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CHAPITRE IV

MUSIQUE

Dans la première moitié du xvi siècle, la musique continue à rester en France sous l'influence flamande, les musiciens des Pays-Bas étant alors recherchés dans toute l'Europe. Une évolution musicale, sous l'influence italienne, ne se dessinera que dans la seconde moitié du xvr° siècle. La plupart des musiciens insignes que Rabelais a groupés dans le Prologue de l'Auteur de son Quart livre, liste qui commence par Josquin de Prés et finit avec Berchem, appartiennent aux Pays-Bas, où les Italiens eux-mêmes allaient alors apprendre l'art musical.

Très goûtée au XVIe siècle, la musique occupe une place d'honneur dans le programme éducatif du jeune Gargantua (1. I, ch. xxIII): « Après se esbaudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sus un theme à plaisir de gorge. Au reguard des instrumens de musicque, il aprint jouer du luc, de l'espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz, de la viole, et de la sacqueboutte ».

I. Instruments.

De ces noms d'instruments, plusieurs remontent au passé : espinette, harpe, viole; d'autres, comme luth ou luc (anciennement, leüt), ont subi l'influence italienne (ital. liuto). Cet instrument jouissait alors d'une grande faveur. Dans la seconde moitié du xvi° siècle, il céda la place au violon (de l'ital. violone), mentionné tout d'abord chez Rabelais dans deux passages signi

(1) Voy. le chapitre correspondant dans l'Histoire de France de Henri Lemonnier.

Henry Expert, Les Maîtres musiciens de la Renaissance française (Paris, 185 et suiv.), véritable corpus de l'art musical franco-flamand des xve et xvie siècles. En dernier lieu, Jules Combarieu, Histoire de la Musique, Paris, 1913, t. I, p. 451 à 651: la Renaissance.

ficatifs, le premier dans la bouche de Panurge, le deuxième dans celle de Dindenault, marchand de moutons :

Plus me plaist le son de la rusticque cornemuse, que les fredonnements des lucz, rebecz, et violons auliques (1. III, ch. XLI).

Des boyaulx, on fera chordes de violons et harpes, lesquelles tant cherement on vendra, comme si feussent chordes de Munican ou Aquileie [c'est-à-dire de Monaco ou d'Aquilée] (l. IV, ch. x1).

Le rebec qu'on lit dans le premier de ces textes, associé dans les concerts de cour au luth et au violon, est anciennement attesté sous la forme rebebe (x11° siècle); mais celle de rebec du XV-XVIe siècle semble avoir subi l'influence de l'italien ribeca, variante parallèle à ribeba.

La flute d'Allemand ou flûte traversière (la fistula obliqua de Guillaume Bouchet, t. V, p. 36), dont l'usage était venu d'Allemagne, jouissait d'une grande vogue au xvI° siècle, comme en témoigne Vincent Carloix (1).

La saqueboute ou trombone désignait dans l'ancienne langue une sorte de lance à harpon, et n'est attesté, comme instrument de musique, que dans un document de 1508 (Godefroy): « Deux trompetes, ung cleron et une saquebutte ». Cet instrument se jouait accompagné de cornets ou de haut-bois.

Le cornet et le haut-bois appartiennent à la Renaissance (2). Les autres noms d'instruments dont Rabelais fait mention remontent pour la plupart au passé la guiterne ou guitare (1. IV, ch. xxx1), et le monochordion (1. IV, ch. LXIII), à côté de la doucine, espèce de vielle en usage du xiv au xvir siècle. Les nobles se servaient de la musette (dont il est question dans la Sciomachie), alors que les rustiques usaient du chaluappelé pibole en Poitou (1. IV, ch. xxxvi) et de la guogue ou vessie enflée (ibidem).

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Deux instruments portent des noms italiens: le pifre, fifre (1. IV, ch. xxxvi: « joyeulx pifres et tabours »), de l'ital. piffero,

(1) Mémoires, t. III, p. 187: « Il y avoit une espinette, un joueur de luth, dessus des violes, et une fleuste traverse, que l'on appelle à grand tort fleuste d'Allemand: car les François s'en aydent mieulx et plus musicalement que toute aultre nation, et jamais en Allemaigne n'en fust joué à quatre parties, comme il se faict ordinairement en France ».

(2)« Sonnerent en autre et plus joyeuse harmonie les compagnies des musiciens, lesquelz on avoit posé en divers eschaffautz sus la place, comme haulboys, cornetz, sacqueboutes, flutes d'Allemans, doucines, musettes et autres, pour esjouir les spectateurs » (Scromachie).

et les regualles (l. IV, ch. xxxi : « jeu de regualles »), de l'ital. regale, dont le premier texte est ce passage du testament de 1537 de Jean Verdot, archidiacre de la cathédrale de Troyes (cité dans Havard): « Unes regalles qui est ung instrument de fleustes, en façon d'orgues, prisée dix livres tournois ».

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Des noms de notes, bécarre (l. II, Prol. : bequarre) et solfier (1. II, ch. xii) remontent au xiv° siècle, alors que bémol se lit pour la première fois dans Marot et Rabelais. Les autres termes, comme diapason (1. II, ch. x1) et gamme (1. II, ch. xviii), sont anciens et attestés dès le XII-XIII° siècle.

