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« Surgir. Ce terme, qui commence à vieillir, signifie arriver ou prendre terre, et jeter l'ancre dans un port »>.

Transpontin, matelas ou hamac de galère 1. IV, ch. xx: « Tenez ici sus ce transpontin »), de l'ital. traspontino et strapontino, d'où la forme moderne strapontin (1).

Vettes, drisses de l'antenne d'une galère (1. IV, ch. xvIII: « les vettes sont rompues »), de l'ital. vette, certains cordages pour hausser et abaisser l'antenne (Oudin); prov. veto, amarre qui remorque un filet de pêche (Mistral) (2).

On peut maintenant embrasser d'un coup d'œil l'ensemble de cette nomenclature et en admirer l'ampleur et la nouveauté. Des cent cinquante termes ou à peu près qui constituent le vocabulaire nautique de Rabelais, plus de la moitié trouve dans son livre, et tout particulièrement dans le « naviguaige », leur premier témoignage littéraire. Pourtant ce n'est ni dans le nombre ni dans l'originalité qu'est le mérite de cette nomenclature. Son grand intérêt historique réside dans le fait que chacun de ces mots évoque une réalité nautique de l'époque et que, dans leur ensemble, ils représentent un véritable document pour la marine du xvi° siècle.

Nous avons essayé, par un classement méthodique, de faire ressortir les sources multiples où Rabelais est allé puiser son information. Ce ne sont pas les dictionnaires (il n'y en avait pas à cette époque), ni le « hasard » des rencontres sur les quais des ports, qui lui auraient fourni ses renseignements, comme le prétend à tort Jal (3). Un tel ensemble révèle les efforts d'une enquête large et souvent reprise, mettant à contribution le

(1) Brantôme écrit extrapontin (t. V, p. 134): « Nous trouvasmes la nef venitienne fort leste et en deffense de pavesades et d'extrapontins à l'entour. » Cette forme accuse un intermédiaire provençal (estrapontin, lit de matelot). Le terme est attesté dès 1428-48 par la Cour des comptes de Provence, sous la forme strampontin (Godefroy).

(2) Ajoutons les locutions nautiques suivantes tirées de l'italien: Casser l'escoute, la serrer (1. iv, ch. xx11: « cassa l'escoute de tribort »), de cassar la scotta, serrer l'escoute (Oudin). — Tailler vie, couper la voie, c'est-à-dire la mer (1. IV, ch. xx11), de tagliar via, même sens, et tirer vie, tirer outre, passer son chemin (1. IV, ch. LXVI: « tirons vie de long »), de tirar via, même sens. Finalement, vent grec levant (1. IV, ch. 1) ou vent marin (Pant. Progn., ch. viii) répondant à vento greco levante que les Vénitiens appellent vento di mar.

(3) Voy. Appendices C et D: Diatribe de Jal et Répercussions de la diatribe.

langage nautique de l'Océan aussi bien que celui de la Méditerranée, ou des bords de la Loire et de ses affluents.

En somme, la partie originale de la terminologie nautique de Rabelais est constituée par ces éléments:

1° Un petit fonds de mots indigènes que notre auteur a personnellement recueillis, avant ses grands voyages, aux Sables d'Olonne ou ailleurs, vocables restés isolés chez Rabelais et au xvIe siècle.

2o Nombre de mots appartenant à la marine de la Loire, encore usuels à l'époque de la Renaissance et dont plusieurs sont toujours vivaces dans l'Ouest et particulièrement en Anjou, où Rabelais les aura entendus.

3° Un contingent de termes océaniques, normands ou bretons, dont notre auteur est redevable aux marins ponantais.

4° Une contribution importante des termes méditerranéens, dûs aux marins levantins: Catalans, Provençaux, Vénitiens. 5° Quelques réminiscences de l'Antiquité (1), soit simplement pour faire série, soit aussi pour ajouter à la couleur archaïque du récit.

Ce vocabulaire a été ainsi constitué par apports successifs. Depuis son premier fond, encore insignifiant, de termes indigènes, jusqu'à son complet développement, il s'est écoulé près d'une vingtaine d'années (1530-1548). Pendant ce laps de temps, Rabelais a fréquenté les principaux ports de l'Océan et de la Méditerranée, en apprenant de la bouche même des matelots les termes expressifs et colorés de leur langage. Il s'est mêlé à leur vie périlleuse et en a retenu les cris et les gestes, les manœuvres et les chants cadencés.

Et lorsque il se mit à rédiger son « Naviguaige », il se trouva en possession de matériaux qu'il n'avait plus qu'à classer et à

(1) En ce qui concerne l'Antiquité, Rabelais ne doit rien au traité De re navali que Lazare de Baïf fit paraître à Paris en 1536 (voy. sur cet ouvrage, Lucien Pinvert, Lazare de Baïf, Paris, 1900, p. 62 et suiv.). Ce livre, dédié à François Ier, est orné de 21 gravures sur bois représentant des navires anciens (birèmes, trirèmes, etc.) ou des parties de navire. Il n'a rien fourni à Rabelais, celui-ci reflétant presque exclusivement la réalité contemporaine. Les quelques termes nautiques anciens de son naviguaige (autant de souvenirs classiques directement puisés) n'y jouent qu'un rôle de remplissage.

Cette constatation remet au point les suppositions risquées par M. Delaruelle dans la Revue d'histoire littéraire de la France de 1904, P. 260.

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coordonner. On sait avec quel art il les a disposés et de quelle vie intense il a animé sa prodigieuse « Tempête ». L'accumulation des termes et des détails nautiques y est tel qu'il a pu faire croire à un entassement à tort et à travers.

