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Mais quelles compétences? Des gens de quel métier ? Il y a d'abord quelques postes gouvernementaux qui, sans difficulté, exigent une compétence spécialement politique, des titulaires dont le principal métier soit la politique c'est par exemple la présidence du Conseil et le ministère de l'Intérieur. Quel est le « métier » qui peut bien préparer au ministère de l'Intérieur ? Ce n'est pas celui de préfet. Le titulaire de ce portefeuille doit trancher chaque jour des dizaines et des dizaines de petites questions dont chacune, considérée isolément, ne présente pas grande importance, mais qui peuvent, chacune de leur côté, créer des incidents dont l'ensemble fera un malaise; il faut à ce ministre du coup d'œil, du tact, et cette rapidité de décision qui ne s'acquiert pas dans les situations subordonnées. Mais ce n'est pas tout il y a un Parlement, une majorité parlementaire dont le ministre doit maintenir la cohésion par mille moyens infiniment « délicats » ; il y a aussi une presse, surtout une grande presse parisienne, dont l'influence sur l'opinion, sur la politique, par conséquent, peut être considérable et que le ministre de l'Intérieur a le devoir, dans la mesure du possible, d'orienter, au besoin en graissant quelques girouettes, dans le sens de l'ordre public et de l'intérêt général. Le métier de ministre de l'Intérieur est essentiellement politique.

Il est évident d'autre part que la spécialité purement technique n'est pas un titre aux autres fonctions ministérielles l'ingénieur le plus habile à tracer les plans d'un pont et à calculer la résistance des matériaux n'est pas nécessairement désigné pour le ministère des Travaux publics; le commerçant le plus heureux ferait peut-être un fort médiocre ministre du Commerce; l'illustre mathématicien Poincaré, une des gloires incontestables de la science française, se serait sans doute récusé si on lui avait offert le ministère de l'Instruction publique; le succès dans la direction d'une écurie d'élevage ne prédestine pas au ministère de l'Agriculture, etc. Il faut distinguer en effet entre la compé› tence du spécialiste, de l'« expert » comme disent les Anglais, et celle de l'organisateur. L'« expert » n'est

pas nécessairement un bon organisateur. Le rôle de l'organisateur est de bien savoir se servir de l'expert1. La compétence, qu'on doit exiger d'un ministre, c'est la compétence de l'administrateur, de l'organisateur, du chef, du gouvernant. C'est par leurs qualités de chefs qu'ont réussi chez nous MM., Claveille et Loucheur. Ce n'est pas à raison de leur science d'ingénieur. Ils ont la compétence de l'homme de gouvernement, l'imagination fertile, l'énergie dans la décision, le discernement dans le choix des hommes, le don du commandement. M. Loucheur, sans se bercer à la vaine musique des mots, sait même par la simple éloquence des idées et des faits, par la séduction d'un esprit clair et précis, produire sur les assemblées la plus vive impression et exercer sur elles une véritable autorité. Ils sont parfaitement, suivant une expression dont on a beaucoup abusé, les « hommes de la fonction », parce qu'ils ont les aptitudes spéciales exigées par la fonction.

Il en est de même d'ailleurs des grands business men appelés à collaborer avec M. Lloyd George. Ce ne sont pas des spécialistes, ce sont des organisateurs, des hommes heureux, des chefs, qui entraînent le succès avec eux, et ont l'intelligence générale suffisante pour réussir à la tête des entreprises les plus diverses. Lord Rhondda est à la tête de plus de trente entreprises; ce n'est pas un spécialiste, c'est un chef: il a la compétence spéciale de la fonction gouvernementale. On peut dire la même chose de M. Loucheur, que l'on a considéré si peu comme un spécialiste qu'on l'a chargé des entreprises les plus étrangères à sa spécialité et notamment du ravitaillement en charbon c'est qu'on lui a reconnu des qualités éminentes, mais susceptibles d'être utilisées dans les directions les plus diverses, et qui s'opposent par conséquent aux qualités proprement dites du spécialiste. Le grand homme d'affaires est celui qui réussira à la tête des affaires les plus diverses; le spé

1. Voir le discours de M. Lloyd George aux Communes, 23 juin 1915.

2. Son exposé du 20 juillet 1917 fut salué à plusieurs reprises des unanimes applaudissements de la Chambre.

cialiste reste cantonné dans sa spécialité. M. Lloyd George, qui a montré un si louable souci des compétences, a offert la direction de l'aviation à un grand journaliste, lord Northcliffe, parce qu'il lui reconnaissait des qualités de chef 1.

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Mais ces qualités exceptionnelles d'intelligence, de caractère et de volonté ne sont pas le privilège d'une catégorie de citoyens. On ne peut pas affirmer a priori qu'elles ne se trouvent pas chez un certain nombre de membres du Parlement. Il faut choisir les ministres dans le Parlement pour des motifs divers de contrôle, d'harmonie constitutionnelles, de confiance réciproque entre les pouvoirs: mais aussi parce qu'on peut y trouver la véritable compétence gouvernementale.

Pourquoi nier l'évidence et ne pas reconnaître que le Parlement est une des meilleures écoles des hommes d'État? Est-ce que les questions juridiques, économiques, financières n'y sont pas étudiées à la fois de haut et sous un aspect pratique? Est-ce que ce n'est pas à la Chambre qu'aboutissent tous les vœux, toutes les réclamations, toutes les aspirations du pays? Estce que le contrôle politique et le contrôle budgétaire ne sont pas une des meilleures écoles pour apprendre les besoins de l'administration et en connaître les vices?

