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pourquoi le cacherai-je ?-enveloppé comme je l'étais depuis ces trois jours par la suggestion sentimentale qui s'exhalait de cette maison, remué de mélancolie par le tableau du petit salon intime que notre groupe animait pour la dernière fois, assourdi par la rumeur du vent qui avait grandi encore et qui environnait Neptunevale d'une menace de tempête, je me laissais gagner à la contagion de cet énervement. Les deux grands portraits du comte Jules et de la comtesse Françoise appendus aux murs de cette pièce, et qui étaient justement parmi les plus récents, se fussent animés, la vieille dame et le vieux gentilhomme fussent descendus de leurs cadres, que je n'en aurais pas été absolument étonné. Maxime de Corcieux lui-même, bien que très rebelle aux impressions de cet ordre, semblait mal à l'aise, et ce fut avec un véritable soupir de soulagement qu'il me dit, comme nous nous serrions la main avant de nous quitter:

"Nous ne passerons plus de soirées ici maintenant, et c'est heureux !... Cette maison est réellement trop triste... Si Crawford vient assez tôt, comme je le lui ai écrit, nous prendrons le train dans l'après-midi. A tout hasard je fais faire les malles, et, ma foi, j'ai presque l'idée de traverser par le bateau de nuit... Mais si ce vent continue, nous danserons..."

Quand il s'agit de phénomènes qui ont une apparence de surnaturel, le premier devoir de celui qui les rapporte est de n'omettre aucune des données qui autorisent une explication toute simple. Aussi ai-je tenu à mentionner avec une exactitude complète les incidents de cette après-midi et de cette soirée, quitte à enlever au dénouement de cette aventure un certain attrait de mystère. Je suis plus à mon aise maintenant pour le raconter, ce dénouement, sans essayer d'en tirer aucune conclusion. Quand je me retrouvai le lendemain matin, à la table du déjeuner, en face de Germaine de Corcieux et de son mari, je m'aperçus aussitôt qu'elle était plus nerveuse encore que la veille. Le battement de ses paupières, son anxiété, sa voix, sa pâleur, tout disait qu'elle avait passé une nuit très troublée. Mais comme elle ne fit aucune allusion à la vieille Harriet et aux revenants, je jugeai qu'elle avait tout bonnement été la victime d'une insomnie trop naturelle après

la forte secousse de la veille. Cette nervosité ne fit que s'accroitre à mesure qu'approchait l'instant de l'arrivée de M. Crawford, et, lorsque le car qui amenait l'usurier s'arrêta devant la porte, je pus voir les mains de la jeune femme se crisper dans un tremblement presque convulsif. Cependant elle ne dit pas une parole à son mari qui révélât le véritable motif de cet état singulier :

-"Vous me permettrez de ne pas assister à la conférence," fit-elle simplement, en se levant et en indiquant qu'elle allait sortir par une autre porte.

-"Je compte sur vous," répondit Maxime en s'adressant à moi, "pour lui faire entendre raison, pendant que j'achève cette ennuyeuse affaire ?"

-"Eh bien!" me dit la jeune femme, quand nous fûmes tous deux hors de la maison, "je les ai vus !..."

-"Vous les avez vus ?" répétai-je sans avoir le courage de recommencer mes railleries, tant il y avait de conviction épouvantée dans tout son être.

"Oui, je les ai vus... Pas comme Harriet," ajouta-t-elle "Car c'est en rêve seulement, et je sais tout ce que vous pourrez me dire des rêves. Je me le dis moi-même, depuis ce matin, pour m'empêcher d'en parler à Max... Nous étions, lui et moi, dans une barque, sur cette espèce de chenal que la chaussée traverse pour venir ici... L'eau était toute calme d'abord. Elle a commencé de s'agiter, de s'enfler, d'écumer, et le vent de souffler avec une force extraordinaire... Nous étions tout près du rivage, et je me tournai vers Max pour lui dire de ramer afin de rentrer, quand je vis, assis derrière lui, au fond du bateau, le comte Jules et la comtesse Françoise, exactement dans le costume qu'ils portent dans un des tableaux. Ils me regardaient avec des yeux qui me glacèrent d'une telle terreur que je ne pus parler,— et au même moment une énorme vague s'abattit sur nous. Je me sentis tomber dans la mer, et Max aussi. Mon angoisse fut si forte que je me réveillai," termina-telle en mettant la main sur son sein, "avec un battement au cœur !... J'en ai encore mal...”

-"C'est pourtant bien facile à expliquer," lui répondisje; "et si vous voulez, nous allons retrouver à nous deux tous les éléments de ce cauchemar... La scène d'Harriet

égorgeant le coq vous a impressionnée très fortement. Vous avez pensé aux revenants. Le vent d'hier au soir était terrible, et votre mari a parlé d'une mauvaise traversée... Mettez tout cela ensemble et vous avez votre rêve..."

-"Non," dit-elle, d'une voix si basse que je l'entendis à peine, "c'est un avertissement..."

"Un avertissement?" interrogeai-je. "Et de quoi ?" Elle ne releva pas ma question, et je n'osai pas insister, comprenant trop que de lui faire préciser ses idées par la parole accroîtrait seulement la fièvre de superstition dont elle était saisie. Nous marchâmes quelques instants en silence, deux minutes peut-être, sous une des charmilles de tilleuls taillés qui contournent le jardin, et nous pouvions apercevoir à l'horizon la ligne bleuâtre de la lagune, en ce moment à demipleine. Les yeux de la jeune femme se fixaient sur le miroitement fascinateur de cette eau avec une expression qui devint réellement si anxieuse que je lui demandai:

"Est-ce que vous vous sentez moins bien ? Il faut peut-être rentrer ?"

