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CHAPITRE III

LA COMPÉTENCE DES GOUVERNANTS

1.

SOMMAIRE

Le réquisitoire contre l'incompétence des gouvernants dans la démocratie: impréparation des ministres, aggravée par leur instabilité et leur interchangeabilité.

§ 2. libres.

§ 3.

L'amateurisme ministériel, règle de la plupart des pays

Les raisons de l'amateurisme ministériel: a) nécessité de la collaboration de l'intelligence générale avec la capacité technique; b) les ministres, organes de la volonté souveraine à la tête des administrations, doivent être étrangers à ces administrations: exemples de l'ancienne monarchie française et de la république américaine. — L'expérience russe; c) dans le régime parlementaire, les ministres sont, en quelque sorte, les délégués du Parlement à la tête des administrations, pour faire prévaloir ses volontés.

§ 4.

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Conclusions positives tirées des critiques contre l'amateurisme ministériel dans les démocraties. Mouvement contre les ministres parlementaires: a) Le choix des ministres parmi les politiciens de profession. Le système des hommes d'État omnicompétents dans la monarchie française. b) Le choix des ministres parmi les hommes d'affaires. Expérience allemande : le cas Helfferich. — Expérience anglaise : révolution dans le régime parlementaire par le cabinet Lloyd George. Expérience restreinte en France. c) Le choix des ministres parmi les fonctionnaires.

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CONCLUSION. - 1° Une place peut être faite aux spécialistes étrangers au Parlement: ce ne doit pas être la première. Il faut d'ailleurs qu'à leur compétence spéciale, les techniciens joignent la compétence proprement gouvernementale. 2. Cette compétence gouvernementale se trouve-t-elle dans le Parlement? Importance du passé des personnes appelées aux fonctions ministérielles. Un ministre qui a fait toute son éducation politique dans le Parlement: M. de Villèle.

Expérience des systèmes les plus divers pour notre ministère des Affaires étrangères.

3. N'importe qui n'est pas bon à n'importe quoi. Le régime parlementaire entraîne-t-il un gaspillage spécial des capacités ? Adhésion à un parti; solidarité ministérielles ; importance de la parole. Qu'est-ce qu un grand orateur parlementaire. Vices de nos mœurs. Les mots qui sont des pelures d'orange. Attraits pour les ministres des affaires qui leur · valent des applaudissements. Le fait, de la permanence des Chambres. Les juristes au gouvernement. Le don politique. Intelligence spéculative et intelligence active. Abus d'impréparation. Les ministres qui ont à faire du travail technique: ministre des Affaires étrangères. Garde des sceaux.....

4o Réformes tendant à remédier à l'instabilité et à l'incompétence des ministres. Plans de MM. Demartial et Chardon. — Le progrès peut venir de l'assainissement du Parlementarisme par la R. P. et du rétablissement de l'équilibre des pouvoirs publics par l'accroissement de l'autorité réelle du chef de l'État.

§ 1.

De tous les aspects du problème de la compétence dans la démocratie, celui qui attire le plus vivement l'opinion publique, c'est sans aucun doute, le problème de la compétence chez les ministres. La masse des citoyens éprouve quelque peine à comprendre les règles, parfois un peu mystérieuses, de leur recrutement. Elle est frappée de leur impréparation, au moins apparente, aux fonctions qu'ils sont appelés à remplir, et de l'impossibilité où ils se trouvent de remédier à cette impréparation par leur instabilité et leur interchangeabilité. C'est à propos des nominations ministérielles que M. Charles Benoist a lancé son mot qui acquit rapidement une grande fortune: « N'importe qui étant bon à n'importe quoi, on peut, n'importe quand, le mettre n'importe où. » (Séance du 1er février 1916).

Un personnage qui aurait scrupule, à raison de son incompétence, à diriger une usine ou un magasin de nouveautés, n'hésite pas, alors qu'il y est encore moins préparé, à accepter la direction écrasante d'un département ministériel; il aura à élucider de terribles problèmes auxquels il n'a jamais pensé et sur lesquels d'autres personnes auront pâli pendant des années sans parvenir à les résoudre. On le voit cependant, non seulement

assumer cette mission avec sérénité, mais encore se livrer à toutes sortes de manoeuvres et d'intrigues pour être chargé de cette effrayante responsabilité. Tel qui serait incapable de diriger la construction d'un ponceau ambitionne de présider l'ensemble des travaux publics de tout le pays. Tel autre dont les rapports avec l'université se résument en de mauvaises notes obtenues, au cours d'une lointaine enfance, dans un établissement d'enseignement secondaire, devient ministre de l'Instruction publique. Aussi ignorant qu'une femme des choses militaires, n'ayant même pas fait de service, cet avocat accepte de diriger les armées comme ministre de la Guerre. Tel autre qui serait bien embarrassé de siéger dans un tribunal de sous-préfecture prend les sceaux. Et ce dernier, qui n'a jamais quitté le continent et hésiterait avant de dire dans quel océan se trouvent les Antilles, accepte sans hésiter le portefeuille des colonies.

