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frayeur, et qui, lui peignant le bouc comme l'un des animaux les plus foibles et les plus lâches, l'engage à retourner sur ses pas; en conséquence, le lion, accompagné du renard, revient à la caverne où il avoit laissé le bouc. L'auteur continue ainsi :

« A la vue du lion revenant en la compagnie du renard, le bouc se douta bien que ce dernier lui avoit joué ce tour. Rappelant toute sa présence d'esprit à la vue du nouveau danger dont il se voit menacé, il s'avança vers eux avec une contenance assurée, et s'adressant au renard d'un ton de colère: Est-ce ainsi que tu exécutes mes ordres! Je t'avois envoyé pour m'amener dix lions, afin de les dévorer tous à-la-fois, et tu ne m'en amènes qu'un seul! Tu seras puni de ta négligence coupable. » Le lion n'eut pas plutôt entendu cette vive apostrophe du bouc au renard, que s'imaginant que ce dernier le trahissoit, il fut saisi d'une nouvelle frayeur, et prit la fuite à l'instant même, récitant en fuyant cette ancienne maxime :

כל

Sloca.

>>H ne faut jamais s'exposer à l'inimitié de son cuisinier, des médecins, des poëtes et des magiciens; il faut se garder d'avoir querelle avec le gouverneur de son pays, avec les personnes riches, avec ceux qui sont plus puissans que nous, et avec les gens obstinés. »

Avant de quitter ce sujet, je dois faire observer que, dans ce livre, comme dans le Hitoupadésa, la mort du taureau Sandjivaca termine l'histoire des deux renards ou chacals, Carataca et Damanaca. Dans le livre de Calila et Dimna, au contraire, le chapitre qui répond au premier chapitre du Pantcha-tantra et au second du Hitoupadésa, est suivi immédiatement d'un autre où l'on raconte le procès fait à Dimna ou Damanaca par ordre du lion, et comment Dimna, convaincu d'avoir occasionné par une indigne trahison la mort de Sandjivaca, est lui-même puni de mort. Je ne sais si cette seconde partie des aventures de Dimna est tirée de quelque autre roman indien, ou si elle est de l'invention de Barzouyèh, ce qui est peu vraisemblable. Elle ne contient, dans le texte arabe, que quatre apologues, la Femme et le Peintre, le Charlatan qui empoisonne la fille du Roi, le Soldat et les deux Femmes nues, le Fauconnier et les deux Perroquets on pourroit soupçonner que le dernier de ces apologues se trouve dans le premier livre du Pantcha-tantra, sous le titre des deux Perroquets; toutefois la manière dont cette fable est indiquée par M. Wilson dans son analyse du Pantcha-tantra, rend fort douteusel'identité de ces deux apologues.

Le Pantcha-tantra n'occupe guère que la moitié du volume publié par M. l'abbé Dubois. On trouve ensuite les Aventures du Gourou Paramarta, sorte de niais qui avoit près de lui cinq disciples dont les noms seuls, traduits apparemment de la langue originale, laissent deviner l'espèce d'aventures que ce cadre renferme. Ces cinq personnages sont ainsi appelés, Stupide, Idiot, Hébété, Badaud et Lourdaut. Les aventures de Paramarta sont au nombre de huit, savoir: le Passage de la rivière, l'Euf de jument, le Voyage de Paramarta monté sur un bœuf de louage, le Cheval péché à la ligne, la Prédiction du brahme Pourohita, la Chute de cheval, et enfin l'Accomplissement de la prédiction du Pourohita ou la Mort de Paramarta. Cette série d'aventures ne seroit bonne qu'à occuper quelques momens de désœuvrement, si elle ne présentoit pas certains traits des superstitions, des préjugés et des coutumes des Indiens: du reste ces contes n'offrent aucun but moral. Ils ont été traduits sur un original tamoul dont l'auteur est le P. Beschi, célèbre missionnaire. Quelques personnes ont pensé que ces contes étoient de son invention, et qu'il les avoit composés dans l'intention de tourner en ridicule les brahmes et leurs usages, ce qui, nous devons l'avouer, nous paroît fort vraisemblable. M. l'abbé Dubois les croit d'origine indienne.

