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mon refus de conférer avec les représentants quand j'ai cru qu'il était urgent d'agir. Est-ce là de l'insubordination? Quoi qu'il puisse m'en coûter, je resterai convaincu du mot d'Eugène : que tout général qui tient conseil de guerre n'a point envie d'entreprendre. En 5 présence de l'occasion qu'il fallait saisir, je n'ai jamais craint d'engager ma responsabilité. J'ai toujours pensé que la plus terrible, c'est d'avoir à rendre compte un jour à l'Etre suprême du sang humain qu'on aurait répandu sans récessité et, je dois le dire, celle-là, mais 10 celle-là seule, m'a toujours fait trembler."*

La pensée d'un Dieu juste et rémunérateur le soutient: il espère en sa providence, en sa bonté; il écrit à son beau-frère: "Le juste Ciel m'a protégé jusqu'à présent : je compte beaucoup sur lui; la pensée d'un crime 15 n'entra jamais dans mon cœur. Et à sa femme: "Celui qui préside à tout soutiendra mon courage... Tous nos maux seront bientôt terminés. C'est dans le sein de l'Éternel que nous nous reverrons: puisse du moins sa justice nous y réunir."†

Une nouvelle et poignante douleur lui était encore réservée.

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Un jeune homme d'environ vingt ans, appelé Thoiras, adjudant au régiment de son beau-frère, et ami de sa famille, avait été arrêté à Thionville où Adélaïde était 25 restée près de son père captif, lui prodiguant ses soins et tremblant pour ses jours et pour ceux de son mari. Thoiras, aux yeux du gouvernement, était suspect à cause de son dévouement pour cette famille infortunée, et coupable d'une admiration enthousiaste et non 30 déguisée pour son général. Il fut envoyé prisonnier à Paris et enfermé avec lui dans la même prison, à la Conciergerie. Hoche trouvait un plaisir amer et doux à s'entretenir avec ce jeune homme des objets si chers à son cœur ; il écrivit à sa femme: "Thoiras m'a donné 35 de tes nouvelles : chacune de ses paroles a pénétré mon âme d'attendrissement." Et il espérait que son jeune

* Citation de Bergounioux, Vie de Lazare Hoche, p. 63.
+ Id. ibid., p. 64.

ami trouverait une protection contre la fureur des tyrans dans son âge et dans son obscurité. Vaine espérance! Le quatrième jour au matin, le guichetier pourvoyeur quotidien de l'échafaud entra dans la prison 5 et lut à haute voix, selon sa coutume, la liste des prisonniers traduits ce jour-là au tribunal révolutionnaire. Hoche entendit nommer plusieurs de ceux dont il faisait sa société intime et il attendait son tour qui ne vint pas : le dernier nom inscrit sur la liste funèbre était celui de 10 Thoiras. Hoche pâlit à ce nom plus qu'il n'eût fait sans doute s'il eût entendu le sien: et il demeura muet, partagé entre un sombre courroux et une pitié sans espérance. Thoiras ne changea point de visage; il tira sa montre et, la donnant à Hoche, il le pria de la garder 15 toujours,* et lui demanda en échange une fleur d'un bouquet de roses que Hoche tenait à la main et qu'il avait reçu le matin même d'une personne demeurée inconnue. Tous les autres prisonniers appelés au tribunal avec Thoiras en demandèrent aussi : tous furent con20 damnés et montèrent les degrés de l'échafaud portant une rose à la boutonnière. On mourait ainsi alors, avec une fermeté insouciante et un dédain de la vie énergiquement exprimé par Hoche lorsque, dans une lettre d'adieu adressée à sa femme, il disait: “La mort 25 n'est plus un mal quand la vie a cessé d'être un bien."

