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un si sûr abri. Lors même que la vérité ne recueille que les dédains du monde, ne l'abandonnez jamais; accordez-lui, au contraire, toute votre estime, et soyez certain que vous n'aurez pas à vous en repentir; elle vous mettra en honneur parmi les hommes, et en état de grâce auprès de Dieu. Assuré ainsi d'arriver à une bonne fin, vous obtiendrez tout ce que vous pouvez souhaiter pour votre bien dans ce monde et pour le salut de votre âme dans l'autre. >>

Le comte Lucanor goûta beaucoup le conseil de Patronio; il le suivit et s'en trouva bien. Don Juan Manuel, estimant aussi que l'exemple était utile à retenir, le fit écrire dans ce livre et composa deux vers qui disent ceci :

« SI TU VEUX SANS EFFORT ÉVITER BIEN DU MAL,

SOIS TOUJOURS DANS LE VRAI; LE MENSONGE EST FATAL.»

Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette fable allégorique, c'est la poésie du récit; l'origine de la fiction est révélée par ce luxe oriental que don Juan Manuel a su à la fois conserver et tempérer. Dans le classement des mensonges l'auteur dénonce comme le plus odieux celui qui se couvre du masque de la vérité; l'hypocrisie est à ses yeux le mensonge infernal. La morale, bien appropriée à la fable, vient de plus haut que la sagesse des Brahmes, elle dérive de la philosophie du christianisme.

EXEMPLE XXVII.

DE CE QUI ADVINT A UN EMPEREUR ET A DON ALVAR FANEZ MINAYA AVEC LEURS FEMMES.

Le comte Lucanor s'entretenait un jour avec son conseiller. << Patronio, lui dit-il, j'ai deux frères qui sont mariés et qui tiennent dans leur ménage une conduite entièrement différente: l'un raffole de sa femme au point de ne pouvoir se passer d'elle un seul moment; il ne fait que ce qu'elle veut, et ne se décide à quoi que ce soit avant d'avoir pris son avis; l'autre, au contraire, ne saurait souffrir la sienne nous ne pouvons obtenir de lui, ni qu'il demeure avec elle, ni même qu'il la regarde. Je m'afflige également de trouver tant d'aversion d'un côté et tant de faiblesse de l'autre; indiquez-moi donc, je vous prie, le moyen (s'il y en a) d'y apporter remède ?

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avez raison de le dire: vos frères donnent dans un excès également blâmable. Que voulez-vous ! c'est l'œuvre des femmes ; leur malice nous pousse à son gré hors de toute mesure. Cependant, s'il vous plaisait d'entendre ce qui advint à l'empereur Frédéric et à don Alvar Fañez Minaya avec leurs femmes, je crois que cela ne serait pas inutile.

-->> Volontiers, dit le comte Lucanor; et Patronio poursuivit ainsi :

Seigneur comte Lucanor, comme j'ai deux histoires à vous raconter, et que je ne peux les faire marcher de front, je vous dirai d'abord ce qui advint à l'empereur Frédéric; puis, je passerai à don Alvar Fañez. L'empereur Frédéric épousa une femme de haute naissance, ainsi qu'il le devait; mais cette union ne fut pas heureuse : les défauts, cachés avant le mariage, se montrèrent après, et, bien que l'on n'eût pas lieu de suspecter en quoi que ce fût la vertu de l'impératrice, il était impossible de supporter son humeur altière et contrariante. Jamais elle n'était d'accord avec son mari. Voulait-il se mettre à table? elle n'avait pas faim. Voulait-il dormir? elle n'avait pas sommeil. Tous ceux qu'il aimait étaient pour elle des objets d'aversion; tous ceux qu'il ne pouvait sentir, des favoris. Que vous dirais-je? Elle ne lui cédait sur aucun point, prenait

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à tâche d'avoir pour désagréable tout ce qui pouvait lui plaire, et opposait des obstacles à ses moindres volontés. L'Empereur était patient; il supporta longtemps ces contrariétés sans cesse renaissantes; mais quand il eut reconnu que rien ne pouvait y faire : ni conseils, ni prières, ni caresses, ni menaces, il sentit que sa vie entière allait être troublée et qu'il y avait péril pour son royaume aussi bien que pour lui. En conséquence, il s'en fut trouver le Pape et lui exposa le cas, en le conjurant de rompre son mariage. Le Pape, considérant d'une part que la religion chrétienne ne permet pas d'annuler le sacrement administré par l'Église, et de l'autre, que les deux époux ne pouvaient vivre ensemble, répondit à l'Empereur qu'il était lié par une loi suprême qui ne lui permettait d'appliquer le châtiment que lorsque le péché avait été commis; qu'il ne pouvait donc pas le relever de l'engagement contracté au pied de l'autel; mais qu'il le laissait libre d'agir comme il le croirait le plus sage et le plus convenable. De retour dans ses États, l'Empereur fit une nouvelle tentative pour ramener sa femme à la raison sans pouvoir y réussir. Plus il lui parlait ou lui faisait parler, plus elle s'obstinait dans sa résistance et s'attachait à le provoquer. Il n'y avait plus d'épreuve à faire tout avait été inutile, tout devait l'être; mais voici ce qui

advint un jour, Frédéric voulant aller à la chasse aux cerfs, empoisonna ses flèches avec le jus de certaines herbes; il n'employa qu'une partie de cette composition et réserva le reste pour une autre chasse. « Ma femme, dit-il, prenez garde à ce poison : il est » si fort qu'il peut tuer hommes et bêtes; mais voilà » un onguent excellent pour toute espèce de maux.>> Et en parlant de la sorte, il fit l'épreuve de cet onguent sur lui-même, en présence de l'Impératrice et de plusieurs autres témoins. Dès qu'il fut parti, l'Impératrice, qui l'avait écouté en silence, éclata: « Quelle fausseté ! dit-elle, il sait bien que nos maux » sont différents, et il ne m'a recommandé de mė >> servir de l'onguent qu'il emploie que parce que cet » onguent ne peut me guérir; mais je ne suis pas si »sotte; je me servirai du remède qu'il m'a défendu,

et, à son retour, il me trouvera mieux portante » que jamais cela le fera enrager, j'en suis sûre; >> tant mieux, c'est un motif de plus pour que je le >> fasse. >> Toutes les personnes qui étaient là tâchèrent de la dissuader par leurs supplications et par leurs larmes Votre mort est certaine, lui direntelles, si une seule goutte du venin vous effleure. N'importe, elle persista, et, à peine avait-elle fait usage de la liqueur fatale que son agonie commença avec ses regrets. Il était trop tard: rien ne put la sauver.

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