Etant donnée la grande différence de la notation musicale de la Renaissance et de celle de nos jours, il n'est pas sans intérêt de citer ici cette page d'un musicographe rabelaisant (1):

« Les anciennes dénominations des sons musicaux sont assez ingénieusement présentées dans le tableau suivant que j'emprunte au Traité de musique d'un excellent théoricien français de la première moitié du xvII° siècle, le père Antoine Parran, de la compagnie de Jésus :

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« Ce qui revient à dire que la note fa (F), par exemple, se nomme ut dans l'hexacorde mol, et fa dans l'hexacorde naturel; que le sol se nomme ré dans l'hexacorde mol, sol dans l'hexacorde naturel et ut dans l'hexacorde dur, etc.

« On abrégeait quelquefois ces dénominations, et l'on disait: A la, B fa mi, C sol ut, D la sol, E la mi, E fa ut, G sol re...

« Ces explications suffisent pour rendre intelligibles une

(1) Georges Kastner, Parémiologie musicale de la langue française, Paris, 1866, p. 101 et suiv,

foule de passages où nos anciens écrivains, et surtout les auteurs de notre vieux théâtre, ont fait allusion aux notes de la gamme sous ces dénominations complexes qui semolent aujourd'hui si baroques...

<«< Rabelais, dans le Pantagruel, fait dire à Panurge, à propos d'Anarche, l'infortuné roi des Dipsodes : « Je le veulx mettre à mestier... et le print par l'aureille, disant chante plus haut en G sol rẻ ut » (l. II, ch. xxx1). Ce qui veut dire ne crie pas, entonne cela plus musicalement, d'une façon plus franche, plus gaillarde, comme il faut entonner, quand on chante par bécarre.

« Et ailleurs, quand Panurge, livré à toutes les extravagances que la peur lui inspire durant la tempête qu'il essuie en mer: << Frere Jean, mon amy... nous sommes au dessus de E la, hors toute la gamme... au dessoubz de Gamma ut » (1. IV, ch. xix). Nous sommes au dessus de E la hors toute la gamme... Il faut se rappeler que l'échelle générale des sons, comprenant les sept hexacordes, se terminait à E la, c'est-à-dire au mi: «Zalas, à ceste heure somme nous au dessoubz de gamma ut », c'est-à-dire au dessous de la note la plus grave de l'échelle, au-dessous de sol (G ré sol ut), qui était représenté par le I (gamma). Cette comparaison musicale exprime à merveille les soubresauts effroyables du navire battu par la tempête et furieusement balloté par les vagues ».

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Les Psaumes, traduits en vers par Marot et mis en musique par le franc-comtois Claude Goudimel, furent accueillis avec enthousiasme à la Cour comme dans les milieux réformés.

Le psaume CXIV: « Quand Israel hors d'Egypte sortit », devint alors très populaire, et Rabelais le mentionne à l'occasion de l'appareillage de la flotte de Pantagruel: « Après l'oraison feut melodieusement chanté le psaulme du sainct roy David, lequel commence Quand Israel hors d'Egypte sortit » (l. IV, ch. 1). C'est le premier vers de la traduction du psaume cxiv par Marot:

Quand Israel hors d'Egypte sortit,

Et la maison de Jacob se partit

D'entre ce peuple estrange...

Aussi, au moment de quitter Thalasse, nos Pantagruélistes l'entonnent-ils comme chant de départ.

Bornons-nous à mentionner ici les refrains de noëls poitevins qu'on lit dans Rabelais, cantiques sur lesquels nous reviendrons dans la section correspondante des Faits traditionnels.

IV. Musique profane.

La chanson est surtout représentée par Clément Jannequin, que Rabelais, dans le Prologue du Quart livre, range parmi les illustres musiciens de son temps. La Bataille de Marignan (1515) était alors dans toutes les mémoires. « C'est un choeur scénique à quatre voix -nous dit Henry Expert - plein de vie et qui peut être considéré comme une des origines du style descriptif (1) ».

Jannequin excellait à reproduire les harmonies imitatives, le bruit des batailles, les cris de chasse, etc. Noël du Fail, dans le XIX des Contes d'Eutrapel, décrit l'enthousiasme guerrier qui s'emparait des contemporains de François Ier à l'audition de ce chant : « Quand l'on chantoit la Chanson de la guerre faicte par Jannequin devant ce grand François, pour la victoire qu'il avait euë sur les Suisses; il n'y avoit celuy qui ne regardast si son espée tenoit au fourreau, et qui ne se haussast sur les orteils pour se rendre plus bragard et de la riche taille ».

Et Brantôme raconte ainsi la mort de Mademoiselle de Limeuil, une des filles de la reine (t. IX, p. 461): « Quand l'heure de sa mort fut venue, elle fit venir à soy son valet; et s'appeloit Jullien, qui jouoit tres bien du violon : « Julien, luy dit elle, prenez vostre violon et sonnez moy tousjours, jusques à ce que me voyez morte (car je m'y en vois) la Defaitte de Suisses (2), et le mieux que vous pourrez, et que vous serez sur le mot Tout est perdu, sonnez le par quatre ou cinq fois, le plus piteusement que vous pourrez ». Ce que fit l'autre, et elle mesme luy aidoit de la voix ; et quand ce vint à Tout est perdu, elle le recita par deux fois; et se tournant de l'autre costé du chevet, elle dit à ses compagnes: «Tout est perdu à ce coup, et à bon escient»; et ainsi deceda ».

Le vocabulaire de Rabelais en conserve, comme on le verra, de nombreux souvenirs.

(1) Henry Expert, ouvr. cité, t. VII, p. 30. (2) Autre titre de la chanson de Jannequin.

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