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hommes du navire, charpentiers, forgerons, cordiers, voiliers, ouvriers de « Mr Mann, fabricant de pompes à Londres », ont vraiment charge d'existences humaines.

C'est ainsi que de hautes leçons de devoir et de fraternité se dégagent à l'occasion de cet épisode de naufrage, et que, par des chemins couverts et insoupçonnés, Byron rejoint par instants l'austère Wordsworth.

XIII

SHELLEY

Par son inquiétude des grands problèmes cosmiques Shelley occupe une place unique dans la poésie anglaise de l'époque romantique. Il faut remonter jusqu'à Milton et, au delà, malgré le beau fragment de Spenser sur l'universel changement, jusqu'à Chaucer, le vieux savant, pour retrouver chez les poètes ces vastes préoccupations. Shelley en fut sans cesse hanté, au cours de sa brève et lumineuse carrière, depuis les visions stellaires de la Reine Mab jusqu'au cataclysme libérateur du Prométhée Déchaîné.

Du commencement à la fin sa pensée n'a guère varié dans ce domaine élémentaire. A peine observet-on quelques perplexités, quelques oscillations, et cette unité, cette continuité de dessein est digne de remarque.

Il y avait, en effet, d'une part, dans ses hypothèses cosmiques, une partie matérielle, stable relativement, soutenue qu'elle était par les calculs et les jugements réfléchis des hommes de science dont il suivait la doctrine. Mais les théories du physicien et de l'astronome ne sont pour le poète qu'un point de départ. Le système de l'univers une fois déter

miné dans ses grandes lignes, reste à en découvrir la signification profonde. Les cieux annoncent-ils la gloire de Dieu ? Disent-ils vérité ou illusion, sagesse ou hasard? Sont-ils des cieux cléments ou des cieux irrités? Ce sont là des questions auxquelles les philosophes essaient de répondre. Ils observent, ils méditent. Ils suivent prudemment l'intelligence, qu'ils ont prise pour guide. Ils vont lentement, pour que la certitude, toujours tardive, puisse marcher à leur côté. L'allure des poètes est toute différente. Non qu'ils méprisent cette sécurité de la pensée philosophique. Ils l'admirent, ils en célèbrent volontiers les belles concordances, les suites harmonieuses. Mais l'impartialité, la froideur volontaire qui l'accompagnent les déconcertent et les inquiètent. Estil bien sûr que l'intelligence, que la solide et pesante logique, lestée du poids des arguments, puisse, sans un secours d'ailleurs, s'élever jusqu'aux régions des grandes vérités ? Abandonnant l'appareil des raisonnements et des preuves, le poète s'élance à son tour vers le pôle inexploré et plane dans les hauteurs. Il cherche moins le vrai qu'il ne le trouve. C'est par des tressaillements intimes qu'il s'oriente, c'est dans des éblouissements que les certitudes paraissent; plus de solutions imparfaites, plus de doute; l'âme est inondée de vérité. Mais en ces extases surhumaines le cœur s'épuise, l'imagination faiblit. On retombe aux régions inférieures. L'essaim des contradictions revient tournoyer autour de l'esprit déchu. L'erreur et la confusion s'en emparent. La vérité de la veille n'est plus qu'un mensonge brillant. Le poète jette sur lui-même un regard craintif et ne se reconnaît plus; il est homme, il est malheureux.

Shelley, frémissant à tous les souffles, aérien, impondérable, a, dans le domaine des affections particulières, connu de ces chutes brusques, au lendemain des ascensions dans l'azur. Mais, penseur, en présence du grand spectacle universel, il s'est toujours soutenu dans la même sublimité rayonnante. Il s'élève, de quelques coups d'aile chercheurs, en courbes capricieuses et comme hésitantes, mais bientôt il a pris son essor, et pareil à son alouette, il plane, invisible, immuable, dans le tressaillement de son vol et de son chant presque évanoui.

C'est de ces cimes vertigineuses qu'il jette sur le monde un regard émerveillé, sur les mondes plutôt, parmi lesquels la sphère diligente qui porte les hommes n'est qu'un point, tour à tour obscur et lumineux. Dans la Reine Mab, une âme de jeune fille, abandonnant le corps pendant les heures du sommeil, s'élève dans le char vaporeux de l'Esprit de l'univers jusqu'au monde innombrable des astres. Autour d'eux gravitent les multitudes étoilées. Des soleils flamboyants, lancés dans l'espace nocturne, laissent derrière eux de longues traces fulgurantes; d'autres, éclipsés, pareils à des croissants de lune, sont baignés de molles lueurs; et tous poursuivent leurs révolutions selon les lois grandioses qui président aux mouvements célestes. Dans le Prométhée, la vision du poète descendant des profondeurs de l'abîme stellaire rentre dans le cercle étroit, quoique immense, de l'univers solaire, où parmi les planètes chemine la terre, avec la lune sa compagne. Mais c'est maintenant sur le temps que l'illimité va se reporter. Des rayons illuminent soudain le globe de la terre et l'on voit apparaître les siècles

abolis, ruines humaines et ruines antérieures aux déluges primitifs. De ces deux évocations, infini dans l'espace, infini dans le temps, demeure le souvenir d'une redoutable intersection, sublime, mais où l'esprit cherche en vain à se prendre. Un degré de plus, et l'on tomberait dans le vide indifférent des conceptions mathématiques, voisines du néant. Mais à mesure qu'on se rapproche, lorsqu'au terme de ces immenses traversées l'on atterrit enfin sur le défini, sur une époque, sur une époque humaine, sur un sol habité par des êtres qui ont eu un commencement et qui auront une fin, qui vivent, qui aiment, qui veulent, qui souffrent, le problème des grandes lois se pose invinciblement tel qu'instinctivement les hommes se le posèrent jadis, tel qu'ils ont continué à se le poser, et l'on en revient à l'éternelle question : ce monde est-il fait pour l'humanité ? Y a-t-il harmonie, y a-t-il opposition entre les fins de l'homme et celles de la nature ? Est-elle pour lui l'ennemi, ou lui prête-t-elle le secours de sa puissance ?

La dépendance étroite que Shelley, disciple attentif des philosophes-physiciens du XVIIIe siècle, conçoit entre tous les phénomènes du monde matériel fait qu'on pourrait choisir l'un ou l'autre d'entre eux pour illustrer sa doctrine, aspect des montagnes, mouvements des nuages ou des brumes, souffles des brises, croissance et dépérissement des plantes dans le jardin enchanté où rêve la sensitive l'on serait toujours au centre du problème. L'immensité des eaux maritimes offre, de ce point de vue, un sujet de méditation d'autant plus vaste et plus fécond que le poète, visiblement troublé par l'énigme des océans, en a cherché la solution en d'audacieuses hypo

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