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C'est à la fin du Tiers livre, que Pantagruel fait ses préparatifs au port de Thalasse, près Saint-Malo, pour entreprendre sur mer, avec ses compagnons, le voyage lointain à la recherche de la Dive Bouteille. Les deux livres suivants décrivent tout au long les différentes étapes de cet itinéraire. Tout en donnant aux diverses régions de cet immense parcours des appellations fantaisistes et de valeur négative, il est à peu près certain que notre auteur entremêle, dans sa géographie en apparence imaginaire, des souvenirs de ses lectures géographiques, nombreuses et variées. Mais nous ne nous attarderons pas aux péripéties multiples de cette curieuse odyssée (1).

Nous n'en retiendrons qu'un seul trait, dont le caractère positif est incontestable : le vocabulaire nautique, abondant et pittoresque, qui accompagne le naviguaige et surtout l'épisode central, la Tempête. L'élément linguistique, qui distingue notre Tempête de toutes celles qui l'ont précédée ou suivie, formera l'objet de nos recherches.

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Avant d'aborder cette étude lexicologique, il importe de faire ressortir, par un rapprochement suggestif, la nouveauté et la fécondité de la nomenclature rabelaisienne.

Cette originalité ressort pleinement d'une comparaison avec les documents nautiques antérieurs, principalement avec Les Fais de la marine et navigaige, composés vers 1520 par le seigneur Antoine de Conflans (2). Ce patron de navire trace le tableau de l'état de la marine au début du règne de François Ier et nous apprend les noms des bâtiments qu'employaient les diverses nations de l'Europe au commencement du xvi siècle. Voici d'abord la nomenclature des bâtiments du Nord:

Et premierement, en la grant mer Oceane, aux parties froides tenans aux basses Allemaignes, comme Roussie, Norwaigue, Dampne

(si comme à la nativité de nostre Seigneur) est acclamé et vociféré par la tourbe des enfans: Noë, noë, noë!» Identification erronée, mais témoignage à retenir.

(1) Voy., à ce sujet, le livre d'Abel Lefranc, Les Navigations de Pantagruel, Etude de géographie rabelaisienne, Paris, 1905.

(2) Bibl. Nat., Mss. fr. 742 in 4°. Ce curieux manuscrit a été publié par Jal, dans les Annales maritimes et coloniales de 1842, t. II, p. 29 à 60. Voy., pour nos extraits, p. 37 et suiv.

marc, venant en Frise, en la Hanse teutonique, Hollande, Zelande et Breban, y a gros nombre de hourques qui viennent par flottes en Brouage ou en Bretaigne, ou à Saint Tunal et Portugal, querir de sel, et sont gros navires de deux cens, troys cens, quatre cens, cinq cens et jusques à six cens tonneaux et quelcunes plus grandes...

En Hollande sont corbes (1), aucunes de cent tonneaux et les autres au dessoubs, et peschent harencs en la mer Flandre, et se treuvent aucunes foys trois cens ensemble.

En Zélande sont heux (2), escutes (3), vollans (4), les ungs de quatre-vingtz, de soixante dix, de soixante tonneaux...

En Flandres... sont grant quantité de corbes, de heux, de bodequins (5), escutes et autres petits vaisseaux pescheretz.

Dans le port de Calais, sont passaiges à clint (6) et aucunes escutes qui vont querir boys en Angleterre, charbons et autres choses.

Dans le port de Boulongne sont navires à caravelles (7), allant en marchandise à Bourdeaulx, à la Rochelle, et grant quantité de pescheurs à harengs.

A Diepe, gran navires à caravelles, de sept vingtz, et huit vingtz tonneaux, à caravelles, qui vont en Portugal et autres lieux...

A saint Wallery et à Fescamp, il y a grant quantité de caravelles et crayes (8)... et la plupart servent à pescher harenc.

A Rouen, il y a navires à caravelles et autres navires qui navigent par la mer, que chascun coignoist, comme sont foncets (9), hour

(1) Terme nautique flamand, isolé en dehors de Conflans. Voy., pour ces termes et les suivants, le Glossaire nautique de Jal et surtout la dissertation citée plus bas de Kemna.

(2) Mot emprunté du flamand hui, d'où la forme hue qu'on lit tout d'abord dans la Chronique de Molinet (Kemna, p. 155.

