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réfléchissant à la perte que la Société royale académique de Savoie allait faire par votre départ, et au vide que vous deviez laisser dans son sein. A moi surtout, Monseigneur, à moi qui fus votre élève et que vous aviez daigné recevoir au nombre de vos amis, il m'appartenait de saisir ici l'occasion de vous témoigner ma reconnaissance. C'est à ce titre que je dépose aux pieds de Votre Grandeur le faible produit de mes recherches et de ce goût pour l'étude que je dois en grande partie à vos encouragements et à votre exemple. Un autre motif m'engage à vous dédier mon travail les ruines de l'abbaye d'Aulps, ces ruines autour desquelles viennent se grouper tant de noms révérés, tant de drames vivaces, et qui, semblables à des veuves éplorées, réclament aujourd'hui un bras protecteur; ces ruines, dis-je, sont dans votre diocèse; vous les visiterez, Monseigneur, vous les consolerez d'un long abandon, et ferez luire enfin une auréole d'avenir sur ce monument mutilé que réclament à la fois et la religion et les arts.

Veuillez agréer, Monseigneur, l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

de Votre Grandeur,

le très-humble et très-obéissant serviteur,

LEON MÉNABRÉA.

Ayant eu, pendant l'été de 1840, l'occasion de parcourir, avec mon savant ami, M. le chevalier Cibrario, les magnifiques paysages du Chablais, la plus belle et la plus pittoresque de nos provinces, qui se déroule sur les bords du lac de Genève, à l'opposite du Pays de Vaud, je ne voulus point quitter cette plage vraiment enchantée, sans pousser mon pélerinage, à travers les torrents fougueux, les noires forêts, les ravines abruptes, jusqu'aux débris d'une abbaye antique, Sainte-Marie-d'Aulps (Sancta Maria Alpensis). Lorsque mon compagnon et moi arrivâmes en face de ce monastère, retraite chérie du comte Humbert III, nous fùmes frappés de la majesté des ruines qui se dressaient vis-à-vis de nous. Nous pûmes alors contempler un de ces rares monuments qui appartiennent à la période initiale du style gothique, et où l'on voit l'architecture romane essayer un dernier effort contre la toute-puissance du système ogival; nous nous arrêtâmes long-temps à interroger ces décombres, et à réfléchir sur les étranges vicissitudes des siècles; le soleil déclinait à l'horizon; la nature muette semblait favoriser l'émotion que nous éprouvions en présence de ces vestiges de la foi des anciens âges. Je ne parlerai pas de l'accueil qu'une famille aux mœurs patriarchales nous fit à St-Jean-d'Aulps, village charmant, situé au haut d'un monticule, à un quart d'heure de l'abbaye de là, mesurant de l'œil les vastes pâturages qui tapissaient le penchant des montagnes, et sur lesquels s'échelonnaient de nombreux chalets, nous pûmes nous convaincre que ce n'était pas sans raison que la vallée qui serpentait devant nous avait été nommée la Vallée d'Aulps, c'est-à-dire la Vallée des Alpes par excellence; car ici, comme en Suisse et en d'autres lieux en

core, Alpes est synonyme de pâturages. Nous fùmes bientôt rejoints par un jeune ecclésiastique', M. l'abbé Buttet, qui eut la bonté de satisfaire ma curiosité et de me donner une infinité de renseignements sur les choses que je désirais connaître ; il se chargea même de recueillir ce qu'il pourrait des chartes du monastère d'Aulps éparses, depuis l'invasion de 1792, chez divers individus des environs. Et de fait, un ou deux mois après, je reçus de sa part un coffret plein de parchemins d'où j'ai extrait les documents qui m'ont paru offrir quelque intérêt historique. Plus tard, une nouvelle masse de chartes relatives au même monastère, et appartenant à M. le curé de la Sainte-Maison de Thonon, me tomba entre les mains: ces chartes concernaient principalement les rapports existant jadis entre les religieux d'Aulps et les sires de Salins en Bourgogne. L'Inventaire général des titres de l'abbaye, que je trouvai dans les archives de la paroisse de St-Jean-d'Aulps, m'a également fourni plusieurs indications très-utiles. Enfin, un de mes bons amis, M. Bonnefoy, notaire à Sallanches, membre de la Commission royale d'Histoire, dont la riche collection paléographique est assez connue, a eu la complaisance de me communiquer une chronique manuscrite de l'abbaye d'Aulps, rédigée au dernier siècle d'après les titres mêmes du monastère, et intitulée : Abrégé historique et éclaircissements sur la fondation de l'abbaye d'Aulps et la succession de ses abbés. Le lecteur verra que j'ai souvent cité cet excellent recueil. Les ruines de l'abbaye d'Aulps sont maintenant la propriété de M. le chanoine Buttet, curé de Saint-Maurice d'Annecy, oncle du jeune ecclésiastique dont j'ai déjà parlé : M. Buttet en se rendant acquéreur de ces pieux débris, a fait preuve d'un désintéressement qui l'honore; il a pu ainsi arracher ce monument à une prochaine et entière destruction.

L'ABBAYE D'AULPS.

De tout temps il y a eu des âmes ardentes qui, s'efforçant de briser les liens qui les attachaient à la terre, ont cru pouvoir arriver à la sainteté par la seule contemplation des choses de Dieu. Si vous voulez être parfait, a dit Jésus-Christ, allez, vendez vos biens, distribuez-en le prix aux pauvres, et vous aurez un trésor au ciel (1). Ces paroles interprétées dans un sens absolu et rigide, furent le germe d'une institution qui, née au fond des déserts de la Thé

(1) Matt., XIX, 21.

baïde, avec les macérations des Paul, des Antoine, des Pacôme, des Macaire, des Siméon, des Hilarion, reçut, sous la règle de saint Basile, un caractère fixe, puis, se propageant d'Egypte en Syrie, en Arménie et en Cappadoce, ne tarda pas à s'introduire en Occident, et à se naturaliser en France, par les soins de saint Martin, évêque de Tours, et de saint Marcellin, archevêque d'Embrun.

Toutefois la règle de saint Basile, empreinte encore des pieuses exagérations de l'Afrique et de l'Asie, ne pouvait convenir ni au climat plus tempéré, ni aux esprits plus calmes de l'Europe. En vain un Sénoch, un Patrocle, un Caluppa, un Hospitius, un Wulfilaïck essayèrent de transplanter, au milieu de nos contrées, les étonnantes austérités des anachorètes orientaux: le haut clergé ne fit rien pour favoriser leurs tentatives (2). Au reste, à cette époque, saint Benoît venait de fonder la célèbre abbaye du Mont-Cassin en Italie, et de formuler une nouvelle règle cénobitique destinée à se répandre par le monde comme un fleuve d'où devait découler un jour la gloire de la chrétienté.

L'intervalle compris entre le milieu du XIe siècle et la fin du siècle suivant fut pour la vie monastique

(2) Grégoire de Tours, Hist, Francor., V, 7, 9 et 10; VI, 6; VIII, 43.

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