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ditée. La Genèse ignorait le monde des eaux tout entier dans le dénombrement et la désignation des espèces vivantes. Le poète, qui s'était complu à en évoquer tous les êtres, depuis les plus humbles coquilles jusqu'aux baleines énormes et au monstrueux léviathan, pareil à un promontoire, ne pouvait se contenter du silence de l'Ecriture. Il était, d'autre part, fort hasardeux d'admettre qu'eux aussi étaient venus, comme les oiseaux et les animaux, se présenter à leur souverain, lui rendre hommage, et en recevoir leur nom. Milton a donc supposé que, par une attention spéciale de la Providence, ils demeurèrent dans leur élément natal, et que, sans les voir, par inspiration divine, Adam sut en discerner et en désigner les espèces.

Cette démarche projette une lueur étrange sur le domaine des eaux. Il semble que dans l'enceinte limitée du globe terrestre existe un monde étranger à l'homme, dont le séjour lui est interdit, dont les hôtes ne se laissent point voir, ni dominer, monde mystérieux où l'on pourrait presque soupçonner, même dans la bienveillance universelle des âges édéniques, certains signes d'hostilité.

La très courte histoire du premier couple humain au Paradis se déroule. A peine quelques instants de félicité et la désobéissance volontaire aux commandements de l'Eternel les exile à jamais du séjour de l'innocence et du bonheur parfait. La tradition biblique chassait Adam et Eve du Paradis; c'était leur seule punition immédiate, avec la menace du travail, de l'enfantement, de la souffrance et de la mort. Milton a rattaché à la faute commise l'arrivée sur la terre de tous les fléaux. Les anges qui pré

sident aux mouvements des corps célestes reçoivent l'ordre d'incliner l'axe de la terre sur le plan que parcourt le soleil. Au lieu de l'égalité des saisons, de l'alternance régulière des nuits et des jours, pareils en durée, surviennent les nuits hivernales, la chaleur dévorante des étés. Des pôles du globe s'élancent les vents glacés, avec leurs tourbillons de neige et de grêle. Les vents desséchants de l'Equateur leur répondent, tandis que de l'est et de l'ouest l'Eurus et le Zéphyr assaillent de pluie ces redoutables combattants.

Au cours de cette transformation du globe, la mer ne fait que partager le sort de l'élément terrestre. Mais elle est moins affectée somme toute que la terre ferme. Les rafales, les ouragans, les coups. de la foudre dévastent les forêts et les abris des hommes, anéantissent les créatures des airs et des bois. Que peuvent-ils sur les flots? Tout au plus les entraîner à prendre leur part de la destruction, à s'émouvoir, à se lancer eux aussi à l'assaut des rochers et des promontoires. Cependant les monstres marins, réfugiés aux profondeurs que la tempête ne saurait troubler, attendent en sécurité la fin de ces grandes querelles.

Ce privilège des flots, dans l'universel châtiment, déconcerte à bon droit l'esprit; mais la part qu'ils prennent au déluge prochain pose des questions plus troublantes encore.

Les fils d'Adam ayant, en effet, persisté dans l'orgueil, la brutalité, la honte charnelle, et souillé la terre de leurs crimes, il faut un châtiment de la stature de l'offense, et le déluge se déchaîne. Pourquoi le Tout-Puissant prit-il ainsi les flots pour en

faire les instruments de sa justice, alors que s'offraient tant d'autres fléaux, la foudre, la peste, la famine, qui, eux, auraient permis de distinguer l'innocent du coupable, la victime de son persécuteur? Et pourquoi, dans l'universelle destruction des êtres vivants, les tribus des eaux furent-elles épargnées? La Genèse n'offrait aucune solution. Fallait-il voir, avec certains, dans cette différence de traitement, l'opposition fondamentale des deux domaines sous le regard du Tout-Puissant? D'une part la terre, associée aux travaux, aux joies de l'homme, mais aussi à ses plaisirs coupables, et portant la souillure du péché; de l'autre l'élément vierge de toute empreinte humaine, puisque les tribus primitives s'étaient arrêtées sur le bord des rivages, leur témérité n'allant pas jusqu'à braver les hasards des flots. Le monde des eaux, bien que ni la faim dévorante, ni la colère, ni le meurtre des faibles ne lui fussent inconnus, n'avait jamais servi la malice offensante des hommes, et pendant les jours du déluge la mer avait vraiment recouvert tout le globe comme d'une robe éclatante de pureté. Mais on pouvait aussi et c'est peut-être là la pensée de Milton considérer en elle l'élément indompté, conservant encore quelques restes des instincts destructeurs qui grondaient dans les tempêtes du chaos, rongeant son frein, luttant, contenu à grand'peine dans les bornes prescrites, trouble et peuplé de monstres hideux et carnassiers. Lorsque pendant le déluge ces êtres inconnus au jour viennent vaguer parmi les demeures des hommes, dans les temples et les palais, ils y parquent, ils y mettent bas, et ces grossières portées de monstres,

dans des salles déshonorées, ajoutent la souillure à la souillure, tandis que roule au-dessus d'eux le flot limoneux et impur, chargé de ruines et de cadavres.

Si l'Eternel était accessible à la crainte et au repentir, on pourrait presque en discerner quelques traces dans les paroles qu'il prononce après avoir calmé les flots. Dans les assurances répétées qu'il donne à la race humaine perce comme une inquiétude secrète d'avoir pu déchaîner au jour de son courroux un aussi redoutable et farouche justicier. Il prend l'engagement solennel que jamais plus la mer n'usurpera ses rivages. Les écluses du ciel sont à jamais fermées. Dieu fait paraître aux cieux son arc pacificateur. C'est la fin de l'antique crainte. La terre connaîtra désormais la sécurité. Les travaux et les jours y poursuivront leur cours régulier jusqu'au temps où les continents et les océans, et la terre et les cieux seront purgés de toute souillure par l'élément purificateur, le feu divin.

VIII

L'ARCHE DE NOÉ

Parmi les circonstances qui, selon la tradition, accompagnèrent le déluge, il n'en est guère d'aussi merveilleuses que la conception, la construction, le chargement et la navigation de l'arche de Noé.

Dieu lui-même en avait inspiré l'entreprise; il avait déterminé les dimensions du grand vaisseau trois cents coudées de long, cinquante coudées de large, trente coudées de creux et donné au patriarche quelque idée de l'architecture générale : « Tu feras une fenêtre à l'arche, et tu l'achèveras à une coudée par en haut; et tu mettras la porte de l'arche sur son côté; tu la feras avec un étage inférieur, un second et un troisième. » A l'intérieur devaient être ménagées des loges pour recevoir les animaux. Le reste semblait laissé à la discrétion du constructeur, et, sans ajouter un seul mot, l'Ecriture relatait l'embarquement des créatures; puis le déluge survenait.

En gardant le silence sur tout ce qui s'accomplit entre le temps où Noé reçut l'ordre divin et le moment où l'arche fut enfin achevée, la Bible offrait un vaste champ à la spéculation, et l'esprit pouvait rêver à son aise autour du prodigieux navire.

Le patriarche, réduit à ses seules ressources, et à

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