On dit cependant qu'après la mort de Thoiras, un changement notable apparut dans les manières de Hoche à la Conciergerie et dans son langage à l'égard de ses geôliers et de ses juges, et qu'à une froide indifférence 30 succéda une colère, un emportement hautain dont il ne pouvait plus contenir l'expression méprisante et irritée. Qu'aurait-il pensé, s'il eût pu savoir qu'un jour viendrait où ce régime affreux qui avait dévoré tant d'illustres défenseurs de la Révolution et de la patrie, qui allait le 35 frapper lui-même, et qui avait implanté, pour un siècle

* La montre de Thoiras est aujourd'hui en la possession de la fille de Hoche, Madame la comtesse des Roys, et elle marque encore l'heure où elle s'arrêta dans la journée qui vit ce jeune officier arraché des bras de son général.

peut-être, au sein d'innombrables familles, la haine et l'horreur de la République, serait préconnisé comme l'ayant sauvée ! De quelle stupéfaction, de quelle douleur indignée sa grande âme eût été saisie, si on lui eût dit qu'une telle doctrine ferait école en France et 5 deviendrait populaire! Ah! semblable à une noble et touchante victime qui l'avait précédé dans son cachot, à cette femme héroïque (Madame Rolland) qui, durant le jour, ramassait ses dernières forces pour exhorter ses compagnons d'infortune, et qui, la nuit, 10 pleurait de longues heures en silence,* lui aussi il eût versé d'intarissables larmes, il eût pleuré sa République, il eût désespéré d'une génération capable d'ouvrir à de si monstrueux sophismes ses oreilles et son cœur.†

La femme qui la servait me dit un jour: Devant vous elle 15 rassemble toutes ses forces; mais, dans sa chambre, elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre à pleurer. (Mémoires de Riouffe.)

Un patriote, l'illustre Daunou, prisonnier lui-même à cette époque, a tracé un tableau horrible et vrai des prisons sous le 20 régime de la Terreur et du sort affreux où furent réduits en France les deux cent mille prisonniers du Comité de salut public: "Ce Comité, dit-il en terminant, une fois investi du pouvoir suprême, fit égorger, dans Paris consterné, plus de deux mille victimes en quatre mois. Un supplice inventé pour abréger les souffrances, devint, 25 entre ses mains dictatoriales, un moyen d'extermination rapide; on était tenté de regretter les anciennes tortures, parce qu'il semblait qu'elles eussent été moins dévorantes. Dans l'immensité de leurs fureurs, les décemvirs ont promené leur glaive homicide sur tous les sexes, sur toutes les fortunes, sur toutes les opinions; ils l'ont dirigé 30 de préférence sur les talents distingués, sur les caractères énergiques; ils ont moissonné, autant qu'ils l'ont pu, la fleur et l'espérance de la nation... J'ai vu arracher d'auprès de moi des infortunés que l'on traduisait soudainement au tribunal, que l'on entraînait trois heures après à la mort avec QUARANTE COMPLICES 35 QU'ILS N'AVAIENT JAMAIS VUS. On taxait à l'avance chaque prison à un nombre déterminé de victimes: le sang était mis en réquisition, et il suffisait aux juges d'avoir le temps, non d'interroger, mais d'insulter chacun des proscrits... Disons toutefois qu'en ce déchirant spectacle, une chose au moins consolait l'humanité en 40 l'honorant, c'était le courage des victimes. Tant d'injustices et d'atrocités faisaient jaillir avec éclat la fierté naturelle à l'homme; un dévouement magnanime s'y revêtait de formes assorties aux âges, aux sexes, aux caractères : l'innocence périssait avec une sensibilité douce ou avec une calme sérénité, et la vertu s'abîmait 45