(3) Cf. ci-dessous : Dans le port de Calais... Froissart donne scute, terme nautique tiré du flamand skuta, qui désigne toutes sortes de ba

teaux.

(4) Problablement reflet du flamand vliebot, attesté en français dès le xv° siècle (Kemna, p. 154).

(5) Autre terme flamand, au sens de « petit bateau », attesté dès le XVe siècle (Kemna, p. 153).

(6) Et plus bas vaisseaux à clinc, même sens que clinquart (Voy. note 4 de la page suivante).

(7) De l'ital. caravella, bâtiment en usage surtout chez les Portugais terme attesté, sous cette forme, au début du xvre siècle (voy. Dict. général).

(8) Forme rare (de l'angl. cray), à côté de celles de craier, creer (de l'angl. crayer), cette dernière employée dès 1334 (Kemna, p. 147).

(9) Grands vaisseaux : « C'est sur les foncets qu'on amène à Paris de Rouen et des villes de Normandie... les bois, les épiceries et autres marchandises » (Savary, Dict. de commerce, 1723).

ques, escutes, barques et tous vaisseaux à clinc (1) et à caravelles, et navigent depuis Rouen jusques à la mer...

En la couste de Guyenne comme les Sables d'Aulonne, la Rochelle (2), les isles d'Oleron, Hallevert, Brouage, Maregne... les navires qui y sont se nomment caravelles et barches (3), grandes et petites... Et encore à la dicte coste de Guyenne à force autres petits vaisseaulx, comme caravelles, clinquars (4), pinaces (5), balleiniers (6), gabares, barques pescheresses, passagiers (7) pour passer aux isles de Ré et de Marennes, anguilles (8) qui est une maniere de vaisseaulx soubtilz, qui vont de Blaye jusques à Bordeaulx et autres lieux par Gironde.

En passant à la Méditerranée, les rapprochements n'offrent pas moins d'intérêt :

Il y a sagictiaires (9) (« sagittaires »), palendries (10) et esquiraces (11), becques (12) et brecins (13), barquetz (14), barquetes, et tout sert pour la marchandise.

Les vaisseaulx soubtilz sont galleres bastardes, galleres soubtil

(1) Voy. note 6 de la page précédente.

(2) Ces détails sur les ports connus de Rabelais sont à retenir.

(3) Forme antérieure, parallèle à barque, l'une et l'autre étrangères à Rabelais.

(4) De Conflans en donne plus bas l'explication : « Aux Esturies sont navires d'une autre sorte qui vont à la coste de Barbarye, pescheurs de merlutz et s'appellent clinquars ».

(5) Les pinaces de Bayonne sont mentionnés dans la Chronique de Monstrelet (chez Jal): « Les dits Biscayens vindrent à tout douze vaisseaux d'armes nommez espinaces ».

(6) Nom de navire, attesté sous différentes graphies, dès le xive siècle (Kemna, p. 45-46).

(7) Déjà dans Froissart qui dit à la fois vaissiaus passagiers et un passagier, c'est-à-dire un bateau de passage (Kemna, p. 47).

(8) « Une nef appelée anguille... » est citée au xv siècle dans Godefroy.

(9) Sorte de bateau rapide (de l'ital, sagittaria), dont le nom est attesté en français dès 1320 (Kemna, p. 198).

(10) Molinet emploie le même terme, sous la forme palandre, à la fin du xv° siècle (Kemna, p. 241).

(11) Ce terme manque à Kemna: c'est l'anc. italien schirazzo, sorte de navire turc.

(12) Ce terme manque à Kemna: peut-être reflet de l'ital, sciabecco, chébec, ce dernier emprunt du xvure siècle.

(13) Manque également à Kemna. Dans le langage nautique, brécin ou bressin désigne un cordage.

(14) Cette forme masculine est inconnue ailleurs (cf. Kemna, p. 116).

les, fustes, brigandins (1), grips (2), leux (3), armadis (4), targuyes (5), gondres (6), esquiffes (7), chates (8) pour descharger et charger caraques, albastottes (9), pontons pour nettoyer ports et pour faire rempars en mer; tafforées (10) pour porter artillerie et battre à fleur d'eau. Toutes ces nefs naviguent devers les mers meditarennes...