1. Lord Northcliffe a d'ailleurs refusé, pour accepter plus tard une fonction plus directement en rapport avec ses occupations habituelles : celle de chef de la propagande. M. Asquith, ayant critiqué cette nomination, M. Lloyd George a élargi le débat et a posé nettement devant la Chambre des communes (11 mars 1918) tout le problème de la participation des journalistes au Gouvernement : « La véritable question en jeu est de savoir si les propriétaires de journaux doivent être exclus du Gouvernement. Personne n'a osé soutenir qu'ils dussent être exclus. En France, le chef du Gouvernement est propriétaire d'un journal qu'il rédigeait avant de devenir premier ministre et dont il continue à être le propriétaire. Son ministre des Affaires étrangères est l'un des plus distrigués journalistes de France; et, en Italie, un des membres peut-être l'un des plus influents du Gouvernement dirige des journaux ».

Je ne veux pas entreprendre ici l'éloge de l'incompétence. Mais, avec des nuances que je me propose de préciser dans la suite, je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'avoir une connaissance approfondie des détails d'un ministère pour le bien diriger. Pitt ne connaissait pas les questions, son père non plus : ce furent cependant de grands ministres. Il en est de même de Villèle, de Guizot, de Thiers, de Freycinet... Leur intelligence proprement gouvernementale, leur compétence spécialement ministérielle leur permettait de trouver la solution juste lorsque les problèmes leurs étaient exposés par les techniciens qui leur étaient subordonnés.

On attache souvent une importance exagérée à la direction première que les hommes, devenus ministres ou sur le point de le devenir, avaient donnée à leur vie. Il y a un apprentissage spécial de l'homme d'État qui se fait surtout dans les affaires publiques. Richelieu et Talleyrand étaient d'Église: ce furent de grands hommes d'État. La vie de Villèle fournit bien le modèle de la formation de la compétence spéciale chez le ministre parlementaire. Rien, pendant toute la première partie de sa vie, ne semblait le destiner à un rôle politique. Embarqué comme élève de marine sur un vaisseau du roi, il va à l'île Bourbon, où il reste et se marie. Rentré en France, il devient maire de sa petite commune, puis de Toulouse, ensuite député à la Chambre de 1815. Quand il entra dans le ministère Richelieu, nous dit Pasquier dans ses Mémoires (t. V, p. 277), il affectait une extrême simplicité, disant en toute occasion qu'il ne savait rien et avait beaucoup à apprendre, ce qui était vrai, et ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs de prendre une part fort active dans les discussions du Conseil et d'intervenir dans toutes les affaires. Il ne les voyait jamais par le côté élevé, mais avec un grand bon sens et sans apparence de préjugés. Cette sûreté de jugement était d'autant plus remarquable, qu'il n'était aidé d'aucune instruction; dans chaque question nouvelle, il avait son éducation à faire, mais la faisait vite. Ceux qui lui ont reproché son « ignorance >> ne se sont pas aperçus qu'ils mettaient en saillie la

trait le plus remarquable de sa nature... Il n'a rien appris dans les livres, il s'est formé par l'observation et l'expérience. Il n'avait jamais lu un livre traitant de l'administration et de l'économie politique; on s'en aperçoit d'ailleurs dans ses discours de 1815 et de 1816; dans les années suivantes, il apprend, dans les commissions, le mécanisme financier; en 1819, il est le cerveau le plus puissant du parti royaliste; dès 1821, il est sans contredit un homme d'affaires, un homme d'État de premier ordre. Marin, colon, propriétaire campagnard, maire de sa petite commune, puis de Toulouse, député ignorant mais travailleur, bon ministre de second plan, ensuite homme d'État : telle est l'évolution d'un ministre dont la politique fut certes des plus discutables, mais que personne ne songe à traiter d'incapable, à qui on ne peut refuser la compétence ministérielle : c'est le Parlement qui avait été son école. De même, si l'on recherchait quels ont été, sous la Troisième République, les meilleurs successeurs de Villèle au ministère des Finances, on trouverait un professeur de philosophie, un journaliste, un propriétaire campagnard, un filateur...

Les quatre ministres de la Marine qui marquent dans notre histoire sont : un commis de ministère, Colbert; un intendant du Limousin, Turgot; un négociant bordelais, Théodore Ducos (1851-1855); un grand seigneur, le duc de Chasseloup-Laubat (1860-1867). Colbert fut le créateur de la première grande flotte française ; cette flotte est détruite à la Hogue et reconstituée par Choiseul, général et diplomate; Turgot, intendant et publiciste, ignorant des choses de la marine, les connaît en un an d'études et porte la flotte à une puissance supérieure à celle qu'elle avait atteint sous Colbert. Théodore Ducos préside à la transformation de la marine à voiles à la marine à vapeur; un grand nombre de règlements encore en vigueur sont son œuvre. Sous la troisième République, Barbey, industriel de Mazamet, Lockroy, journaliste et écrivain de théâtre, Burdeau, professeur, Thomson, homme d'affaires, ont été, comme ministres de la Marine, aussi compétents que

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