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l'ascenseur, qui commença de monter, tandis qu'elle restait devant la porte, brusquement refermée, à se dire :

« Je suis trop sotte, mais qu'est-ce qu'il a eu? Cela ne lui ressemble pas, de se fàcher pour une taquinerie... Il n'est pas souffrant. Il était en forme tout à l'heure, et si allant... Comme il m'a parlé! Ah! les hommes! Quand on court après eux, ils deviennent aussi rosses que les femmes... Il n'est toujours pas là, en ce moment, à faire danser cette petite Favy. »

La pauvre fille aurait été très mortifiée, et plus étonnée encore, si elle avait su combien sa sotte phrase de coquette dépitée était étrangère à cette fuite inopinée du danseur hors de la salle où l'on venait, une fois de plus, de l'applaudir frénétiquement. A la minute où il regardait Renée, lui-même s'était vu regarder par un vieillard, un nouvel arrivant dans l'hôtel et qui venait de s'asseoir à la même table que ces dames Favy. Cette rencontre de leurs yeux avait suffi pour que Neyrial ne pût, physiquement, rester cinq minutes de plus dans la même pièce que ce personnage. Cette seule présence lui avait infligé une de ces foudroyantes secousses de terreur, où l'homme ne se connait plus, ne raisonne plus. Un réflexe animal de défense se déclenche en lui, aussi aveugle et irrésistible que le galop d'un cheval emballé. Tel était ce trouble du jeune homme, qu'en pressant le bouton de l'ascenseur, il n'avait pas pris garde au chiffre de l'étage, si bien qu'il se trouva s'arrêter au premier, tandis qu'il occupait une chambre au troisième.

La distribution des pièces étant pareille dans tout l'hôtel, il alla jusqu'au bout du couloir, ouvrit une porte qu'il crut la sienne, et, s'apercevant de son erreur, il ressortit aussitôt, juste à temps pour voir, au bruit du battant refermé, s'éloigner rapidement quelqu'un. Il crut reconnaître Gilbert Favy dont ce n'était pas l'étage non plus. Que faisait-il là? Après leur conversation du matin, et dans toute autre circonstance, cette allure clandestine du frère de Renée aurait inquiété Neyrial. Il l'aurait interrogé. Au lieu de cela, il s'échappait luimême du côté opposé, par l'escalier de service, dont il montait les marches quatre à quatre, pour se réfugier dans sa chambre, la vraie, cette fois, et il se jetait sur son lit, en se prenant la tête dans les mains et disant à voix haute: « Jaffeux ! C'était Jaf

feux !... Et il connaît ces dames Favy. Elles l'avaient fait s'asseoir à leur table... Elles vont savoir... Il ne leur a pas encore parlé. Sinon, elles n'auraient pas applaudi... Pourtant, si j'allais le trouver tout à l'heure, si je lui disais : « C'est vrai. C'est moi, Pierre-Stéphane Beurtin. Depuis ce qui s'est passé, je n'ai plus volé, je n'ai plus joué. J'ai gagné ma vie, comme j'ai pu, mais proprement. Renseignez-vous. Faites une enquête... » A quoi bon? Il a été si dur pour moi! Il doit tant me mépriser avec ses idées, et davantage en me retrouvant ici dans un métier qu'il ne peut pas comprendre!... C'est trop naturel, étant l'homme qu'il est, si droit, si juste, si traditionnel aussi... Mieux vaut partir, payer mon dédit et ne pas le revoir. Dire qu'en ce moment, il est en train de tout raconter... Qu'est-ce que va penser de moi cette petite Renée, si naïve, si tendre? Je savais bien que c'était fou, que je ne devais pas l'aimer. Et je ne me le permettais pas. Mais elle me plaisait tant! Cette gentille amitié m'était si douce!... La quitter pour toujours, c'est déjà bien triste, et qu'elle pense de moi ce qu'elle va en penser, ce qu'elle en pense! C'était convenu, qu'après le «< numéro » nous dansions ensemble. Elle ne m'a plus vu. Elle s'est enquise. J'entends Jaffeux leur dire, à elle et à sa mère : « Voulez-vous savoir pourquoi ce joli monsieur a disparu?... » Et le reste... Ah! c'est affreux !... >>