En parcourant cette abondante nomenclature, on est surpris de ne retrouver chez Rabelais aucun de ces nombreux noms de navires (cités en italiques) du commencement du xvi° siècle. Mais ils étaient déjà sans doute sortis d'usage à l'époque où notre auteur préparait son « naviguaige », c'est-à-dire après 1540.

D'ailleurs, si l'on veut apprécier la richesse et la nouveauté de la terminologie nautique rabelaisienne, il n'y a qu'à la comparer aux quelques mots de marine que renferment les deux éditions successives (1539 et 1549) du Dictionnaire de Robert Estienne, par exemple :

Artimon est une petite voile de navire qu'on dit autrement trinquet.

Galées ou galleres, gallée de trois rames pour banc, Triremis. Gallion, une sorte de navire nommée gallion ou brigantine. Navire ou nau, Navis. Une petite nau legiere qui sert d'aller espier; une sorte de navire courte et legiere; petite navire, nasselle ou flette servant à des charges.

Saburre est grosse arene de quoy on charge les navires jusques à certaine mesure, à fin d'estre plus fermes, Saburra.

En dehors de ces appellations traditionnelles, aucune trace des nombreux termes océaniques et méditerranéens qui donnent au

(1) Sous cette forme, déjà dans Froissart, t. XIV, p. 213.

(2) De l'ital. grippo, nom de petit navire dont Commynes fait mention. (3) Forme francisée de lut, ce dernier donné par Rabelais (voy. plus bas, p. 118).

(4) Manque à Kemna: c'est l'esp. armadia, radeau.

(5) Même remarque. Nous en ignorons la source: cf. esp. tarida,

tartane.

(6) Ancienne forme francisée de gondole (cf. plus bas, p. 116).

(7) Mot du xvie siècle, également familier à Rabelais (voy. ci-dessous, p. 118).

(8) Nom d'un petit bâtiment, d'origine probablement indigène ; attesté ici pour la première fois (cf. Kemna, p. 183-184).

(9) Manque à Kemna et à nos sources.

(10) De l'esp. tafurea, vaisseau servant à transporter des chevaux : terme attesté dès le xive siècle (Kemna, p. 215).

vocabulaire nautique de Rabelais son caractère pittoresque et

évocateur.

II.

Terminologie nautique.

Il importe de discerner, dans cette nomenclature touffue (1), les contingents divers et multiples qui l'ont tour à tour constituée. L'Océan et les voies fluviales d'une part, la Méditerranée de l'autre, l'ont successivement alimentée. C'est de la bouche même des matelots que Rabelais a appris les termes nautiques usuels à son époque. Nous allons passer en revue ces apports, originaux et pittoresques, qui donnent à son naviguaige un cachet à part (2).

A. TERMES DE MARINE FLUVIALE.

-

L'état des chemins au xvi° siècle engageait les voyageurs à recourir le plus possible aux voies fluviales, comme la Loire et ses affluents. C'est ce qu'a fait certainement Rabelais au cours de ses incessants déplacements. Il avait des amis dans la célèbre communauté des marchands qui naviguaient sur le fleuve et ses affluents. Parmi ces marchands figurait même Jamet Brahier, allié à la famille de Rabelais, le « maistre pilot » de la flotte de Pantagruel (3).

1) Nous avons déjà consacré à ce sujet un mémoire spécial « Les termes nautiques chez Rabelais » (dans la Rev. Et. Rab., t VIII, p. 1 à 56), dont nous tirerons les données essentielles, augmentées des résultats de nos recherches ultérieures.

(2) Voy. Estienne Clairac, Explication des termes de marine employés dans les édicts, ordonnances et réglemens de l'Amirauté, Paris, 1638.Père Georges Fournier, Hydrographie contenant la théorie et la pratique de toutes les parties de la navigation (précédé d'un « Inventaire des mots et façons de parler dont on use sur mer »), Paris, 1643. Auguste Jal, Glossaire nautique. Répertoire polyglotte des termes de marine ancienne et moderne, Paris, 1848.

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Charles de La Roncière, Histoire de la Marine française, t. I à IV, Paris, 1899 à 1909. Kemna, Der Begriff « Schiff» im Französischen, dissertation de Marbourg, 1901.

(3) Voy. Abel Lefranc, dans la Rev. Et. Rab., t. IV. p. 183.

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