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temporains, qui ne renferment que des bribes du passé. C'est à la vie même qu'il emprunte les éléments de sa documentation. Son observation se tourne vers la nature vivante, animaux et plantes, et il profite de toute occasion pour connaître les plus rares et les plus étranges.

Sa curiosité trouve d'ailleurs une ample satisfaction dans les déplacements incessants de sa vie vagabonde. On verra quelle féconde moisson régionale il a déposée dans son roman. Toutes les provinces de France y sont représentées : les contrées limitrophes de l'Océan, comme celles de la Méditerranée, ont alimenté son riche catalogue de poissons; les pays de l'Ouest, et particulièrement les bords de la Vendée et de la Sèvre Niortaise, ont abondamment fourni sa liste d'oiseaux.

Pour apprécier en connaissance de cause une œuvre aussi vivante et aussi complexe, il faut la replacer dans son temps et dans son milieu. L'histoire d'une part et, de l'autre, l'état de civilisation de l'époque nous procureront tour à tour les moyens de contrôle.

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Rabelais nous a laissé dans son livre posthume un chapitre, le xxx, qui renferme un excellent résumé des connaissances. zoologiques en France vers 1550.

Cette description du Pays de Satin, dont l'importance a jusqu'ici échappé aux rabelaisants et aux naturalistes, accuse une information à la fois vaste et précise. On en appréciera l'originalité et l'exactitude si on en compare les données à celles de l'Hortus Sanitatis (1) de la fin du xv° siècle, dernier monument de l'histoire naturelle à la veille de la Renaissance, véritable corpus des connaissances scientifiques de l'époque, le plus copieux répertoire du merveilleux zoologique du Moyen Age. La version moyen-française contribue en outre à fixer la chronologie de certains termes techniques qu'on retrouve, quelques dizaines d'années plus tard, sous leur forme scientifique, chez Rabelais, le premier des modernes à avoir directement puisé dans l'océan de l'Historia naturalis, et non plus dans les eaux troubles qui ont alimenté le Moyen Age.

(1) Hortus Sanitatis auctore Johanne Cuba, Mayence, 1491, in-fol. Traduit vers 1500 sous ce même titre: Hortus Sanitatis, translaté du Latin en François, Paris, Anthoine Verard, s. d., in-fol.

Rien de plus étrange que les gravures qui accompagnent, dans l'Hortus, les descriptions des animaux traditionnels. Mais tandis que, dans cet incunable, les figures de haute fantaisie, comme le texte lui-même, représentent la connaissance de la nature à la sortie du Moyen Age, Rabelais rejette toutes ces fictions dans le domaine de l'imagination artistique. On acquiert, chez lui, à propos du merveilleux du passé, la certitude de son caractère factice et irréel.

Ce discernement contraste singulièrement avec les procédés éclectiques d'un Belon, tout empêtré encore dans la tradition, avec la naïve crédulité d'un Ambroise Paré et l'indulgence excessive d'un Montaigne à l'égard des légendes zoologiques des Anciens. Par sa clairvoyance et sa foi enthousiaste au progrès de la science, Rabelais reste complètement isolé dans son milieu et dans son siècle.

Non seulement il relègue dans le Pays de Satin tout le merveilleux zoologique de l'Antiquité transmis à travers le Moyen Age et encore généralement admis au xvI° siècle, mais il situe, dans cette même contrée de sa géographie imaginaire, un nombre considérable d'animaux, qui nous sont aujourd'hui plus ou moins familiers, mais qu'en présentant comme inconnus et rares, il ne fait que se conformer à la réalité de son époque. Les témoignages historiques que nous invoquerons feront ressortir la rigoureuse exactitude de ce chapitre et son caractère véritablement documentaire.

L'existence de ménageries, dans le sens scientifique du mot, malgré des vestiges isolés dans l'Antiquité, n'est attestée que dès le xvIe siècle (1). Rabelais fait lui-même mention d'une des premières et des plus importantes, celle créée par Philippe Strozzi à Florence, très florissante au XVIe siècle. Il l'a visitée en 1536, un demi-siècle avant Montaigne. Il en a tiré plus d'une donnée de son tableau zoologique.

