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Pierre Engoulevent figure dans le rôle de la Taille de 1292, et dans une pièce en vers de la fin du xv° siècle, attribuée à Villon, Baillevent et Malepaye logent « près la clousture de Monsieur d'Engoulevent », lequel habite au pays de Claquedent. Dans la langue générale, engoulevent désigne le passereau qui, en volant, tient son large bec ouvert.

Happemousche, que nous avons déjà rapproché du géant apparenté Crocquemousche. Du Fail donne à un des personnages de ses Propos rustiques (ch. xii) le nom de Gobemouche: « C'estoit un terrible senault et bon vilain, et payoit voluntiers pinte ou tout le pot ». Dans la langue courante, gobe-mouche désigne un passereau qui se nourrit principalement de mouches.

Maschefain (1), qui mâche ou mange du foin (2), nom apparenté au monstre Maschecroutte (1. IV, ch. LIX), sorte d'épouvantail de carnaval que nous avons déjà mentionné.

La conception du géant, telle qu'elle résulte de l'ensemble de cette nomenclature et des traits individuels consignés par Rabelais, répond à peu près à celle de l'imagination populaire. Physiquement, ces personnages monstrueux sont caractérisés par leur membrure colossale et, par suite, leur esprit borné. C'est une sorte de compensation idéale que la mentalité des foules se complait à établir entre le physique et le moral, l'esprit dominant la matière.

De là le contraste entre la stature colossale du géant et son intelligence fruste. Rabelais s'est parfaitement conformé à cette psychologie populaire, lorsqu'il fait de Pantagruel, même policé et humanisé, un esprit sans grande initiative et jusqu'à un certain point sans ressources. Sa force surhumaine reste comme impuissante, faute de souplesse.

Lorsque Thaumaste, grand clerc d'Angleterre, lui propose d'arguer par signes, il entre « en la haulte gamme et de toute la nuict ne faisoit que ravasser » (l. II, ch. xvIII). C'est Panurge qui prend sa place et fait quinaud l'Anglais.

Lors de son duel terrible avec Loup-Garou, le « pauvre bon hommet » de géant, consterné à la vue de son colossal rival, jette les yeux au ciel et se recommande à Dieu.

Et pendant la Tempête, après avoir prié « en fervente devo

(1) Anc. fr. et dial. (Norm., Pic., etc.) fain, foin.
(2) Le terme est antérieur à Rabelais (voy. Godefroy).

tion », il se borne à tenir le mât fort et ferme, c'est-à-dire en somme à rester immobile, alors que Frère Jean se démène de toutes ses forces et manœuvre comme un marin consommé.

Chez Pantagruel, la bonhomie l'emporte sur l'intelligence, le cœur sur l'esprit. Géant humanisé, il finit par devenir « le meilleur petit et grand bon hommet qui oncques ceignit espée »>. Mais l'initiative, l'action féconde et décisive est réservée à Frère Jean; la souplesse de l'intelligence, l'esprit inventif, à Panurge, l'homme aux mille ressources. Ce sont eux qui sauvent, dans les conjonctures difficiles, leur bon maître géant, dont l'esprit a gardé quelque chose de son infirmité primordiale, bien que par ailleurs il se montre à nous tel que l'a façonné le génie de Rabelais, juge indulgent des humaines faiblesses et parangon de cette sérénité d'âme qui est au fond même du pantagruélisme, c'est-à-dire, en définitive, de la sagesse humaine.

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Les traditions gigantales que nous venons d'étudier appartiennent au grand courant oral et leurs origines sont foncièrement populaires. Le roman de Rabelais renferme en outre quelques traditions de source littéraire remontant au Moyen Age et qui sont devenues à leur tour populaires, en pénétrant dans les masses. En voici deux qui méritent de nous arrêter.