- "Oui," dit-elle d'une voix saccadée, "il faut rentrer." Elle répéta: “Il faut rentrer." Puis, sans plus tenir compte de ma présence, et se parlant tout haut à elle-même: "Non, je ne le laisserai pas faire cela. Je ne peux pas.... Je ne dois pas... Mon Dieu!" cria-t-elle, comme si elle avait de nouveau sa vision de la nuit et d'un accent de détresse, "permettez que j'arrive à temps... !"-Et voici qu'elle se mit à courir dans la direction de la maison, de toute la vitesse dont elle était capable. Je ne tentai pas de la retenir, tant j'avais été saisi par la brusquerie de sa résolution. Je vis sa fine silhouette, gracieuse et svelte dans sa toilette de voyage en petit drap gris, disparaître derrière la porte de la vieille bâtisse, qu'elle allait évidemment défendre contre la destruction, en essayant d'empêcher que son mari ne la vendit à Crawford,-malgré la paire de chevaux, malgré le joaillier de la rue de la Paix et son rang de perles, malgré Monte-Carlo et ses tentations. Je la regardai, cette bâtisse. Qu'elle était vénérable et jolie, si intime et si romanesque! Songeant à tout ce qu'il tenait d'humanité entre ces murs où frémissait le lierre, dans ce parterre à la Française où rêvait le Neptune, sous ces beaux arbres qu'un vent pareil

à celui de la veille continuait de faire frissonner, je me souviens que je souhaitai de tout mon cœur que cette folle démarche-provoquée par un si enfantin motif—réussit pourtant; et lorsque j'aperçus Crawford qui sortait lui-même de la maison et qui remontait dans son car, son large visage visiblement contrarié, j'eus une seconde de réelle satisfaction que la réponse de Maxime de Corcieux confirma presque tout de suite. "Eh bien?" lui demandai-je.

"Eh bien," dit-il en haussant les épaules. "Vous m'aviez promis de faire entendre raison à Germaine, et elle m'arrive là dans un moment où le Crawford commençait à me porter sur les nerfs. Elle me raconte un rêve auquel je ne comprends rien. Elle pleure. Elle supplie... Enfin c'est brisé. Je ne lui vendrai pas Neptunevale... Ce n'est pourtant pas raisonnable. Et tout cela pour cet absurde rêve !... Que je m'en veux d'être si faible avec elle !..."

"Ah,” dit sa femme, en lui prenant le bras et le tutoyant devant moi pour la première fois,-" pense au bonheur de ces pauvres Corrigan quand tu vas leur annoncer que tu gardes la maison, et eux avec, s'ils veulent rester..."

V

Quarante-huit heures après cette décision si comiquement inopinée et comme nous étions à prendre le thé dans le même petit salon, et servis par les deux filles du vieux Corrigan, transfigurées du contentement de ne pas quitter Neptunevale, Germaine de Corcieux qui ouvrait distraitement un journal de Dublin — lequel continuait d'arriver à l'adresse du comte Jules -poussa soudain un petit cri. Elle paraissait ne pas en croire ses yeux que dilatait l'épouvante, et de sa main, qui cette fois, tremblait plus encore qu'à la seconde où elle me racontait son rêve, elle nous montrait, à son mari et à moi, un de ces headings sensationnels comme les aiment les feuilles anglosaxonnes: "Terrible collision en mer près de Holyhead- Quarante vie perdues." Et l'article décrivait un abordage dans le brouillard, où le bateau parti de Dublin l'avant-veille au soir avait sombré. Plus de quarante passagers s'étaient noyés.

- "Tu vois," disait-elle à Maxime, "tu vois que ce sont bien

NO, X. (VOL. IV.)

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eux qui sont venus m'avertir, et que nous avons bien fait de les écouter !"

Elle regardait, en parlant, les deux portraits qui continuaient, immobiles, de montrer le long du mur leurs vieux visages travaillés par la vie, et elle avait dans ses prunelles bleues des larmes de reconnaissance, tandis que Maxime répondait :

-"C'est une coïncidence très étrange, très étrange..." répéta-t-il, puis, lisant l'article à son tour, il haussa les épaules: "Ce n'est pas la malle," dit-il, "et par conséquent nous aurions pris l'autre bateau..."

Du point de vue de la raison, en effet, le scepticisme du jeune homme avait raison. Ce drame de mer, survenu après le rêve de la jeune femme, ne représentait qu'un de ces hasards qui s'expliquent par une coïncidence comme il s'en produit une sur dix millions. Il n'en est pas moins certain qu'un autre hasard aurait pu décider les deux jeunes gens à partir par le bateau du naufrage, et après tout, Germaine avait-elle tort de croire qu'elle avait été sauvée par les deux anciens maîtres de Neptunevale, puisqu'elle n'avait eu son rêve que pour avoir trop pensé à eux, et si elle avait empêché son mari de vendre la maison et de courir la chance possible du désastre, n'avait-ce pas été à cause de cette possession de son âme par l'âme des morts, présente partout dans cet endroit où ils s'étaient tant aimés?

PAUL BOURGET.

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