Se prononçaient-elles, cependant, ces paroles, dont la seule possibilité affolait le jeune homme? Il le croyait, hanté par cette obsession du déshonneur, constante chez tous les coupables, qui ont, dans une heure d'égarement, commis un acte irréparable, quand cette faute ne ressemble pas à l'arrière-fond de leur nature. Il ne se doutait pas que ce témoin de son passé, et qui, tout de suite, avait reconnu, dans le Neyrial acclamé du Palace, le malheureux Pierre-Stéphane Beurtin d'autrefois, était, à cette minute, aussi tourmenté que lui-même. Le nom de Martial Jaffeux évoque pour tous ceux qui suivent d'un peu près les choses du Palais, un des plus nobles types de cette carrière d'avocat, si salutaire ou si dangereuse à la moralité de ceux qui la parcourent avec succès, selon l'usage qu'ils font de leur éloquence. Cette profession repose tout entière sur ce principe qui en est comme la mystique : chaque accusé a le droit d'être défendu. Martial Jaffeux aura été un des maîtres du

barreau qui complètent cet axiome par une précision bien nécessaire : « Oui, chaque accusé a le droit d'être défendu, mais dans la vérité. » C'est dire que, durant ses trente-cinq ans d'exercice, avant que sa santé ne le contraignît à se retirer ou presque, il n'a jamais plaidé une cause qu'il ne considérât comme juste. De telles rigueurs de conscience font de ceux qui les pratiquent, avec l'âge avançant, des scrupuleux. Aussi bien était-ce le commencement d'une crise d'anxiété que venait de donner au célèbre avocat cette inattendue rencontre avec un garçon, perdu de vue depuis plusieurs années, et dans la destinée duquel les circonstances et son propre caractère lui avaient fait jouer le rôle d'un implacable justicier. Jaffeux s'était arrêté à Hyères, et au Mèdes-Palace, sur la foi d'un guide, pour se reposer quelques jours, en route vers Nice et l'Italie. Arrivé cet après-midi même, et, regardant sur le tableau ad hoc la liste des voyageurs, il y avait lu le nom de Mme Favy qu'il connaissait, ayant plaidé jadis, avec succès, pour le colonel, un important procès d'héritage. Presque aussitôt, il l'avait aperçue dans le hall, avec sa fille, et saluée. Elle l'avait convié à prendre le thé avec elle.

Prévenez maître Jaffeux que c'est à un Thé-dansant que vous l'invitez... avait dit Renée Favy.

- Pourvu que je ne sois pas obligé de danser moi-même... avait-il répondu en riant. Je suis, d'ailleurs, du temps de la valse et de la polka, et ces danses modernes...

Vous ne les avez pas encore vues dansées par M. Neyrial. C'est le professionnel du Palace. Avec lui, elles prennent leur vrai caractère de souplesse et de gràce. Papa lui-même se réconcilierait avec le Tango et le Fox-trott, si on les dansait ainsi devant lui. Et vous savez s'il est sévère...

Mais je croyais qu'il était venu ici, fit Jaffeux.

Oh! pour vingt-quatre heures... dit la jeune fille, et il nous a emmenées, maman et moi, tout l'après-midi au Mont des Oiseaux, pour y giberner avec des camarades...

Habitué par son métier à observer et à interpréter les moindres détails d'une physionomie, quand il questionnait un client, M. Jaffeux avait remarqué la lueur d'enthousiasme dont s'éclairaient les prunelles bleues de la jeune fille, tandis qu'elle célébrait les mérites du danseur. Cette excitation contrastait trop avec sa réserve accoutumée. Il est vrai qu'il ne l'avait

jamais vue qu'en présence de ce père dont, lui-même, blâmait secrètement la trop opprimante sévérité. Comment s'étonner que l'existence plus libre, à l'hôtel et dans le Midi, détendit un peu les deux femmes? Il n'avait donc pas attaché de signification particulière à cet indice, non plus qu'à l'insistance avec laquelle, et comme il déclinait l'invitation sous le prétexte de lettres à écrire, Renée lui avait dit :

- Ne venez qu'à six heures. C'est le moment du «< numéro »... Et après lui avoir traduit ce terme argotique : — La levée du courrier se fait à six heures moins le quart. Le vôtre sera fini. Il faut que vous voyiez danser M. Neyrial. Venez. Venez. Je le veux....

