Page images
PDF
EPUB

vaise boisson (Moisy) ou le vin blanc fait avec du raisin rouge non cuvé (Thibault). C'est proprement la boisson des chèvres, de bisque (variante de bique, chèvre), dont le nom, dans l'Orne, désigne une boisson faite avec des poires simplement trempées dans l'eau (Moisy), et rappelle l'origine analogue du cépage bicane. La forme contaminée piscantine (1), encore usuelle dans les Deux-Sèvres (Beauchet-Filleau), le Dauphiné (Mistral) et la Bretagne (Ménage), s'applique au mauvais vin, à la piquette, au verjus.

La boisson par excellence, le vin, était représentée, dès le xive siècle, par le clairet, vin mêlé de miel et d'épices, et surtout par l'hippocras, vin aromatique très apprécié: blanc, il commençait le repas, suivi du vin clairet et vermeil frais; rouge, il était servi à la fin du souper. Au xvre siècle, cette liqueur était encore fort en usage (1. III, ch. xxx).

Les meilleurs crus rabelaisiens (1. III, ch. LII, et l. V, ch. xxxIII) étaient ceux d'Arbois, dans la Franche-Comté; de Beaune, dans la Bourgogne; de Coucy, le meilleur vignoble de I'lle-de-France, planté par ordre de François Ier et exclusivement réservé au roi; de Grave, en Guyenne; de Mirevaux, près de Frontignan; d'Aunis; d'Orléans.

Bruyerin Champier, en parlant des crus les plus célèbres à son époque, nous dit (1. XVIII, ch. x): « Il n'y a point de pays sur la terre qui puisse se glorifier d'avoir d'aussi bons vins que la France ». Il compte dans ce nombre le vin d'Arbois et le muscat de Provence. Il prétend qu'en Artois et dans le Hainaut on recherchait les vins de Beaune, mais que le reste de la Flandre préférait ceux d'Orléans.

Olivier de Serres vante, à son tour (t. I, p. 209), le vin « cleret » de Nérac, de Grave, d'Arbois, le muscat de Frontignan et de Mirevaux et « les excellents vins blancs » d'Orléans, de Coucy, d'Anjou, de Beaune: « Sur tous lesquels vins paroissent les musquats et blanquettes de Frontignan et Mirevaux, en Languedoc, dont la valeur les fait transporter par tous les recoins de ce royaume ».

Mais au dessus des crus les plus renommés, Rabelais met le vin blanc de son cher clos de la Devinière, le vignoble paternel, qu'il va jusqu'à comparer au lacryma Christi (1. I, ch. v).

(1) Sous l'influence analogique de piquant (cf. le synonyme piquette).

Comme on le voit, en sa qualité de médecin, Rabelais possédait une connaissance en quelque sorte professionnelle des différents aliments et de la manière de les apprêter. Mais étant donné la place importante que la cuisine joue dans son roman, on peut supposer qu'il aimait à se documenter par lui-même. Son information a été ici, comme partout ailleurs, large et consciencieuse. Beaucoup plus que dans les traités techniques les plus réputés par exemple, le Viandier de Taillevent, encore en vogue au xvi° siècle - il a puisé dans la réalité contemporaine et, en ce qui touche la vie monacale, dans ses souvenirs personnels. Ses renseignements dépassent de beaucoup ce que nous apprennent les livres, et les détails qu'il nous donne sont tellement copieux qu'ils permettent de tracer un tableau à peu près complet des préférences gastronomiques des hommes du xvIe siècle.

L'art culinaire de la Renaissance est éminemment français. Quelques apports de l'Orient et de l'Italie mis à part (et ceux-ci fort peu nombreux), la grande majorité des noms de plats est foncièrement nationale. La plupart des provinces y sont représentées, mais c'est le Midi de la France qui a fourni les contributions les plus variées. Ces données multiples ont abouti au gigantesque banquet de Gastrolâtres, monument unique de la littérature culinaire.

CHAPITRE III

MONNAIES

La variété de monnaies qu'on rencontre dans Rabelais est considérable. Sa nomenclature embrasse à la fois la numismatique du passé et le système monétaire de la Renaissance, aussi bien en France que dans les autres pays du monde (1).

[blocks in formation]

Passons rapidement sur les appellations historiques, simples réminiscences livresques, utilisées pour donner une couleur archaïque au récit, ou pour obtenir un effet facétieux.

L'antiquité hébraïque est représentée par le sicle, monnaie d'une valeur difficile à fixer: «... à l'edification du temple de Salomon chacun un sicle d'or offrir, à plaines poignees, ne pouvoit» (1. V, ch. XLII).

La numismatique gréco-romaine a fourni le talent d'or et le sesterce, le premier valant dix talents d'argent, répondant à 55.609 fr. de notre monnaie; le dernier, monnaie d'argent dont la valeur a beaucoup varié (2).

(1) Jean-Baptiste Cartier (mort en 1859), agronome et statisticien, fondateur de la Revue de Numismatique française, y a publié (t. XII, 1847, p. 336 à 349) une « Lettre à M. de la Saussaye sur les monnaies de Rabelais >>>. La page introductive renferme des aveux effarants, dans le genre de celui-ci : « Il ne me restait d'une ancienne lecture du Cynique de Chinon qu'un sentiment invincible de dégoût [et après une seconde lecture] j'ai bientôt été las d'un flux de grossièretés à faire rougir les bagnes du xixe siècle ». Les explications de Cartier sont pour la plupart tirées de Salezade, d'où leur caractère superficiel et aléatoire. Elles trouveront un correctif dans le Mémoire sur les monnaies du règne de François Ier par E. Levasseur, Paris, 1902.