ELEPHANT. Cet animal est situé dans une région imaginaire, le Pays de Satin, à cause de son extrême rareté au xvie siècle.

L'histoire du Moyen Age parle, il est vrai, de l'éléphant envoyé à Charlemagne par Haroun Al-Raschid; mais le souve

(1) L'Histoire des Ménageries de l'Antiquité à nos jours a été récemment l'objet d'un excellent travail d'ensemble par Gustave Loisel (1912). Les éléments y abondent et nous en tirerons parti - pour confirmer l'authenticité du tableau zoologique tracé par Rabelais.

nir en était effacé. Lorsque Henri III passa par Vienne, en 1574, l'Empereur lui fit voir ce qu'il avait de plus singulier, et dans le nombre des curiosités figurait un éléphant. Henri IV est le premier roi de France qui en ait possédé un. Dans la lettre de juillet 1591 qu'il adresse à son receveur des finances à Dieppe, où avait débarqué la bête, il dit: « Nous desirons que l'Elephant qui nous a esté admené des Indes soit conservé et gardé comme chose rare et qui ne s'est encore veue en cestuy nostre royaulme (1)... »

Rabelais avait donc parfaitement raison de situer, vers 1550, l'éléphant dans un pays imaginaire.

RHINOCEROS. - Presque inconnu et très rare au xvi siècle. C'est à l'entrée de Henri II à Paris, en 1549, que l'on vit figurer « un animal d'Ethiopie nommé Rhinoceros » (Godefroy).

Dans les vastes galeries de l'abbaye de Thélème (1. I, ch. Lv), on rencontrait bien, à côté d'autres « choses spectables », un Rhinoceros, mais il était « en paincture ».

CAMÉLÉON. Très rare et presque inconnu à l'époque où écrivait Rabelais. Belon a le premier donné, vers 1550, la description d'après nature d'un caméléon, dont il parle à plusieurs reprises dans ses Observations (1553). L'animal continua d'être rarissime en France et en Europe. Vers 1590, le stathouder Guillaume III en possédait deux, et la ménagerie d'Auguste II, à Neustadt, en renfermait quelques-uns rapportés d'Afrique en 1732. Le caméléon manque à la liste des animaux qui ont vécu dans la ménagerie de Versailles; mais, en 1672, il fait son entrée dans la ménagerie de Chantilly, où il est admiré des visiteurs étrangers (2).

PÉLICAN. -Oiseau rarissime. Entre autres curiosités zoologiques, Maximilien, empereur d'Autriche, avait un pélican familier qui suivait le souverain au vol partout où il allait. En France, les premiers pélicans sont mentionnés dans un document de la ménagerie de Versailles en février 1679 (3).

PANTHÈRE. Les anciens, et souvent les modernes, ont confondu, sous ce nom, plusieurs variétés distinctes, telles que le léopard et l'once (dans Rabelais oïnce), toutes espèces introuvables et, par suite, reléguées dans le Pays de Satin. En 1479,

(1) G. Loisel, Histoire des Ménageries, t. I, p. 162 et 276. (2) Loisel, t. II, p. 32, 171 et 189.

(3) Idem, t. II, p. 336,

Louis XI reçut du duc de Ferrare un léopard mâle, dressé pour la chasse du lièvre, avec lequel il courait la forêt et la plaine. Il y avait aussi des léopards de chasse dans la ménagerie de François Ier, à Fontainebleau (1).

GAZELLE. - On rencontre la gazelle chez Rabelais sous le double nom grec de dorcade et d'oryge. Ruminant inconnu en France. Les premiers qu'on y vit furent les quinze gazelles achetées en Orient par le sieur Monnier, en 1679, pour la ménagerie de Versailles (2).