-Eh bien ! Je viendrai...

Il était venu, pour demeurer stupéfait, en reconnaissant Pierre-Stéphane Beurtin dans ce Neyrial, dont Renée Favy lui avait parlé ainsi et dont elle suivait du regard les mouvements avec une émotion, plus révélatrice encore. Il voyait ce jeune et frais visage se pencher en avant, ces lèvres frémissantes s'ouvrir, un sourire d'admiration s'y dessiner, puis, un involontaire frémissement les crisper, quand le danseur avait enlevé la danseuse d'un geste qui simulait une étreinte de passion. heureuse.

« Mais elle est éprise de lui, la pauvre enfant, pensait Jaffeux, et la mère qui n'y prend pas garde!... »

Mme Favy, en effet, accompagnait le spectacle de commentaires, élogieux aussi, mais bien froids en comparaison de ceux de sa fille.

«< Se jouerait-il un drame ici? » se demandait déjà l'avocat, mis aussitôt en éveil par sa longue expérience des dangereux dessous de la vie, et, interrogeant la mère :

Vous le connaissez personnellement, ce M. Neyrial?...

- Mais oui, c'est un bon camarade de Gilbert, et Renée prend des leçons avec lui. Il est si comme il faut, si bien élevé ! C'est un garçon de bonne famille sans doute. Sa boutonnière rappelle qu'il a fait bravement son devoir pendant la guerre. Vous comprenez que je ne l'ai pas questionné. J'ai cru comprendre qu'il est orphelin et qu'il a eu des revers de fortune. Il a pris une drôle de profession, mais aujourd'hui !...

Une phrase vint à la bouche de Jaffeux, qu'il ne prononça

pas. L'automatisme du métier fonctionnait de nouveau en lui. La sagesse, il le savait trop, veut que l'on agisse avec lenteur dans toutes les situations compliquées. Apprendre à la mère aussitôt la véritable identité de Neyrial, c'était risquer une catastrophe, peut-être, si par malheur, cet aventurier, évidemment il en était devenu un,-avait séduit la jeune fille... Mais non... Il étudiait Renée avec l'attention pénétrante, dont ses yeux de compulseur de dossiers révélaient l'habitude. Quelle acuité dans leurs prunelles, détachées en noir sur son maigre visage rasé, dont les rides profondes semblaient creusées par la réflexion ! Et il se répétait mentalement : « Mais non. Cette physionomie si claire, si virginale, ne peut pas mentir. La naïveté même de cet enthousiasme en prouve l'innocence. L'imagination seule de cette pauvre enfant est prise. Celui qui la trouble connaît-il seulement l'intérêt qu'il inspire? Ou bien, serait-il aujourd'hui un profond scélérat, et, voyant cette exaltation d'une fille riche, aurait-il conçu le projet de l'épouser, en s'imposant aux parents par le procédé classique? >>

Là encore, l'expérience du basochien entrait en jeu. Il se rappelait avoir été récemment consulté par un de ses clients à l'occasion d'un enlèvement sensationnel dans le grand monde, et avoir conseillé le mariage... Était-ce par rouerie alors que le danseur mimait ces figures du printemps, en affectant de ne s'occuper que de sa partenaire ? Car le ballet s'achevait, sans qu'il eût, une seule fois, regardé dans la direction de celle qui le regardait, elle, si passionnément. Jouait-il cette apparente indifférence pour la rendre jalouse?... Ce regard était enfin venu, et dirigé du côté où se tenaient Mme Favy avec sa fille, mais pour rencontrer un autre regard, celui de Jaffeux. Sur quoi le bouleversement du jeune homme s'était traduit par l'altération de ses traits et cette soudaine disparition dont Renée demeurait étonnée. Elle aussi l'avait vu se glisser le long de l'estrade, vers la porte du fond.

Il va certainement reparaître, avait-elle dit. Il m'a promis de me faire danser la Huppa-huppa.

Puis, quelques minutes plus tard, revenant elle-même de fox-trotter avec un autre jeune homme qu'elle avait interrogé sur l'absence de Neyrial:

- Il s'est senti un peu souffrant, m'a-t-on dit. Ce n'est pas étonnant. Il se surmène. Il se donne tout entier à son art et

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