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VI

LA MER DU XVII SIÈCLE

Les époques les plus brillantes, dans l'histoire de la poésie, ont communément d'assez ternes lendemains.

Cette proposition (n'en déplaise aux critiques de l'école scientifique) n'est pas un paradoxe; elle est la résultante d'une des plus intéressantes applications qu'on ait jamais faites de leur méthode aux phénomènes d'ordre littéraire.

Il paraît en effet aujourd'hui à peu près démontré que, pour une nation donnée, la quantité de génie poétique répandue à la surface de l'intelligence totale demeure sensiblement la même pendant le cours normal de l'existence de ce pays. Dans l'état d'équilibre le génie collectif n'atteint pas un niveau fort élevé. Mais le passage des grands poètes le fait affluer sur certains points. Il se produit alors des phénomènes comparables à celui des grandes eaux, et la mer reste haute tant qu'on demeure dans le signe des Spenser, des Shakspeare. Eux passés, l'équilibre se rétablit dans la médiocrité jusqu'à la marée nouvelle. Cette hypothèse, d'une grandiose simplicité, nous paraît infiniment plus satisfaisante que les théories déjà vieillies du progrès et de l'évolution.

Quand les formules indispensables auront été établies, le calcul permettra sans doute de prédire jusqu'à un certain point l'apparition des chefsd'œuvre, et la critique littéraire, abandonnant les errements de l'histoire, qui n'est point une science, et de l'histoire naturelle, encore toute fourmillante d'incertitudes, pourrait enfin rentrer dans le domaine de la seule science du monde réel qui soit à peu près exacte l'astronomie.

Quoi qu'il en soit, on ne saurait trouver à la loi générale ci-dessus énoncée de meilleure confirmation que l'histoire de la poésie maritime anglaise au XVIIe siècle.

Les œuvres de cette époque, celles de Cowley, de Waller, de Dorset, de Dryden souvent (on sait que Milton est à part dans son siècle) offrent le spectacle de l'ingéniosité hors de propos, ou encore de ce sérieux appliqué des bons livres, qui nous paraît, à distance, le comble de la déraison. Ces poètes ont des yeux, et ils ne voient point, ils ont des oreilles, et ils n'entendent point, ils ont une intelligence et, péniblement, ils font de l'esprit.

L'âge précédent leur léguait une illustre matière, que Spenser et Shakspeare n'avaient qu'effleurée. Hawkins, Gilbert, Drake, Raleigh apparaissaient maintenant avec le recul indispensable aux grandes perspectives. Ce n'est pas tout. Un homme excellent, travailleur aussi modeste qu'infatigable, Richard Hakluyt, s'était mis à recueillir, au prix de labeurs incroyables, les éléments d'une histoire générale des voyages. Un décret de la Providence semblait l'avoir désigné spécialement pour cette œuvre. Alors qu'il

était élève au collège de Westminster, il était allé voir un jour un de ses parents qui faisait au Middle Temple des études de droit. Une belle carte de géographie était suspendue à la muraille et, tandis qu'il en contemplait les merveilles, il entendit chanter en sa mémoire les versets du Psalmiste: « Ceux qui descendent sur la mer dans des navires, et qui trafiquent sur les grandes eaux, ceux-là ont vu les œuvres de l'Eternel, et ses miracles dans les lieux profonds. » Une vocation de navigateur pouvait se décider ce jour-là, mais Hakluyt était réservé aux entreprises sédentaires. Il devint l'historien des voyageurs illustres et son aventure à lui fut de jouir silencieusement, au milieu de ses manuscrits et de ses cartes, de toutes leurs émotions et de toutes leurs audaces. A l'aube du XVIIe siècle ces recueils de /Hakluyt, livres de haute mer, lents, lourds, tropicaux, chargés de tempêtes, de frimas et de nuit, s'en allèrent par les provinces, et, dans l'ennui des bourgs et des manoirs, réveillèrent les instincts de courses lointaines.