Il y a plus d'intérêt dans les contes détachés, au nombre de six, qui terminent le volume. Les deux premiers, savoir, les Quatre Sourds, et le Berger et le brahme Pourohita, sont peu remarquables. Le troisième, intitulé les Quatre Brahmes fous, a pour but de montrer jusqu'à quel point l'amour propre peut aveugler les hommes. Quatre brahmes sont rencontrés par un soldat qui les salue en termes respectueux, suivant l'usage, et passe son chemin. Chacun des brahmes prétend que lui seul a été salué par le soldat, et, après s'être disputés vivement, ils courent après le soldat pour qu'il vide lui-même leur querelle. « C'est, » leur dit le soldat, le plus fou des quatre que j'ai entendu saluer. » Nouveau sujet de dispute que les brahmes conviennent de soumettre à la décision des chefs d'une ville voisine. Devant ce tribunal, chacun d'eux expose ses droits à être déclaré le plus fou, et raconte les traits de sa vie qui doivent faire accueillir sa prétention. Après les avoir entendus, les arbitres décident que chacun d'eux peut prétendre avec justice à la supériorité qu'il réclame en fait de folie. « Ainsi, disent-ils, » chacun de vous a gagné son procès; allez donc et continuez votre » voyage en paix, s'il est possible. » Les plaideurs se retirent contens, et chacun d'eux de crier : J'ai gagné mon procès!

כל

Le quatrième conte, le Djangouma (ou prêtre de Siva) et son

disciple, semble être une satire du culte du lingam, ou plutôt de l'hypocrisie des ministres des superstitions indiennes.

Le cinquième, Appadjy, premier ministre du roi Krichna-raya, est également dirigé contre la crédulité des Indiens, et la simplicité qui les rend dupes de tous les hypocrites qui, sous les noms de sanniassi ou de djogui, usurpent une vénération et des respects auxquels ils n'ont aucun droit. La vérité que ce conte doit prouver, c'est que « les hommes, dans leurs usages religieux et civils, ne se conduisent » que machinalement et par routine, et qu'une religion ou une coutume, >> une fois établie ou mise en vogue, est aveuglément suivie par la » multitude, quelque ridicule ou quelque absurde qu'elle soit. »

Le sixième et dernier conte, le Jardinier devenu ministre, a pour objet de faire voir combien il est difficile que la vérité parvienne jusqu'aux rois, et comment il arrive que, les plaintes des peuples étant étouffées par ceux qui entourent les souverains, leurs bonnes intentions restent sans effet, et l'on commet en leur nom, sans qu'ils le sachent, les vexations et les injustices les plus criantes. Si cet article n'étoit pas déjà si long, j'aurois donné une analyse des deux derniers contes. M. l'abbé Dubois nous assure qu'ils sont, ainsi que celui de Djangouma et de son disciple, connus de tous les Indiens, et qu'on les regarde comme des événemens réels, au récit desquels on a donné une forme un peu romanesque, pour les faire plus facilement retenir par

cœur.

Au total, cet ouvrage de M. l'abbé Dubois ne peut manquer d'être favorablement accueilli du public, et est un nouveau service rendu par ce savant missionnaire à la littérature indienne.

SILVESTRE DE SACY.

LES CHANTS DE TYRTÉE, traduits en vers français par M. Firmin Didot, chevalier de l'ordre de la légion d'honneur Paris, de la typograpgie de Firmin Didot, rue Jacob, n.o 24, 1826, 1 vol. in-12.

ON regarde Tyrtée comme le poëte de l'antiquité qui a le plus heureusement animé le zèle des citoyens à combattre avec courage, et à mourir même avec orgueif, pour la défense de la liberté ou de la gloire de leur pays. Platon a donné à Tyrtée le titre de divin; Horace et Quintilien l'ont honoré de leurs illustres suffrages; et son

nom est devenu la qualification des lyriques postérieurs, quand leurs chants ont réussi à inspirer le dévouement guerrier.

M. Firmin Didot a précédemment traduit en vers français les églogues de Virgile et les idylles de Théocrite. L'accueil favorable que ces deux traductions ont obtenu, l'a sans doute encouragé à entreprendre et à publier celle des chants de Tyrtée; il a joint à son travail des notes qui augmentent l'intérêt que peuvent exciter, sous divers rapports, les fragmens qui nous restent de ce poëte renommé. Le traducteur a placé en tête du texte gree et de la version française, une notice sur la vie et les chants de Tyrtée; cette notice, composée en français, est accompagnée d'une traduction en grec vulgaire. H est vraisemblable que M. Didot a espéré que cette publication pourroit devenir utile aujourd'hui à ces Grecs intrépides qui, depuis quelques années, protégés seulement de leur noble audace, de leur antique nom, et de leurs justes droits, combattent, sinon avec le même succès, du moins avec autant de courage et sur-tout de dévouement que ces anciens Grecs pour lesquels Tyrtée avoit composé ses chants guerriers.