SINGES. Les gros singes et les guenons ne commencèrent à être connus que dans la seconde moitié du xvre siècle, et certains rois, comme Henri III et Louis XIII, en furent très amateurs. Le premier orang-outang se trouvait, en 1640, dans la ménagerie de Frédéric-Henri de Nassau, prince d'Orange, aux environs de la Haye; et, en 1776, Guillaume V en reçut un autre d'un marchand de la Compagnie des Indes (3). Des noms grecs de singes - comme cercopithèque, cynocéphale, sphinx -ont passé de Pline à Rabelais.

RENNE. Sous le nom scythique de Tarande, Pline désigne tantôt le renne et tantôt l'élan. Rabelais en a tiré son admirable adaptation, à propos de l'exemplaire que Pantagruel acheta dans l'île de Médamothi d'un Scythe de la contrée des Gelons, peuplade voisine du Borysthène. Le renne et l'élan (que Pline et Rabelais confondent dans leurs descriptions) étaient encore extrêmement rares en France à la fin du xv° siècle. Philippe de Commynes les cite, sous l'année 1483, parmi les animaux exotiques que Louis XI fit acheter hors du royaume pour sa ménagerie de Plessis-les-Tours (4).

TIGRE. A la cour de Ferrare, à la fin du xve siècle, on vit apparaître le tigre, animal qui était resté inconnu en Occident pendant tout le Moyen Age. Dans la ménagerie de François Ier, à Fontainebleau, il y avait des lions et des tigres, ces derniers envoyés au roi, en 1534, par le sultan Kheir-ed-Din Barberousse. Et pourtant, ce félin était encore si rare au xvi siècle, et son nom même si peu en usage, que Montaigne, visitant à son tour la fameuse ménagerie de Florence, le décrit dans ses

(1) G. Loisel, t. I, p. 258 et 264.

(2) Idem, t. II, p. 336.

(3) Idem, t. II, p. 31, 32.

(4) Commynes, Mémoires, éd. Maindrot, t. II, p. 58.

Voyages comme un animal inconnu : « Nous vismes là... un chameau, des lions, des ours et un animal de la grandeur d'un fort grand mastin, de la forme d'un chat, tout martelé de blanc et de noir, qu'ils (1) nomment un tigre. »

Le nom était d'ailleurs devenu une sorte d'appellatif pour désigner toute espèce de félins à la peau tigrée : guépards, léopards ou panthères, etc. Ceux que possédait François Ia à Fontainebleau étaient en effet des guépards ou léopards de chasse, et personne n'avait encore vu à cette époque en France une panthère ou un tigre proprement dit.

GIRAFE. Mammifère encore inconnu en France au xvIe siècle. Laurent de Médicis posséda la première et c'était la grande curiosité de la ménagerie de Florence. En 1489, la reine Anne de Beaujeu lui écrit de lui envoyer une girafle, « car c'est la beste du monde que j'ay le plus grand desir de veoir (2) » ; mais le Magnifique garda sa girafe. La précieuse bête resta inconnue en France jusqu'au xixe siècle. En 1826, le pacha d'Egypte, Méhémet-Ali, envoya au roi de France une girafe, « la première qui ait jamais paru vivante, en France, et qui fut le grand événement de tout le pays à cette époque (3). »

Les témoignages historiques que nous venons de citer font tous ressortir la parfaite justesse du tableau que Rabelais a tracé de la faune exotique en France vers le milieu du xvie siècle, en ce qui touche particulièrement le caractère rare ou inconnu dans notre pays de certains animaux qui nous sont devenus familiers, grâce aux jardins zoologiques, aux jardins d'acclimatation, aux ménageries et aux exhibitions foraines.

Ce xxx chapitre, où l'on n'a vu jusqu'ici qu'un assemblage fortuit de détails disparates, se révèle à la fois exact et réel, constituant un ensemble des plus cohérents, où chaque assertion répond à un fait, à une croyance ou à une curiosité de l'époque.

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Les notions botaniques éparses dans le roman nous offrent comme les données zoologiques correspondantes

(1) C'est-à-dire les gardiens italiens de la ménagerie.

(2) Loisel, t. I, p. 261.

(3) Idem, t. III, p. 138.

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