Les poètes ouvrirent aussi ces gros volumes, mais ils les refermèrent, sans se douter que la poésie était là, emprisonnée sous cette rude écorce. Il ne fallait qu'un Prospero pour délivrer cet Ariel.

Abraham Cowley, qui florissait vers le milieu du siècle, tient moins du magicien que de son fendeur de bois Caliban, car il gâche les meilleurs sujets. L'auteur des Odes Pindariques et de la Davidéide eut un jour l'occasion de célébrer en vers le navire sur lequel Drake avait fait le tour du monde. Le Pélican, tels les vaisseaux fabuleux des anciennes

légendes, venait de subir la métamorphose suprême. Jadis le navire Argo était devenu constellation du ciel. Les Latins avaient transformé la flottille d'Enée en un gracieux essaim de nymphes. La bonhomie pratique des Anglais avait fait du Pélican non pas un astre, ni une divinité, mais tout simplement une chaise. On avait, à la démolition, mis à part les meilleures pièces de chêne pour en construire un fauteuil dont John Davis, de Deptford, fit présent à l'Université d'Oxford pour orner la bibliothèque Bodléienne.

Rien qu'un fauteuil de chêne, mais, à bien y songer, siège non moins auguste qu'un trône ou qu'un trépied de sibylle.

Nul n'eût été surpris qu'il rendît des oracles, ou qu'il inspirât prophètes et poètes. Il y avait encore dans ces planches de chêne héroïques (Shakspeare, Spenser l'eussent affirmé), le frémissement de tous les vents de mer, le grondement des tempêtes du Horn. Elles s'étaient raidies sous l'étreinte de la lame, alors que le navire lutte et gémit, elles avaient connu l'angoisse du gouffre et de l'écueil, la joie de la délivrance. Elles étaient tout imprégnées de brises salines et de senteurs du goudron, peutêtre même conservaient-elles encore quelque faible reste des parfums des îles de l'Orient.

Abraham Cowley, invité par l'Université à venir prendre place sur ce siège augural, s'y installe sans façon, et c'est le verre en main qu'il chante et qu'il prophétise Allons, mes amis, Drake a parcouru toutes les mers; passez les flacons à la ronde, et embarquons-nous, nous aussi, sur l'océan bachique. Singulier caprice de la Fortune que le vaisseau

vagabond soit devenu le siège du repos... » Suivent quelques contrastes de même force, et finalement Abraham Cowley propose à Francis Drake ces strophes comme esquif pour faire naviguer leur renommée commune sur la mer de l'éternité.

Le même Cowley (autant épuiser d'un seul coup sa verve océanique) dans une élégie sur la mort d'un jeune gentilhomme qui s'était noyé en essayant de sauver son frère, adresse aux ondes des propos poétiques, et leur tient à peu près ce langage : « Osezvous encore sourire, ondes perfides! Quoi ? Pas une ride de remords! Mais la douleur me rend injuste. C'est le Destin qu'il faut accuser, car vous êtes innocentes, pures et limpides. Vous êtes innocentes, et pourtant pleurez; lorsque vous n'aurez plus de larmes nous vous en fournirons. »

Laërte, dans Hamlet, a des formules de même. nature à la mort d'Ophélie, mais un vent de folie. souffle sur tout le drame. Cowley est parfaitement lucide, et l'on n'y peut songer sans une grande tristesse.

Les autres, de Waller à Dryden, célèbrent l'âge présent, notamment les épisodes maritimes de la lutte qu'au milieu du siècle l'Angleterre soutint contre la Hollande.

Les années 1665 et 1666 présentèrent, en effet, une suite d'actions mémorables, dignes d'une épopée. Voici d'abord qu'au printemps de 1665 une flotte anglaise appareille, forte de cent cinquante bâtiments, vaisseaux de ligne, frégates, brûlots, quatre mille canons, plus de vingt mille combattants; elle fait route pour le Zuyderzée qu'elle veut bloquer.

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