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La source première de ces noms devenus traditionnels est la Sainte Ecriture, tout particulièrement l'Apocalypse de saint Jean (ch. x), qui, s'inspirant d'une prophétie d'Ezechiel (ch. xxxvIII et xxxix), prédit qu'après le règne de mille ans, Gog et Magog marcheront contre la ville sainte, mais seront anéantis par le feu du ciel. De la Bible, ces noms collectifs des peuples du Nord pénétrèrent dans le roman d'Alexandre le Grand, où ils figurent parmi les vassaux que Porus appelle à son aide:

Gos et Magos (1) i viennent de la terre des Turcs.
(Ed. Paul Meyer, t. II, p 265)

(1) Variante: Gos et Margos.

Porus vaincu, Alexandre le Grand, enclot Gots et Magots dans les défilés des montagnes où ils se sont réfugiés.

Cette tradition médiévale est encore vivace au xv siècle, où on la lit à la fois dans Christine de Pisan et dans Joinville (1). Au xvi° siècle, les Gos et Magos représentent, dans les Grandes Chronicques (1532), les ennemis mortels du roi Artus : « Voilà les traistres Gos et Magos qui nuyt et jour nous veulent destruire » (p. 15), dit le roi à Gargantua. Ils étaient « fors et puissans, armez de pierre de taille » et horribles à voir, mais notre géant les défit et les anéantit.

Le caractère fabuleux de ces noms apparaît encore dans le Grand Parangon des Nouvelles nouvelles (1535) par Nicolas de Troyes (2). Rabelais y fait également allusion (1. I, ch. LIV):

Torcoulx, badaulx, plus que n'estoient les Gotz
Ny Ostrogotz, precurseurs des Magotz...

et ailleurs (1. IV, ch. Lv1): « Ouysmes... goth, magoth, et ne sçay quelz autres motz barbares ».

Enfin, il en fait l'application aux moines fanatiques, ennemis de toute culture, qu'il exclut de son Abbaye de Thélème. Vers la même époque, Marot s'en sert, avec le même sens, dans sa Ive épitre du « Coq-à-l'âne » (1536):

Ilz sont de chaude rencontrée
Bigotz, Cagotz, Gotz et Magotz,
Fagotz, Escargotz et Margotz (3).

C'est ainsi que ces noms bibliques traditionnels ont été employés tour à tour pour désigner différents peuples barbares (4);

(1) Voy., à ce sujet, nos recherches dans la Rev. Et. Rab., t. VIII, p. 148-151, et Revue du XVIe siècle, t. IV, p. 283 à 284.

(2) Ed. Mabille, p. 42 : « Si print congé de ses freres et se mit à chemin, et tant chemina par ses journées qu'il passa la mer Rouge et tout le pays d'Indie et la petite Egypte, et se vint jetter en une estrange terre qui est quasi le grant chemin à tirer en Paradis terrestre, et là sont Gots et Magots, Tartarins, Barbarins et plusieurs bestes sauvages ».

(3) Par fagots et margots, le poète désigne les allumeurs de bûchers, comme il ressort de sa 1o Epitre (1535):

... ces cagots

Et ne preschent que des fagots
Contre ces povres heretiques.

Quant à escargots, c'est l'image des moines hypocrites.

(4) Voy. Hallberg, L'Extrême Orient dans la littérature et la carto

ils furent ensuite rapprochés par assonance des Goths (1) et Ostrogoths, et finalement appliqués par les écrivains de la Renaissance aux théologiens sorbonnistes héritiers du Moyen Age.

2.- PRÊTRE JEAN.

Ce personnage mystérieux des traditions médiévales est souvent mis en rapport avec les Gots et Magots, qui, après avoir été appliqués aux Scythes, Turcs et Tartares, finirent par désigner les peuples barbares de l'Extrême-Orient.

Dans Joinville, par exemple, les Tartares étaient d'abord sujets d'« un prince crestien, le Prestre Jehan, auquel il payoient tribut» (2). Suivant Enciso, géographe espagnol du début du xvi° siècle, dont la Suma de Geografia (1519) a été traduite en français par Alphonse le Saintongeois (1544), «du Gange en oriant jusques à la derniere Inde qui est appelée Cattay, là où souloyent estre les terres du Prestre Jehan et la terre des Gotz et Magotz » (3).