Cependant chacun de ces termes, pris à part et confronté - quelques avec les documents de l'époque, se révèle exact et parfaitement en réminiscences de l'Antiquité mises à part usage. Leur ensemble nous offre le tableau le plus complet, le plus vivant, le plus impressionnant de l'activité bruyante et confuse des matelots aux moments les plus critiques de leur vie de bord, en même temps qu'un recueil unique, d'une richesse incomparable, des termes familiers aux marins de l'Océan et de la Méditerranée, à l'époque de la Renaissance.

CHAPITRE IV

ARTS APPLIQUÉS

En dehors des arts proprements dits dont nous venons de traiter, l'influence italienne s'est également fait sentir dans certains arts appliqués, la broderie et l'incrustation par exemple.

La broderie avait atteint un développement particulier au XVIe siècle. Celle en fils d'or et d'argent, dite canetille, cannetille (de l'ital. canutiglia), est souvent mentionnée dans Rabelais, qui emploie tout aussi fréquemment le terme technique italien recamer (de ricamare, broder), importé vers la même époque (1).

Mais le plus important de ces ouvrages techniques de la Renaissance est l'art tout italien d'incruster d'or et d'argent les armures, les poignées et les fourreaux d'épées. Cet art était au cours du Moyen Age pratiqué dans tout l'Orient et particulièrement à Damas, d'où aussi le nom de damasquin, donné à ce genre d'ouvrages (1. V, ch. xxxIII), c'est-à-dire faits à la mode de Damas.

De l'Orient le damasquinage pénétra au xv2 siècle en Italie, surtout à Venise et à Milan, où fleurirent d'insignes maîtres damasquineurs. Dans le second tiers du xvi° siècle il s'introduisit en France, mais Rabelais est le premier et le seul écrivain qui en donne la nomenclature spéciale.

C'est après son troisième voyage en Italie, dans le Piémont où il séjourna de 1539 à 1542, qu'il insère ses néologismes techniques dans ses Tiers et Quart livres (2).

(1) La braguette de Gargantua avait « une belle brodure de canetille et des plaisans entrelaz d'orfevrerie » (1. I. ch. vin) et les tapisseries de haute lisse, achetées par Panurge à la foire de Medamothi, étaient << toutes de saye Phrygienne requamée d'or et d'argent » (1. IV, ch. 1; finalement, dans la Sciomachie, il est question de « brodeurs, tailleurs,

recameurs. »>

(2)« Au lendemain, Panurge se fit percer l'aureille dextre à la judique, et y attacha un petit anneau d'or à ouvrage de Tauchie » (1. III, ch, vn). — « La septieme (enseigne de la nauf estoit) un entonnoir de

On trouve enfin ces termes réunis dans le Ve livre, à propos du costume de la Reine des Lanternes (1).

Une mention unique au xvI° siècle, en dehors de Rabelais, se lit chez le traducteur de Pline, Du Pinet, qui remarque à propos de l'acier des Parthes (1. XXXIV, ch. xiv): « Encore aujourd'huy les meilleurs coutelas, cymeterres, badelaires, braquemarts viennent du costé de Perse, fer d'Azimin ».

Les textes italiens sont, ici comme ailleurs, assez tardifs. Gay, au mot azzimini, ne cite que ce passage de la Piazza universale de Garzoni, 1560, p. 149: « Il modo con che si fanno quei lavoretti sottili d'oro, ove sono arbori, figure e animaletti minutissimi, sopra pugnali o altre arme che si chiamano lavori di taucia e come si fanno gli azzimini in Damasco ».

Tommaseo et Bellini n'ont pas donné place (dans leur Dictionnaire), à taucia, mais en revanche ils consacrent un article très nourri à azzimina. Malheureusement, les textes qu'ils allèguent sont exclusivement littéraires et nullement techniques. Il en résulte cependant que les lettrés italiens de l'époque (comme Rabelais lui-même) désignaient par les trois termes cités un seul et même travail d'inscrustation à l'orientale.

Tous les termes de cette nomenclature sont italiens. Cotgrave (1611) ne connaît que damasquin, mais Oudin, dans la deuxième partie de ses Recherches (1642), donne à la fois :

Agimina, damasquinure à la persienne et sorte d'ouvrage fait en réseau ou reseul sur du drap d'or.

Damaschino, d'acier de Damas.

Tausia, marqueterie (à côté de tarsia, ouvrage de marqueterie). Ménage qui n'a pas inséré, dans son Dictionnaire (1690), un

ebene, tout requamé d'or à ouvrage de Tauchie. La huitieme, un goubelet de lierre bien precieux, battu d'or à damasquine. La dixieme, une breusse de odorant agaloche (vous l'appelez bois de aloës) porfilée d'or de Cypre à ouvrage d'Azemine » (1. IV, ch. 1).

Le « fol à la damasquine », dont Panurge blasonne Triboulet (1. III, ch. xxxvi), est suivi de « fol de tauchie » et de « fol d'azemine. »

(1) Cf. ch. xxxII: « La Royne estoit vestue de cristallin, vergé par art de tauchie et engeminée à ouvraige damasquin, passementé de gros diamans ».

Cette leçon du Manuscrit, engeminée pour azzeminée (éd. Montaiglon, t. III, p. 304), est une tentative de substituer au mot technique, incompris par le copiste, une forme rapprochée par étymologie populaire, procédé repris par les étymologistes italiens. Cf. Zambaldi. Dizionario etimologico, vo agemina: « Probabilmente de ad gemina (sc. metalla), a doppio metallo ».

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