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ANALYSE

D'UNE FABLE DE LA FONTAINE.

Cédant à la prière du président, M. A. Baron, membre de l'acamie royale de Belgique, professeur de littérature à l'université de Liége, et membre correspondant de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, prend la parole et annonce dans un exorde rapide qu'il va chercher à analyser l'un des chefsd'œuvre de La Fontaine. Il commence par donner lecture de la fable suivante :

LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom,

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie.
Nul mets n'excitait leur envie;

Ni loups ni renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie;

Les tourterelles se fuyaient. . .

Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit: mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune:
Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévoûments.

Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfesant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait? Nulle offense.
Même, il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Je me dévoûrai donc, s'il le faut; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi,
Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fites, seigneur,
En les croquant beaucoup d'honneur.

Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,

Etant de ces gens là qui sur les animaux

11. SÉRIE.

Se font un chimérique empire.

TOME VI.

VI

Ainsi dit le renard, et flatteurs d'applaudir.

On n'osa trop approfondir

Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue;

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.

A ces mots on cria haro sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Pour mettre en action cette vérité : les jugements de cour favorisent toujours le puissant et condamnent le faible, Lafontaine a créé un véritable drame avec son exposition, son nœud, son dénoûment, ses passions, ses caractères. L'exposition est la description de la peste; le nœud, le discours du Lion; le dénoùment, la condamnation de l'âne; les caractères, l'âne, le lion, le renard, le loup; les passions et les mœurs, l'orgueil, l'hypocrisie, la peur, la lâcheté, la cruauté. Entrons dans les détails.

Pouvait-on dépeindre le fléau qui accablait les animaux sous de plus terribles couleurs? Il suppose que l'omnipotence céleste, surexcitée par la fureur, et ne trouvant rien dans l'arsenal de ses

instruments de torture qui puisse satisfaire sa vengeance, est réduite à inventer un supplice nouveau,

Inventa.

Mal que le ciel en sa fureur,

Il ne nomme pas immédiatement cette fatale découverte, et laisse le nom suspendu jusqu'au 3. vers, comme s'il fallait le lui arracher malgré lui,

La peste puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Enfin il ajoute ce terrible corollaire :

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

l'Achéron, le plus avare, le plus insatiable des Dieux inferle plus tenace à garder son bien,

naux,

Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.

Quel trésor de maux que celui qui pouvait enrichir en un jour cet Harpagon du Tartare!

Après cette synthèse par amplification, comme disent les Rhéteurs, Lafontaine entre dans l'analyse. Tous les animaux étaient frappés,

On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie.

Remarquez le contraste des deux mots et l'harmonie du vers, et, pour la pensée, rappelez-vous Virgile,

Labitur infelix studiorum, atque immemor herbæ
Victor equus, fontesque avertitur. . . .

Mais Virgile lui-même s'arrête là. Il lui semble que le mal ne peut aller plus loin que de faire oublier le manger, le boire, tous les instincts de conservation. Le cœur seul de Lafontaine pouvait lui révéler quelque chose au-delà. Ne plus boire, ne plus manger; cela se conçoit; mais ne plus aimer ! Lui seul pouvait donner au tableau ce dernier coup de pinceau,

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L'action s'engage. Mais d'abord, quel est le caractère de ce roi Lion? Est-ce un tyran, celui qui condamne si lestement un de ses sujets, sans même savoir lequel? Est-ce un bon roi, celui qui les consulte et les appelle ses chers amis! Ni l'un ni l'autre. C'est tout bonnement un roi, un roi absolu, né dans la pourpre, Louis XIV, ou tout autre; un roi superstitieux et n'ayant peur que du seul pouvoir invisible et invincible qui se révèle par le tonnerre ou la peste,

Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune;

un roi souverainement égoïste,

Peut-être il obtiendra la guérison commune;

Peut-être? S'il l'obtient, je suis sauvé, car la maladie commune peut m'atteindre, moi le roi; s'il ne l'obtient pas, que m'importe qu'un sujet ait péri inutilement? un roi s'appuyant comme tous les esprits bornés, sur les précédents, un des préjugés les plus universels, et qui signifie : puisque nos pères ont fait une sottise, il faut bien la faire aussi,

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévoûments.

Qui donc, on? Un roi enfin croyant sincèrement et de bonne foi que les lois ne sont pas faites pour lui, et que tout le monde comprend un principe si naturel comme il le comprend lui-même. Aussi voyez l'impudente naïveté de sa confession. Il pouvait excuser sa mauvaise habitude de manger les animaux par la nécessité de la conservation personnelle; il n'y songe même pas ; il a usé et abusé, il n'a pas satisfait seulement ses appétits, mais sa gloutonnerie, il n'a pas seulement mangé, il a dévoré, et beaucoup dévoré,

Pour moi, satisfesant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons,

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