Cette tradition du Prêtre Jean remonte au XII° siècle, lorsque se répandit en Europe le bruit qu'il existait en Asie un souverain chrétien. En 1165, on colportait une lettre du Prêtre Jean aux rois d'Occident, décrivant les merveilles de son royaume. Au x siècle, Rutebeuf en fait mention dans son Dit de l'Erberie; au XIV, le frère franciscain Odoric de Pordenone, qui parcourut l'Asie entre 1318 et 1330, donna les premiers détails sur les Indes. Un chapitre de ses Voyages, le xvi, est intitulé « De Pentexoire, la terre au Prestres Jean ». On y lit ce détail : « Entre lui (le Prestre Jehan) et le grand Caan de Cathay a telles convenances et alliances que Prestre Jehan a tous dis à femme la fille du Grand Caan et ainsi leur predecesseur » (4).

Ces curieux détails passèrent ensuite dans les fameux Voyages de Mandeville, écrits entre 1322 et 1357, dont les récits, où le merveilleux le dispute au fantastique, fourmillent de monstres,

graphie de l'Occident des XIII, XIV et XVe siècles, Göteborg, 1907, p. 260 à 265.

(1) Isidore, dans ses Etymologiae (1. XI, ch. 11), remarque déjà : « Gothia Magog filio Japhet nominati putantur ».

(2) Ed. de Wailly, p. 260.

(3) Voy. Rev. Et. Rab., t. X, p. 59.

(4) Cf. ibid., t. IX, p. 271.

de prodiges et de fables de toutes sortes. C'est ce caractère romanesque qui explique leur étonnante popularité pendant trois siècles, du xiv au xvi, et la place que Rabelais leur assigne, sous le nom de Monteville (1), parmi les livres « dignes de mémoire » et éminemment populaires.

On sait aussi qu'à la fin de son deuxième livre, l'auteur de Pantagruel s'engage, entre autres promesses fallacieuses, à narrer «comment Pantagruel espousa la fille du Roy de Inde, dict Prestre Jehan ». Or, Mandeville avait consacré à ce dernier un chapitre circonstancié de ses Voyages, le xxx, où on lisait (d'après la version de Lyon, 1480, qu'avait probablement lue Rabelais):«... la terre Prestre Jehan le Grand, Empereur de Inde... Prestre Jehan prend tousjours en mariage la fille du grand Cam et le Grand Cam prend pour la premiere femme la fille de Prestre Jehan... ». Suit la description des merveilles de son palais et de sa cour que Rabelais aurait probablement mise à profit, s'il avait écrit les chapitres projetés sur les voyages de son héros.

La géographie de la fin du Moyen Age ne connaît pas de royaume plus changeant que l'Etat du Prestre Jehan, véritable Protée, tour à tour logé dans tous les pays de l'Asie (2). Mais c'est Mandeville qui, le premier, fait de son souverain l'empereur de l'Inde et fournit à Rabelais la mention de cette dignité et l'allusion au mariage de sa fille. On a fini au xvr° siècle, avec les bouleversements politiques, par le reléguer dans l'Abyssinie, et c'est comme Négus que le connaissent du Fail et les autres écrivains de l'époque, Belon et Guillaume Bouchet (3).

Rabelais lui-même, après en avoir fait l'empereur de l'Inde, lui donne plus tard, dans le nouveau Prologue du Quart livre, le titre de « roy des Perses » (4).

(1) Voy. notre travail sur Monteville, dans Rev, Et. Rab., t. IX, p. 265 à 274.

(2) Voy. l'ouvrage cité ci-dessus d'I. Hallberg, p. 281 à 285.

(3) Nous avons cité ces textes dans la Rev. Et. Rab., t. VIII, p. 357 à 378.

(4) Dans les premières éditions de son roman, Rabelais écrit Prestre Jehan, reflet du nom médiéval Presbyter Johannes; dans les suivantes, Presthan, forme contractée de la précédente, tandis que Montaigne adopte la forme italienne Prette Jan. Cf. G. Oppert, Der Presbyter Johannes, Berlin, 2o éd., 1870.

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