On n'a même pas la ressource de se dire : « fabricando fit faber. » Car à peine le ministre a-t-il eu le loisir de se mettre au courant des affaires de son département qu'il doit céder la place à un autre qui commencera à son tour un apprentissage qui ne pourra jamais porter ses fruits et ainsi de suite. Nous avons eu des ministères de quelques jours; la moyenne est de quelques mois 1.

L'interchangeabilité des portefeuilles complète leur instabilité. Le nombre des « ministrables » dans le Parlement est, somme toute, assez restreint. En sorte que l'on voit certains hommes accumuler les années de pouvoir. Ceux-là, serait-on tenté de dire, s'ils n'étaient pas préparés par leurs travaux antérieurs au métier de ministre, ont tout au moins la faculté de l'apprendre en l'exerçant. Pas encore ! En dehors, en effet, de certains cas tout à fait exceptionnels, de longévité ministérielle dans le même département, on voit des hommes poli

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1. Le cabinet Fallières a duré vingt-deux jours du 29 janvier au 20 février 1883. Le cabinet Rochebouet du 23 novembre 1877 dura huit jours. A la veille de l'agression allemande de 1914, le cabinet Ribot tomba à sa première présentation devant la Chambre : il ne dura pas vingt-quatre heures.

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tiques accepter successivement, avec la même facilité, les portefeuilles les plus différents. Tel qui s'était chargé de mettre au point notre aviation militaire, est ensuite chargé sans transition de faire progresser l'instruction publique. Tel autre sera mis tour à tour à la tête des magistrats, des professeurs, des ambassadeurs, des ingénieurs, des armées alors qu'il serait peut-être hors d'état d'occuper une place honorable dans l'une quelconque de ces catégories de techniciens. Cet avocat qui a réussi dans la tâche difficile de ravitailler le pays, sera chargé de veiller à l'ordre de ses finances. Ce médecin qui avait présidé aux Travaux publics et qui était chargé de l'éducation nationale, assumera la responsabilité de la Marine à une des heures les plus tragiques de notre histoire. Cet ingénieur marquera sans doute un brillant passage à la tête des Travaux publics, mais assumera successivement, avec un égal succès, les portefeuilles de la Guerre, de l'Instruction publique. Un changement de ministère n'est souvent qu'une redistribution des rôles dans la même troupe de figurants. Ce sont les mêmes qui repassent devant le public, après avoir changé de costume dans les coulisses. L'interchangeabilité s'ajoute à l'instabilité et aggrave l'inaptitude. Il y a, dans le jardin des métaphores parlementaires, une expression consacrée pour désigner cette succession cinématographique, à la tête de nos administrations, de ces chefs éphémères et sans compétence: c'est « la valse des portefeuilles ».

Je ne critique pas, j'expose; j'essaierai de comprendre; je m'efforcerai d'expliquer.

On est cependant contraint de constater que la masse du peuple comprend mal ce mode de recrutement des ministres ; à chaque changement de ministère, ce sont, dans la presse, les mêmes exclamations étonnées ; et j'ai su, par des correspondances avec des anciens étudiants, que, dans les loisirs que leur laissent les combats, nos soldats du front expriment leur surprise de ce régime, qui leur apparaît trop souvent comme le simple résultat des fantaisies arbitraires des politiciens. Il y a, dans cette surprise, un élément de réprobation qui

constitue un danger certain : elle aggrave le sentiment de désaffection envers les institutions libres.

Pendant la paix, l'étonnement de voir l'élu d'un arrondissement préposé, sans qu'on en aperçoive les raisons, tantôt à l'une, tantôt à l'autre des grandes branches de notre activité nationale, était souvent amusé. Il prend au contraire un caractère tragique pendant la guerre, alors que la victoire et le salut national dépendent, dans une large mesure, de l'organisation du pays et de la compétence de ses gouvernants. Dans le péril, l'envie de rire cesse lorsqu'on voit le ministre de l'Instruction publique passer tout à coup à la Marine, le sous-secrétaire d'État à l'aviation faire le chemin inverse en devenant ministre de l'Instruction publique, et le portefeuille, si important, des Affaires étrangères attribué au ministre des Colonies, au Garde des Sceaux, au ministre des Finances; lorsque l'on voit en un mot des services essentiels de la défense nationale, semblant exiger les aptitudes techniques, mis aux mains de personnages dépourvus de technicité. Il y a, dans notre démocratie, un sentiment d'inquiétude qu'on ne saurait nier, à voir la guerre conduite par des hommes portés au pouvoir par des circonstances qui n'ont aucun point de commun avec l'aptitude à diriger la guerre : le talent oratoire, l'habileté dans l'intrigue de couloirs, la situation dans le Parlement, dans un parti ou dans un groupe.

Aussi y a-t-il dans l'opinion une aspiration générale vers le règne des compétences. Dans quelle mesure ce sentiment est-il fondé ? Quelles sont les idées précises qu'il recouvre ?

§ 2.

Il y a d'abord un fait qui est de nature à faire réfléchir: c'est que l'absence de technicité des ministres, et, dans une certaine mesure leur instabilité, ne sont pas le privilège de la démocratie en général, ni celui de la France sous la troisième République: elles sont la caractéristique de tous les régimes libres.

Je ne dis pas qu'une institution, qu'une pratique,

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