M. Didot a intercalé habilement, dans la narration biographique, la traduction en vers français de la plupart des fragmens de Tyrtée qui, à cause de leur briéveté, ne pouvoient guère être placés à côté des chants dont la traduction forme un corps d'ouvrage. En écrivant cette biographie, il a admis, sans le soumettre à aucun examen critique, de fait que les Lacédémoniens, obéissant à une réponse de l'oracle de Delphes, avoient demandé aux Athéniens de leur donner un général, et que les Athéniens leur avoient accordé Tyrtée, alors simple maître d'école, homme de peu d'apparence, et même boiteux, qui passoit pour n'être pas doué d'une raison bien saine; l'abbé Sévin, qui a públié des recherches sur la vie et les ouvrages de Tyrtée, n'a élevé aucune discussion à ce sujet (1).

Aujourd'hui que l'art de la critique historique s'exerce sur les anciennes traditions, il est permis de rechercher ce qu'il peut y avoir de vraisemblable dans ces sortes de récits.

Il paroît bien extraordinaire que les Lacédémoniens, qui avoient des rois dont le droit et le devoir étoient sur-tout de commander les armées, des rois qui eux-mêmes dictoient, pour ainsi dire, les oracles, puisqu'ils choisissoient les officiers chargés de les consulter et de rapporter les réponses, aient été réduits à demander un chef guerrier

(1) Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. VIII, p. 144.

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à Athènes et qu'elle ait choisi un chef tel qu'on dépeint Tyrtée. L'auteur dont l'autorité me paroît la plus imposante pour décider cette question, c'est l'orateur Lycurgue, qui, dans sa harangue contre Léocrate, s'exprime en ces termes : « L'oracle de Delphes, consulté >> par les Lacédémoniens, lorsqu'ils étoient en guerre avec Messène, » conseilla à ces hommes vaillans de PRENDRE un chef parmi nous, » s'ils vouloient vaincre leur ennemi.... Qui des Grecs ignore que » les Lacédémoniens PRIRENT dans notre ville Tyrtée pour général!... » Pleins d'admiration pour celui qu'ils avoient PRIS parmi nous, &c. » Si Athènes, d'après la réponse de l'oracle, avoit elle-même choisi ce général, l'orateur Lycurgue eût-il dit et répété que les Lacédémoniens l'avoient PRIS parmi les Athéniens! eût-il manqué l'occasion de rappeler ce choix! Strabon, livre VIII, rapporte seulement que l'oracle avoit ordonné aux Lacédémoniens de prendre un chef parmi les Athéniens. Pausanias, dans son voyage de Messénie, livre II chapitre 15, annonce que l'oracle avoit ordonné aux Lacédémoniens de faire venir un Athénien pour prendre ses conseils, et qu'alors ils demandèrent à Athènes un de ses citoyens qui pût les diriger. Mais Pausanias ne dit pas qu'ils aient demandé un Athénien pour commander l'armée. Au contraire, dans le chapitre 16, il affirme expressément que, lors de la bataille qui eut lieu ensuite, Anaxandre, roi des Lacédémoniens, les commandoit, et que Tyrtée et les hiérophantes des grandes déesses ne prirent aucune part à l'action et se contentèrent d'animer ceux qui étoient aux derniers postes.

C'est Justin qui a rapporté à-la-fois et l'oracle et le choix d'un général par les Athéniens, livre III, chapitre 5.

כל

Les différences et même les contradictions des récits, autant que l'invraisemblance du fait, ont décidé le savant Visconti à regarder comme fabuleuses les traditions relatives à l'oracle de Delphes et au choix d'un général par les Athéniens. « Le récit de ses aventures, » dit-il, au sujet de Tyrtée, dans l'Iconologie grecque, est obscurci » par des fables;» et il ajoute en note: « Telles paroissent être toutes » ces traditions vulgaires que Pausanias a rapportées dans ses Messé» niennes; car il n'y a aucune vraisemblance que les Lacédémoniens, >> ayant leur roi, fussent allés chercher à Athènes, sur la foi des » oracles, un chef pour leurs armées, et que les Athéniens leur » eussent envoyé un homme aliéné et boiteux, et que ceux-ci » n'eussent eu aucune répugnance à le suivre. »

Si j'osois hasarder mes propres conjectures, en réduisant ces diverses traditions à ce qui me paroît le plus vraisemblable, je

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