église de Saint-Vincent. Une grande foule de peuple suivit le convoi; mais personne ne priait pour l'âme du mort, tous 15 le maudissaient et l'injuriaient. Il ne se fit dans l'église aucune cérémonie religieuse; et le corps de l'évêque de Laon, l'un des princes du clergé de France, fut jeté dans la fosse, comme l'aurait été alors celui du plus vil mécréant'.

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Ici se termine la première partie de l'histoire de la commune de Laon. Elle renferme, ainsi que vous aurez pu le remarquer, trois périodes bien distinctes. D'abord les sujets font, d'une manière pacifique, leurs demandes de liberté, et les possesseurs du pouvoir consentent à ces 25 demandes avec une bonne grâce apparente. Ensuite les derniers se repentent d'avoir cédé; ils retirent leurs promesses, violent leurs serments, et détruisent les nouvelles institutions qu'ils avaient juré de maintenir. Alors se déchaînent les passions populaires excitées par le ressentiment 30 de l'injustice, l'instinct de la vengeance et la terreur de l'avenir. Cette marche, qui est, nous le savons par expérience, celle des grandes révolutions, se retrouve d'une manière aussi précise dans le soulèvement d'une simple ville que dans celui d'une nation entière, parce qu'il s'agit 35 d'intérêts et de passions qui, au fond, sont toujours les

1 Delatus ad Ecclesiam nihil prorsus officii, non dico quod Episcopo, sed quod Christiano competeret in exequiis habuit. (Guiberti de Novigento, de Vita sua, lib. III., apud ejusdem Opera omnia, ed. L. d'Achery, p. 509, cap. x.)

mêmes. Il y avait, au XIIe siècle, pour les changements politiques, la même loi qu'au xvIII, loi souveraine et absolue qui régira nos enfants comme elle nous a régis nous et nos pères. Tout l'avantage que nous avons sur nos devanciers, c'est de savoir mieux qu'eux où nous marchons, et quelles 5 sont les vicissitudes, tristes ou heureuses, qu'amène le cours graduel et irrésistible du perfectionnement social.

LETTRE XVII.

SUITE DE L'HISTOIRE DE LA COMMUNE DE LAON.

LORSQUE les bourgeois de Laon eurent pleinement satis- 10 fait leur colère et leur vengeance, ils réfléchirent sur ce qui venait de se passer, et, regardant autour d'eux, ils éprouvèrent un sentiment de terreur et de découragement'. Tout entiers à l'idée du péril qui les menaçait, craignant de voir bientôt l'armée du roi campée au pied de leurs 15 murailles, ils étaient incapables de s'occuper d'autre chose que de leur sûreté commune. Dans les conseils tumultueux qui furent tenus pour délibérer sur cet objet, un avis prévalut sur tous les autres; c'était celui de faire alliance avec le seigneur de Marle qui, moyennant une somme d'argent, 20 pourrait mettre au service de la ville bon nombre de chevaliers et d'archers expérimentés".

Thomas de Marle, fils d'Enguerrand de Coucy, était le seigneur le plus redouté de la contrée, non-seulement par sa grande puissance, mais encore par son caractère violent 25 jusqu'à la férocité. Le nom de son château de Crécy figurait dans une foule de récits populaires, où l'on parlait

1 Perpensa igitur...cives perpetrati quantitate facinoris, magno extabuere metu, regium pertimescentes judicium... (Guiberti de Novigento, de Vita sua, lib. 111., apud ejusdem Opera omnia, ed. L. d'Achery, 30 P. 509, cap. XI.)

2 Thomam Codiciacensis, filium, cui erat castellum Marna, præsidium ad sui contra regios impetus defensionem accercire disponunt. (Ibid.)

de marchands et de pèlerins mis aux fers, retenus dans des cachots humides et torturés de mille manières'. Que ces bruits fussent vrais ou faux, les bourgeois de Laon, dans la situation critique où ils se trouvaient, n'avaient pas le loisir 5 de se décider d'après leur opinion sur ce point. Il leur fallait, à tout prix, un secours contre la puissance royale; et, parmi les seigneurs du pays, il n'y avait guère que Thomas de Marle sur lequel ils pussent compter, car ce seigneur était l'ennemi personnel de Louis le Gros. Il 10 s'était ligué en 1108 avec Guy de Rochefort, et plusieurs autres, pour empêcher le roi d'être sacré à Reims. Les bourgeois de Laon envoyèrent donc des députés au château de Crécy pour parler au seigneur de Marle, et l'inviter à venir, dans la ville, conclure un traité d'alliance avec les 15 magistrats de la commune. Son entrée à cheval, et en armure complète, au milieu de ses chevaliers et de ses sergents d'armes, fut, pour les citoyens de Laon, un grand sujet de joie et d'espoir.