...

Ajoutons-y le livre classique de Le Blanc, Traité historique des monnaies de France, Paris, 1690, et, quant aux monnaies exotiques, Salezade, Recueil des monnaies tant anciennes que modernes, Bruxelles, 1767. (༧) ༥ le moindre de ces moutons vault quatre foys plus que le

...

Le Moyen Age est rappelé par le bezant d'or, monnaie d'origine byzantine, employée par Rabelais comme appellatif général ou comme pièce d'or antique d'une valeur plutôt symbolique (1. 1, ch. xxx111). Nous y reviendrons plus loin.

[blocks in formation]

Au xiv siècle remontent les noms de monnaies anglaises qui circulaient en France pendant que les rois d'Angleterre régnaient à Paris :

Angelot, monnaie d'or portant l'image de l'ange Saint-Michel, tenant les écussons de France et d'Angleterre ; d'une valeur de 7 fr. 40 cent., frappée en 1422 par le roi d'Angleterre. Suivant Le Blanc, l'angelot valait quinze sols (1. III, ch. xxv): « cinquante beaux angelots ».

Noble à la rose, monnaie d'or portant en effigie la rose de York ou de Lancaster, frappée par Edouard III en 1331 (1). Froissart en fait le premier mention (t. II, p. 94): « Et là avoient en un sach cent livres d'estrelin, monnoie d'Engleterre, car adont (en 1326) il n'estoit encores nulles nouvelles de nobles ».

Salut ou salut d'or, monnaie portant sur un des côtés la salutation angélique, frappée par Henri V et Henri VI, valant environ 12 francs (l. 1, ch. XLVI): « Lors commanda Grandgousier que... feussent contez au moyne soixante et deux mille salus ».

Les Nobles et les Saluts, comme les Angelots, étaient depuis longtemps sortis d'usage: « Ces vieux doubles Ducats, Angelotz, Nobles à la rose retourneront en usance » (Pantagr. Prognost., ch. vi), et notre auteur s'en sert à titre de monnaies historiques, surtout dans les occasions solennelles.

meilleur de ceulx que jadis les Coraxiens... vendoient un talent d'or la piece. Et que penses-tu, O sot à la grande paye, que valoit un talent d'or? » (1. IV, ch. vit). — « L'un des deux unions aux aureilles de Cleopatre estant à l'estimation de cent fois six sesterces » (1. V, ch. XLII), pour cent fois cent mille, c'est-à-dire dix millions de sesterces (comme Pline évalue cette célèbre perle).

(1) « Pour la fondation et entretenement d'icelle [Abbaye de Thélème] donna à perpetuité vingt trois cent soixante neuf mille cinq cens quaorze nobles à la rose de rente fonciere, indemnez, amortyz, et solvables par chascun an à la porte de l'abbaye» (1. I, ch. LIII).

III. - Monnaies françaises.

Passons maintenant aux monnaies françaises qui avaient encore cours au xvi° siècle :

Blanc, monnaie de valeur et de type différents, qui datait du commencement du règne des Valois, sous Charles VI (l. II, ch. xI). Le grand blanc était une pièce blanche ayant cours pour 12 deniers.

L'ordonnance du 24 avril 1488 spécifie ces deux variétés : « Grands blancs au soleil, apelez douzains, pour 13 deniers; grands blancs à la couronne, apelez unzains, pour 12 deniers » (1). Rabelais parle souvent des douzains et une fois d'unzain (l. 1, ch. xxv).

Escu, écu, ancienne monnaie d'or ou d'argent, portant sur une des faces les armes de France: « Lors Grandgousier donna à Toucquedillon dix mille escus par present honorable » (1. I, ch. XLVI).

Au commencement du règne de François 1o, l'escu sol ou escu au soleil portait sur la face l'écu de France surmonté de la couronne, au-dessus de laquelle était un petit soleil. Cette monnaie avait cours pour 36 sols et 3 deniers tournois. Rabelais l'appelle aussi escu d'or, à côté d'escu bourdeloys, écu de moindre valeur ayant cours à Bordeaux (1. III, ch. LII).

Mouton à la grande laine, pièce d'or fin usitée jusqu'au règne de Charles VII: « Les véritables moutons appelés à la grande laine, pour les distinguer des autres moins grands, appartenaient au règne de Jean. Ils avaient été émis pour un franc ou une livre tournois et vaudraient à peu près 16 francs, ce qui ferait monter l'anneau de Gargantua à un bon prix » (2).

C'est là une appréciation par trop sommaire, comme la plupart des évaluations de Cartier. Le nom se lit déjà dans Froissart (t. IV, p. 3): « Li troy estat fissent forgier nouvelle monnoie de fin or que on clammoit moutons ».

Rabelais s'en sert fréquemment : « ... les estimoit [les pierreries] à la valeur de soixante neuf millions huyt cens nonante et quatre mille dix et huyt moutons à la grande laine » (1. 1, ch. viii).

(1) Levasseur, memoire cité, p. 37. (2) Cartier, p. 338.

« PreviousContinue »