Page images
PDF
EPUB

l'honneur de la maison Tamayo, son intrépide Alférez, qui, surpris par les Mores dans les retranchements d'Algérisas, aima mieux être taillé en pièces que de fuir avec sa bannière.

J'ai dit que don Juan Manuel avait été marié deux fois. Il épousa d'abord dona Constanza, infante d'Aragon, fille de don Jayme, roi d'Aragon, et de dona Blanca, fille de Charles II, roi de Naples. Il n'eut de cette union qu'une seule fille, cette dona Constanza si étrangement persécutée, qui redevint infante après avoir été reine de Castille, et qui mourut en Portugal avant l'avènement de son mari, laissant un fils qui devait régner à Lisbonne sous le nom de Ferdinand IX. La mort prématurée de cette princesse fut un bonheur pour elle; car déjà don Pèdre, son mari, aimait éperduement Inès de Castro, et bientôt sa passion ne devait plus s'envelopper de mystère. Le second mariage de don Juan Manuel eut lieu, comme on l'a vu, avec dona Blanca de la Cerda, fille de l'infant don Fernand de la Cerda et de dona Juana de Lara, et sœur de don Juan Nuñez de Lara, seigneur de Biscaye. De cette princesse naquirent don Fernand Manuel, qui fut gouverneur-général du royaume de Murcie et seigneur de Villena, appelé communément don Fernando de Villena, en raison de cette seigneurie, et dona Juana Manuel, qui épousa don

Henri, fils naturel du roi Alphonse XI et d'Eléonora de Guzman, et qui fut reine de Castille après la mort de Pèdre le Cruel.

Ainsi, don Juan Manuel, petit-fils lui-même et gendre d'un roi, devint par ses filles l'aïeul des rois de Castille et de Portugal. Sa descendance masculine, moins féconde, s'arrêta dès la seconde génération. Son fils don Fernand Manuel, qui avait épousǝ dona Juana d'Aragon, fille aînée de don Rémond Bérenger, infant d'Aragon, mourut peu après ce mariage, en 1350, ne laissant qu'une fille, dona Blanca, qui lui succéda dans la seigneurie de Villena et mourut elle-même sans postérité, ce qui fit réunir à la couronne la terre de don Juan, laquelle fut depuis érigée en marquisat.

La plus haute noblesse de l'Espagne s'est rattachée avec orgueil, non-seulement à la postérité légitime de don Juan Manuel, mais encore à sa postérité naturelle; il avait eu en effet, d'une noble dame appelée Inès deux fils, Henry et Sanche, qui portèrent le nom de Manuel. L'aîné, comte de Sintra et investi de la seigneurie de Cascaës en Portugal, eut parmi ses quatre enfants une fille, Dona Léonor de Villena,

1

Nobiliario genealogico de Alonzo Lopez de Haro, Madrid, 1622. Tom. I., p. 74.

qui devint reine d'Aragon; le second, seigneur de Montalègre et Ménesès, épousa dona Juana, fille du roi de Portugal; et don Alphonse en eut deux filles, qui, par leur nombreuse descendance, groupèrent autour des Manuel les plus beaux noms de la Péninsule 1.

Argote de Molina n'a pu épuiser en cent pages cette riche généalogie; force lui a été de renvoyer le lecteur à son grand travail sur la noblesse andalouse.

'Dans cette longue nomenclature donnée par Argote de Molina, on remarque les Suarez de Figueroa, premiers comtes de Feria, les Inigo Lopez de Mendoça, les ducs de Medina Sidonia, les Ponce de Léon, seigneurs de Villagarcia, les Hernan Gomez de Solis, seigneurs de Salvatierra, les don Juan de Soto-Mayor, seigneurs d'Alconchel, les Alonso de Cardeñas, seigneurs de La Puebla, les Alvarez de Tolède, comtes d'Oropesa, les Cordova y Aguilar, les Pliego, les Luna, les ducs d'Albe et d'Arcos, les Villafranca, les Pimentel et Benavente, les Manrique, les comtes d'Orgaz, les Mondejar et Tendilla, les Ribera, les Arellano, les Ramirès, comtes de Teba, les Puerto Carrero, comtes de Médellin, etc., etc.

II.

EXAMEN DES OEUVRES DE DON JUAN MANUEL. INTRODUCTION DE L'APOLOGUE INDIEN D'ORIENT EN OCCIDENT.-ORIGINE ET CARACTÈRE DE L'APOLOGUE - LE COMTE LUCANOR.

ESPAGNOL.

[ocr errors]

Au temps du roi Don Jaymes I", de Mayorque, il y avait à Perpignan un troubadour fameux, qui rimait à merveille; il avait composé une chanson, qu'on avait mise en très-bonne musique, et qui passait pour un chef-d'œuvre; toute la ville la savait par cœur, on n'en chantait pas d'autre; qu'on juge donc de la joie de l'auteur, chaque fois qu'il l'entendait répéter. Un jour, pourtant, qu'il chevauchait par les rues, une voix grossière vint cruellement déchirer ses oreilles; c'était celle d'un cordonnier; il estropiait toutes les rimes et chantait si mal qu'on ne pouvait reconnaître ni l'air ni les paroles. Le troubadour descend aussitôt de cheval, s'assied près du chanteur et s'efforce de lui apprendre à mieux faire; peine

perdue! Le cordonnier ne tient aucun compte de ses remontrances, et, chantant à tue-tète, il écorche impitoyablement l'œuvre chérie du poète. Indigné de voir ainsi mutiler ses vers, le troubadour saisit des souliers que le cordonnier venait d'achever, les met en pièces, et, sautant à cheval, il poursuit son chemin. De là, plainte et procès. Le cordonnier comparaît devant le Roi, qui fait appeler le troubadour; celui-ci, loin de nier le fait qu'on lui impute, répond qu'il a usé de justes représailles. « Est-il vrai, dit-il, que je sois l'auteur de la chanson à la mode, et que tout le monde dans la ville s'accorde à en louer les paroles et la musique? Oui; - eh bien! voici un homme qui semble avoir pris à tâche de rendre cette chanson ridicule; pour preuve, je demande qu'il la chante ici, séance tenante; le Roi verra si je me plains à tort. » Le cordonnier reçoit l'ordre de chanter et chante. Tout l'auditoire de rire aux éclats, sans excepter le Roi, qui, par bonté, consent à faire payer au cordonnier le prix de sa marchandise, mais en lui faisant défense expresse de chanter à l'avenir les vers qu'il massacre «La chanson du troubadour, dit-il, est le fruit de ses veilles; vous ne devez pas la gâter, si vous ne voulez pas qu'il gâte vos souliers, qui sont aussi le fruit de votre travail; laissez-le en paix, et je lui défends de vous troubler.»

« PreviousContinue »