Lorsque les chefs de la commune eurent adressé leurs 20 propositions à Thomas de Marle, celui-ci demanda à en délibérer séparément avec les siens; tous furent d'avis que ses troupes n'étaient pas assez nombreuses pour tenir dans la place contre la puissance du roi. Cette réponse était dure à donner. Thomas craignit qu'elle n'excitât le res25 sentiment des bourgeois et qu'ils ne voulussent le retenir de force pour lui faire partager, bon gré mal gré, les chances de leur rebellion3. Il s'arrangea donc pour ne rien dire de positif tant qu'il demeurerait dans la ville; et, de retour à son château, il donna un rendez-vous aux principaux bour30 geois, dans une grande plaine, à quelque distance de Laon. Lorsqu'ils y furent réunis, Thomas de Marle prit la parole en ces termes: "Laon est la tête du royaume; c'est une ville que je ne puis tenir contre le roi. Si vous redoutez la

1 Dici ab ullo non potest quot in ejus carceribus fame, tabo, cru35 ciatibus, et in ejus vinculis expirarunt. (Guiberti de Novigento, de Vita sua, lib. III., apud ejusdem Opera omnia, ed. L. d'Achery, p. 510.) 2 Ad hunc...dirigentes ut ad se veniret, seque contra Regem tueretur orantes... (Ibid.)

3 .Quod oraculum insanis hominibus quandiu in sua ipsorum urbe 40 erat propalare non ausus... (Ibid.)

puissance royale, suivez-moi dans ma seigneurie; je vous y défendrai selon mon pouvoir, comme un patron et un ami. Voyez donc si vous voulez m'y suivre'." Ces paroles jetèrent la consternation parmi les bourgeois de Laon; mais comme ils désespéraient de leurs seules forces, et n'aperce- 5 vaient aucun moyen de salut, le plus grand nombre abandonna la ville, et se rendit soit au château de Crécy, soit au bourg de Nogent près de Coucy. Le bruit se répandit bientôt parmi les habitants et les serfs des campagnes voisines, que les citoyens de Laon s'étaient enfuis hors de 10 leur ville et l'avaient laissée sans défense. C'en fut assez

Durant

pour les attirer en masse par l'espoir du butin2. plusieurs jours, les gens de Montaigu, de Pierrepont et de La Fère, vinrent par bandes piller les maisons désertes et enlever tout ce qui s'y trouvait. Le sire de Coucy amena 15 lui-même à ce pillage ses paysans et ses vassaux: qu'arrivés les derniers, dit un contemporain, ils trouvèrent presque autant de choses à prendre que si personne ne fût venu avant eux3."

"Bien

Pendant que ces étrangers dévastaient la ville, les par- 20 tisans de l'évêque, sortis de prison, ou revenus des lieux où ils s'étaient réfugiés, commencèrent à exercer leur vengeance sur les bourgeois qui n'avaient pas eu le temps ou la volonté de s'enfuir. Les nobles, à leur tour, commirent contre les gens du peuple des cruautés semblables à celles que ces 25 derniers avaient commises contre eux. Ils les assaillirent dans leurs maisons, les massacrèrent dans les rues, et les poursuivirent jusque dans les couvents et les églises. L'abbaye de Saint-Vincent servit alors de refuge à plusieurs bourgeois qui y portèrent leur argent. Les religieux les 30 accueillirent comme ils avaient accueilli les ennemis de la commune durant la première révolution; mais cet asile ne fut point respecté: les nobles forcèrent les portes de l'abbaye et tirèrent même l'épée contre les moines, pour les con

1 "Civitas hæc quum caput regni sit, non potest contra Regem a 35 me teneri." (Guiberti de Novigento, de Vita sua, lib. III., apud ejusdem Opera omnia, ed. L. d'Achery, p. 510.)

2 Tunc quique pagenses ad solitariam proruunt civitatem... (Ibid.) 3 Quum nostri recentiores tardius advenissent, munda omnia, et quasi illibata se reperisse jactaverint. (Ibid.)

T. L.

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