L'heure de la délivrance approchait enfin: la discorde régnait parmi les terroristes. Robespierre, peu de jours après avoir, à l'apogée de sa puissance, présidé la fête consacrée à l'Être suprême, avait fait décréter par la 5 Convention épouvantée la loi de prairial plus sanguinaire que toutes les autres et qui, dans la plupart des cas, supprimait comme inutiles, devant le tribunal révolutionnaire, les témoins et les défenseurs, tenait le couteau suspendu sur la Convention tout entière, et 10 enlevait à celle-ci le droit de livrer comme de protéger ses propres membres dont la vie demeurait à la discrétion des implacables Comités de salut public et de sûreté générale.* Tous alors se sentirent en péril: la plupart des membres des comités tremblèrent eux-mêmes 15 devant le redoutable triumvirat de Robespierre, Couthon et Saint-Just : ils comprirent que ceux-ci, après avoir assouvi leur fureur sur leurs ennemis, au sein de la Convention, les immoleraient à leur tour s'ils n'étaient devancés, et qu'il fallait ou les tuer ou périr. Collot 20 d'Herbois, Billaud-Varennes, Barrère, Cambon, membres du Comité de salut public, se liguèrent avec leurs collègues de la Convention les plus compromis, Tallien, Amar, Bourdon de l'Oise, Lecointre et beaucoup d'autres: Tallien fut l'âme et le bras de cette conjuration, 25 qui se termina par la défaite des triumvirs et de leurs plus sanguinaires acolytes, dans la mémorable journée du 9 thermidor.‡

avec orgueil dans ce gouffre de carnage." M. Daunou n'a jamais pensé qu'un si effroyable régime ait eu pour résultat la conservation 30 du territoire ou ait rendu à la patrie un service quelconque. Il était au contraire profondément convaincu que, si ce régime de sang se fût prolongé, la nation courait à sa ruine la plus complète (Taillandier, Documents biographiques sur Daunou, p. 58-61).

* En entendant la lecture du projet de loi, un représentant, 35 nommé Ruamps, osa dire à haute voix: "Si ce projet passe, il ne nous reste plus qu'à nous brûler la cervelle."

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+ Ceux-ci formaient au sein du Comité du salut public un triumvirat qui avait longtemps concentré en lui la toute-puissance et duquel émanaient directement les résolutions les plus atroces.

Voyez la relation de cette journée dans mon Histoire de France, tome II, pages 311 et 312

Mais avant ce premier jour d'affranchissement, la veille encore, l'échafaud était en permanence, et le couteau fonctionnait : on vit marcher à la mort plusieurs membres des plus illustres familles de France, avec eux les deux Trudaine, modèles d'amitié fraternelle, et André 5 Chénier, le chantre immortel de la jeune Captive, moissonné dans tout l'éclat du génie, et son ami Roucher, auteur du poëme des Mois et qui, près de mourir, envoya à ses enfants son portrait et ces vers:

Ne vous étonnez pas, objets charmants et doux,
Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage;
Lorsqu'un crayon savant dessinait mon image,
On dressait l'échafaud, et je pensais à vous.

ΙΟ

Hoche les vit monter dans la charrette funèbre: déjà l'orage de la réaction thermidorienne grondait avec 15 fureur; quelques heures plus tard ils eussent été sauvés; mais ils ne revinrent pas ; ils furent, dans Paris, les dernières et trop regrettables victimes de ce régime de sang.

Le lendemain, une immense rumeur mêlée d'impréca- 20 tions et de cris de joie retentit autour de la Conciergerie: ces cris annonçaient la victoire des conjurés et la chute des tyrans. Bientôt s'ouvrirent les portes de la Conciergerie on y vit entrer garrottés Robespierre et avec lui Couthon, Saint-Just et leurs principaux affidés. Tous 25 allaient occuper ces mêmes cachots qu'ils avaient peuplés d'innocents. Saint-Just se rencontra, dans la prison, face à face avec Hoche, qui ne se vengea que par son silence d'un ennemi vaincu.

Les montagnards, pour sauver leur propre tête, avaient 30 abattu Robespierre: ils avaient enrayé un moment, mais non renversé le régime de la Terreur, et ils tentèrent d'abord de le maintenir contre le flot soulevé de l'horreur publique. Ils n'y purent réussir : cependant les prisons ne rendirent d'abord que ceux des prisonniers dont la 35 Convention ordonna la mise en liberté à la requête et en quelque sorte sous la caution des représentants. Hoche fut du nombre, le représentant Lacoste, témoin de ses exploits à Wissembourg, le fit relâcher. Hoche sortit de prison le 17 thermidor, an II, pauvre, 40

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