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l'orthographe est incertaine comme celle de tant d'autres termes maritimes, des sortes de refrains, offrant parfois un sens, et parfois n'en offrant aucun, que les matelots chantaient autrefois pour rythmer les manoeuvres de force, virer au cabestan, hisser une vergue, une embarcation) le jour du jugement est arrivé, et la parole de l'Apocalypse : « Il n'y eut plus de mer » est sur le point de s'accomplir. Cependant, à la demande unanime des marins bienheureux, la mer est épargnée. Le ToutPuissant conserve même les vaisseaux pour que les matelots aux mains rudes, inhabiles à toucher les cordes de la harpe, puissent le servir à leur manière à bord des navires éternels. Par suite d'un oubli qui ne saurait être qu'involontaire, Kipling ne s'est préoccupé que du sort des matelots de la marine à voile. On aimerait savoir quelles grâces spéciales reçurent également leurs vertueux confrères de la machine. Il est doux de concevoir, à leur intention, un séjour de paix et d'industrie, où, suivant d'un œil bienveillant les travaux de leurs successeurs, l'avènement des vapeurs de vingt, vingt-cinq, trente noeuds de vitesse, ils continueraient leurs perfectionnements mécaniques pour leur propre satisfaction et pour la plus grande gloire de Dieu.

XVII

R. L. STEVENSON

R. L. Stevenson, un peu plus âgé que Rudyard Kipling, et que le manque d'éloignement nous fait considérer un peu comme son rival, bien que la postérité puisse sourire du rapprochement, paraissait destiné lui aussi à célébrer les merveilles de la science moderne dans les applications qu'on en a faites à la marine.

Jamais éducation de romancier-poète ne fut plus visiblement tournée de ce côté. Il appartenait à une famille d'ingénieurs des ponts et chaussées dont quelques-uns se sont fait un nom comme constructeurs de phares. Son arrière-grand-père Thomas Smith était ingénieur en chef du service des phares du Nord. Son grand-père, Robert Stevenson, avait édifié le phare de Bell Rock. Un de ses oncles, Alan, celui de Skerryvore, un des plus beaux phares élevés en pleine mer. Un autre oncle, David, avait construit ceux des Chickens et de Dhu Heartach. Son père, Thomas Stevenson, outre la part qu'il avait prise aux travaux de ses frères Alan et David avec lesquels il travaillait, éclairage et balisage des côtes de l'Ecosse, creusement de ports, dragage des chenaux, était connu des spécialistes du monde

entier comme le continuateur de Fresnel, et pour les remarquables perfectionnements qu'il avait apportés aux feux tournants. Thomas Stevenson avait d'ailleurs porté son attention sur les grands problèmes scientifiques que ses travaux professionnels pouvaient soulever. Les questions relatives à la résistance des matériaux le conduisirent à faire des recherches sur la propagation et la force des vagues. L'observation des tempêtes et de leurs signes précurseurs fut pour lui le point de départ d'une étude générale de la météorologie.

R. L. Stevenson lui-même, dirigé dès son plus jeune âge vers la carrière familiale, avait fait de sérieuses études de mécanique appliquée, et à l'âge de vingt et un ans il s'était vu décerner par la Société des Arts d'Edimbourg une médaille d'argent pour son mémoire sur le chariot roulant des lanternes de phare et les améliorations que l'appareil était susceptible de recevoir.

Par un de ces détours imprévus qui si souvent viennent déjouer toutes nos déductions et toutes nos hypothèses, de ces premières études techniques du savant à peu près rien n'est passé dans l'œuvre du poète-romancier, du moins dans la partie qui subsistera et qui déjà est devenue classique. Il a même laissé les phares à Kipling dont nul n'ignore le beau poème des « Phares de la côte » et, dans cette étrange nouvelle « The Disturber of Traffic », l'Homme qui dérange la circulation des navires, la nuit de brume passée dans la lanterne du phare de Sainte-Catherine, au sud de l'île de Wight, à écouter les récits du gardien. La mer pénètre à chaque instant dans son œuvre par de larges estuaires, mais ce n'est point,

sauf dans le Sauveteur d'épaves, la mer contemporaine, éclairée. balisée, disciplinée, au-dessus de laquelle on voit flotter au large les fumées des paquebots et des vapeurs marchands. C'est une mer encore toute sauvage, assez peu différente, malgré vingt et trente siècles écoulés, de celle qui portait le radeau d'Ulysse et les drakars des Scandinaves. Les seuls bateaux qu'on y rencontre sont de grosses barques de pêche à moitié pontées, des bricks au glorieux passé, dont on ne peut voir aujourd'hui sans émotion la mâture vieillie se profiler sur l'horizon au sortir de quelque humble port de la côte, les vaisseaux à large panse des anciennes compagnies de commerce. C'est la mer du passé, mais d'un passé auquel la sensibilité d'un moderne, le plus tendre, le plus ingénieux et le plus exquis, a ajouté une indéfinissable poésie qui vous enveloppe et qui vous charme.

La vie de R. L. Stevenson est une de ces existences translucides qu'on ne saurait évoquer, si brièvement que ce soit, sans un sentiment de sympathie profonde et comme de reconnaissance personnelle. Les études techniques rappelées plus haut ne constituent que l'apparence. Ajoutons, pour liquider tout de suite cette partie indifférente de sa jeunesse, qu'après avoir abandonné, pour des raisons de santé tout au moins, la profession paternelle, il fit son droit, prit ses grades et même (ce qui fait rêver quand on le connaît) fut un moment considéré comme candidat sérieux à la chaire d'histoire et de droit constitutionnels de l'Université d'Edimbourg.

Sa véritable vie était ailleurs.

R. L. Stevenson était en effet de ceux, heureuse

ment plus nombreux qu'on ne l'imagine, pour qui le métier, la concurrence, la réussite dans les affaires, la considération et même l'utilité sociale, ne sont, malgré les témoignages des gens réputés graves, que des amusements sans profondeur. Il ne trouvait guère de sérieux que dans le jeu, dans le rêve, même dans le rêve enfantin. L'extrême délicatesse de sa constitution explique pour une partie ce détachement ailé. Elle eût pu faire de lui un visionnaire, même un désespéré, car pendant des années chaque hiver ramenait pour lui les accès douloureux d'une maladie de poitrine, accompagnés des plus funestes accidents. Stevenson, sans effort apparent (et comme on lui en sait de gré) accepta l'existence même aux dures conditions auxquelles on la lui avait transmise. Il ne lui parut pas indifférent d'être ou de n'être pas. Il découvrit des charmes naturels aux choses, aux paysages, aux hommes, et l'univers lui rendit son sourire.

Les hasards d'une rencontre, son mariage, le soin de sa santé, l'instinct de la vie errante, le conduisirent sur les points du globe les plus inattendus. Il fait à Fontainebleau la connaissance d'une Américaine, Mrs Osborne, mère de deux jeunes enfants, en instance de divorce à la suite de pénibles différends. Les liens d'une sympathie mutuelle ne tardent pas à les unir. Mrs Osborne ayant dû retourner pour ses affaires à San Francisco, Stevenson décide d'aller l'y rejoindre. Il part, moitié économie, moitié curiosité d'artiste, héroïque en la circonstance, sur un paquebot d'émigrants et traverse l'Amérique dans le train qui était venu les prendre à l'arrivée pour les convoyer jusqu'au Paci

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