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réduirons ce bilan à des proportions plus conformes à la réalité des faits.

Le pays et la langue étaient donc également familiers à Rabelais. Comme l'influence italienne coïncide avec sa jeunesse et sa maturité, son œuvre en reçoit à chaque page le reflet. Plus tard cette influence deviendra envahissante. Elle provoquera un mouvement de protestation de la part de patriotes doublés d'érudits, tels qu'Estienne Pasquier et surtout Henri Estienne, dont les Deux Dialogues du nouveau langage François italianizé remontent à 1578. Ces attaques seront dirigées contre les abus des courtisans qui italianisaient à tort et à travers, et toute la polémique s'emparera de considérations plus patriotiques que scientifiques.

Il n'en fut pas de même dans la première moitié du xvi° siècle, l'époque de Rabelais.

A la suite des expéditions militaires des Français en Italie (1494 à 1525) et du contact plus intime qui en résulta entre les deux nations, des effets considérables ne tardèrent pas à se manifester. Le nombre grandissait tous les jours des Français italianisants (1) qui passaient les monts, alors que des artistes, des artisans et des hommes d'affaires de la péninsule s'établissaient de plus en plus fréquemment en France. C'est à la suite de ce double courant qu'un changement radical s'opéra en un quart de siècle dans le domaine des arts, du commerce et de la société. Nous allons passer en revue ces multiples manifestations.

L'influence italienne en France, à l'époque de la Renaissance, a été l'objet d'innombrables travaux, mais d'aucune recherche d'ensemble (2). Notre étude est le premier essai général sur la

(1) Emile Picot, Les Français italianisants au XVIe siècle, Paris, 1906. Parmi les premiers de ces pionniers, l'auteur cite Claude Seyssel, Marguerite d'Angoulême, Mellin de Saint-Gelais, Rabelais, Monluc, du Bellay, etc.

(2) Le concours ouvert à ce sujet par l'Académie des Sciences morales et politiques, sur l'Influence italienne au XVIe et au XVIIe siècles, était trop vaste pour donner des résultats sérieux. « Les recherches devaient porter sur les idées, les œuvres et les hommes, afin de déterminer l'influence exercée en France sur les esprits et sur les politiques par les écrivains, les artistes et les hommes d'Etat de l'Italie, de Char. les VIII jusques à Louis XIV ». Voy. Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, t. CLIII (1900), p. 209 à 222, compte-rendu de Georges Picot.

matière. Comme dans nos recherches précédentes, nous tâcherons d'envisager les faits d'ordre linguistique dans leurs rapports avec le milieu social, en les étudiant à la lumière de la civilisation de la Renaissance (1). Nous nous en tiendrons uniquement à la première période, la plus importante, celle de l'initiation, représentée par Rabelais, et qui seule a échappé jusqu'ici à l'érudition. Par contre, la seconde, celle de la superfétation, représentée par Henri Estienne, a été l'objet de nombreux travaux, dont le plus important est le beau livre de Louis Clément sur Henri Estienne (2).

(1) Rappelons les pages substantielles consacrées à l'italianisme dans Le Seizième siècle de Ferd. Brunot (p. 198 à 206, 208 à 215), et le suggestif volume sur la Renaissance de Henri Lemonnier, dans l'Histoire de France de Lavisse, t. V, deux parties, Paris, 1904.

Antoine Oudin, Recherches italiennes et françoises, Paris, 1642, et Tommaseo e Bellini, Dizionario della lingua italiana, 1865 à 1879.

(2) Paris, 1898. Voy. les chapitres « L'esprit de cour et l'italianisme >> (p. 107 à 182) et « L'influence italienne et le nouveau langage » (p. 305 à 419).

Voy. en outre Giovanni Tracconaglia, Contributo allo studio dell' italianismo in Francia, vol. I, Henri Estienne et gli italianismi, Lodi, 1907.

Marty-Laveaux, La Pléiade française, Appendice: La langue de la Pléiade, Paris, 1886-1898, 2 vol.

E. Bourcier, Les Mours polies et la littérature de cour sous Henri II, Paris, 1886, 1. III, ch. 1 « L'italianisme » (p. 267 à 300).

Pierre Villey, Les Sources d'idées au XVIe siècle, Paris, s. d., sur l'importance des traductions, surtout italiennes, à l'époque de la Renaissance.

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L'architecture et l'art militaire ont été rénovés les premiers au contact avec l'Italie. Les progrès dans la navigation et certains arts secondaires ont suivi quelques dizaines d'années plus tard. Aux uns l'influence italienne a donné une nouvelle orientation, aux autres un droit de cité en France. Des mots nouveaux ont accompagné ces acquisitions alors récentes et ont fourni un appoint important au vocabulaire, dont de nombreux vestiges, toujours vivaces, accusent encore aujourd'hui l'importance de l'action exercée par la Renaissance transalpine.

Comme sur toutes choses, Rabelais possédait des connaissances générales sur l'architecture. La description qu'il nous a donnée de l'Abbaye de Thélème a été trouvée assez circonstanciée pour que des spécialistes en aient tenté la restitution et soient arrivés à des résultats pas trop décevants. Après un premier essai de restitution (1) dû à l'architecte Charles Questel, un autre architecte, Léon Dupré, en s'inspirant directement de Rabelais, a dessiné une restauration complète en couleurs du << manoir des Thélémites », accompagnée d'un plan géométrique détaillé (2).

