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volent dans la mâture pour en assurer les agrès, formant le plus heureux contraste avec leurs compagnons affairés sur le pont. Ici l'on extrait du flanc du navire les boulets hostiles qui s'y enfoncèrent durant le combat. Là-bas des travailleurs, le fer de la main gauche, dans la main droite un maillet retentissant, chassent l'étoupe dans les rainures, sur lesquelles d'autres vont répandre la poix brûlante, présent amical de la Suède. Plus loin l'on étudie les poudres, l'on calibre les projectiles. Le monarque en personne daigne paraître de temps à autre, et son illustre présence empreint de la majesté qui convient ces modestes mais utiles occupations.

On quitte à regret un monde si policé.

se

Heureux temps pour la mer, époque de règle, où les vagues ondoyantes et frisées se recourbent docilement sous le buste des proues, et se plaisent à mirer dans le cristal des sillages les châteaux blasonnés des poupes; époque des mers amies de la terre, accueillantes, civilisées, et dont le courroux tempère toujours de quelque mansuétude. Et quelles touchantes parentés unissent tous les membres de la grande famille des eaux, rivières, fleuves, océans et leurs rivages. Soutiens respectueux de l'ordre établi, religieux et monarchique à la fois, ils conservent pieusement les traditions de l'obéissance et de la vénération. La rivière rend hommage au fleuve; le fleuve va porter son tribut à l'océan. Ce n'est plus seulement le chemin qui marche et qui porte où l'on veut aller. Le fleuve est serviteur de l'idée morale. Tout le long de sa route il fait avec les riverains un échange continu d'offices amicaux; sa libéralité lui

vaut leur gratitude. Il mérite ainsi que l'Océan paternel le recueille en son sein. Au-dessus d'eux tous, au-dessus du monde des grandes eaux, règnent la Sagesse et l'Harmonie, assurant à tous les êtres le bonheur, dans les limites d'une raisonnable prospérité.

VII

MILTON

Bien au delà de l'anecdote et de la fantaisie, en des mondes que Cowley, Waller, Sheffield, Dorset, Dryden soupçonnaient à peine, Milton méditait, grave et sublime esprit. L'on reprend avec lui la tradition des grandes pensées, et la mer Miltonienne vaut qu'on y jette la sonde.

Des trois grands poètes qui, dans l'ordre du temps, viennent avant lui, Chaucer était le seul à qui de patientes études eussent permis d'entrevoir, en une occasion, toute la majesté des lois qui président aux déplacements de l'immense océan, et comment ces mouvements se rattachent à ceux du monde planétaire, tel qu'on se le représentait alors. L'élégance chevaleresque de Spenser avait plutôt été sensible à la grâce des attitudes, à la hardiesse des profils, à la douceur mélodieuse des flots et des rivages. C'est en artiste et en rêveur qu'il avait parcouru les grèves. Pittoresque et humain dans la Tempête, Shakspeare, dans le Marchand de Venise, se posait, en face de l'océan, en y suivant par la pensée les vaisseaux d'Antonio, la même question qu'autrefois Chaucer lorsqu'il accompagnait de ses vœux la barque de Constance. Insoucieux du détail et des intermédiaires, confondant, dans une

simplification hardie, la règle et l'accident, le prévisible et l'imprévu, il représentait la mer, à tous ses instants, sous toutes ses formes, en toutes ses démarches comme obéissant directement à la volonté du Tout-Puissant, comme agissant en son nom pour des fins connues de lui seul, et déconcertant parfois la sagesse humaine au point de faire triompher le sceptique et de conduire le juste lui-même jusqu'au seuil du doute. On accepte le problème et sa solution tels que le poète les a formulés. Et cependant, dès que le charme a cessé, dès que l'observation des faits. et la réflexion sereine, un instant bannies, reprennent leurs droits, dès que les yeux se rouvrent à la réalité, on trouve au dessein du poète plus de grandeur que de vérité et d'exactitude. Entre la mer, ouvrière de Dieu, et l'armateur croyant, l'on insère instinctivement toute la multitude des causes humaines, la volonté, le savoir, l'expérience, qui prévoit, qui calcule, qui lutte avec les vents et les flots et, fussent-ils de Dieu ou du Hasard, les accepte, les évite, résiste à leur violence et même sait en profiter. De quel jour nouveau s'éclairerait toute cette partie du drame si l'on pouvait étudier à loisir les journaux de bord des capitaines d'Antonio, recevoir leurs dépositions, savoir par quel temps ils appareillèrent, les routes qu'ils suivirent, et quelle fut la part de l'homme et celle de la destinée dans les accidents qui causèrent le funeste retard, puis l'heureuse arrivée des vaisseaux. Aucun détail précis n'est même suggéré quant aux conditions matérielles du voyage. On pourrait presque dire que dans toute cette partie symbolique de l'œuvre la poésie s'est affranchie de toute science et que le

divorce est consommé entre l'observation lucide et patiente de la réalité, et l'émotion imaginative.

La méditation Miltonienne, au contraire, est ensemble celle d'un savant et d'un poète. Il reconnaît Spenser pour son maître de sagesse. Sa grande curiosité ingénue le rapprocherait plutôt, à certains égards, du père de la poésie anglaise, Geoffroy Chaucer. La science telle qu'il la conçoit est celle de son temps, c'est-à-dire qu'en tous ordres de connaissance elle prend pour guide l'Ecriture. Respectueuse de la vérité révélée, elle ne s'interdit cependant ni la liberté des recherches, ni l'originalité, parfois l'audace, des conceptions. Science totale, elle embrasse à la fois l'ordre physique et l'ordre moral, et, science religieuse, elle les concilie dans l'unité de la justice divine. La plus sublime des poésies lui donne enfin le sceau de l'infini et de l'absolu.

Tels sont les différents modes de la pensée de Milton lorsque le poète s'arrête à considérer les grands phénomènes de la nature, et c'est, nul ne l'ignore, à sa cécité qu'étaient réservées les plus majestueuses visions.

Jeune, il se contentait d'aimables mythologies, hellénisme gracieusement mélangé de pensers modernes. C'est ce que laisse entrevoir le masque de Comus. Comus, fils de Circé et de Bacchus, hôte des forêts nocturnes, enchanteur aux breuvages avilissants, entoure de ses séductions une jeune voyageuse égarée dans les bois qu'il hante. Mais un bienveillant esprit veille sur la jeune fille, et la nymphe Sabrina, déesse de la rivière prochaine, vient en personne la délivrer, puis s'en va rejoindre Amphitrite.

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