Rabelais, comme tous ses contemporains, avait pris connaissance de cet art aussi bien dans les auteurs de l'Antiquité que dans leurs commentateurs de la Renaissance, dans le livre De Architectura de Vitruve, resté classique et maintes fois commenté, comme dans le De re ædificatoria, œuvre posthume de Léon Battista Alberti (1404-1472), paru à Florence en 1485. Pantagruel, avant de partir d'Orléans, lève de terre la grosse et énorme cloche de saint-Aignan pour la mettre dans le clocher;

(1) Reproduite dans Ch. Lenormand, Rabelais et l'architecture de la Renaissance, Paris, 1840. Cf., comme correctif, le compte-rendu critique de Daly, dans la Revue d'Architecture, t. II, p. 196 à 208. (2) Publié par Heulhard, ouvrage cité, p. 1 à 16.

mais « elle estoit tant grosse que par engin aulcun ne la povoit on mettre seulement hors terre, combien que l'on y eust applicqué tous les moyens que mettent Vitruvius, de Architectura. Albertus, de Re ædificatoria... » (l. II, ch. vii).

Rabelais était en outre en rapport d'amitié avec l'architecte Guillaume Philandrier (1505-1565), l'érudit commentateur de Vitruve, qu'il cite avec éloge dans sa Briefce Declaration (au mot Æolipyle) «... Voyez ce qu'en a escrit notre grand amy et seigneur Monsieur Philander sur le premier livre de Vitruve » (1).

Il avait aussi connu, dès son second voyage à Rome en 1536, Philibert de l'Orme (2) (1518-1565), occupé alors à mesurer les édifices et antiquités et qui, à son retour en France, allait construire avant 1544, pour le cardinal du Bellay, le château de SaintMaur, «lieu, ou (pour mieulx et plus proprement dire) paradis de salubrité, amenité, serenité, commodité, delices... » (Epitre au Cardinal Odet). Il le nomme à propos des inventions de Messere Gaster: « Messere Philebert de l'Orme, grand architecte du roy Megiste » (1. IV, ch. XLI).

A ces connaissances livresques et à ce commerce intime avec les maîtres architectes, il faut ajouter des dons personnels et en premier lieu une intelligence à tout pénétrer et un coup d'œil qui lui permettait d'embrasser à la fois l'ensemble et les parties d'un bâtiment. La vision nette qu'il avait emportée des châteaux célèbres de son temps ne resta pas sans influence sur sa propre conception architecturale. Dans l'Abbaye de Thélème, comme dans les châteaux féodaux, l'antique, c'est-à-dire l'italien, n'apparaît que dans la décoration.

Le bâtiment nous dit l'auteur était en figure hexagone, à six étages, dont le second, voûté, avait la forme d'une anse de panier, c'est-à-dire à cintre surbaissé, en opposition aux « deux beaulx arceaux d'anticque », ou arcades en plein cintre, à la mode d'Italie. Les grosses tours de son Abbaye et sa viz brisée, ou escalier tournant, faisaient contraste avec les colonnades de calcédoine et de porphyre et les « belles galeries longues et amples... >>

Une haute toiture, à figures de grotesques (mannequins), complétait l'édifice qui, tout en anticipant sur l'avenir, conser

(1) Voy., sur Philandrier, Heulhard, loc. cit., p. 274 à 278. (2) H. Clouzot, Philibert de l'Orme, Paris, [1910].

vait, dans ses parties fondamentales, l'aspect féodal du passé. Le besoin de confort et de luxe, autre contraste avec les bâtisses gothiques, s'y faisait sentir. Thélème était non seulement pourvue de vastes pièces bien éclairées, mais on y voyait des salles de bibliothèques (« les belles grandes librairies »), des galeries de peintures, des jardins et des parcs, avec des fontaines d'albâtre, à côté d'un hippodrome, d'un théâtre et de piscines. (<< natatoires avec bains mirificques à triple solier »), des enceintes pour les tournois et autres exercices du corps. La culture physique et la culture de l'esprit y trouvaient également leur compte.

Cependant, malgré les 250 ou 300 pièces de ce couvent laïque Rabelais dit 9339, chiffre hyperbolique pour exprimer un nombre énorme on a relevé des lacunes surprenantes : il y manquait des cuisines, omission piquante dans une œuvre qui a été appelée (à tort d'ailleurs) l'épopée du ventre. L'Abbaye de Thélème n'en est pas moins le monument le plus imposant qui ait été conçu par un grand écrivain. C'est une création originale et d'un sentiment artistique assez élevé.

Ceci dit, abordons l'objet même de notre étude. Il y a lieu de discerner, dans la terminologie architecturale de Rabelais, deux périodes essentiellement distinctes, suivant qu'elles sont dominées par l'héritage du passé (1) ou par la nouvelle influence venue d'outre-monts.

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A l'époque où Rabelais imaginait son Abbaye de Thélème, c'est-à-dire vers 1533, l'art nouveau, antique ou à la mode d'Italie, n'avait encore exercé aucune influence sur la langue. Sa description ne renferme aucun néologisme technique, il s'y sert exclusivement du vocabulaire consacré des maîtres maçons.

Les termes même d'architecte et d'architecture sont du XVIe siècle. En 1539, Robert Estienne traduit « maistre masson ou charpentier » par architectus. Sebastien Serlio, arrivé à Fontainebleau en 1541, y prend la direction des bâtiments royaux avec le titre francisé architecteur. Ce n'est qu'en 1546

(1) Voy., sur l'état de l'architecture en France avant le contact avec l'Italie, l'ouvrage récent d'A. Tilley, The Dawn of the French Renaissance, Cambridge, 1918, ch. x1 et xii.

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