Page images
PDF
EPUB

subordonnés, et qui statue sans voir les choses par luimême sur des pièces écrites. Ainsi la décision de l'ingénieur en chef d'un département, qui a le double avantage d'avoir une compétence indiscutée et d'être sur les lieux, est soumise à l'examen d'un rédacteur au ministère des Travaux publics, dont la décision, de qualité peut-être inférieure à celle de l'ingénieur, est, cependant, avalisée par le ministre, qui signe sans lire. On réclame, à juste titre, une sérieuse déconcentration du pouvoir de décision, d'où résulterait une plus grande autonomie du technique, et en même temps plus de simplicité, plus d'économie, plus de rapidité et plus de compétence dans la gestion des affaires publiques.

2o Que le technique soit souverain dans certaines matières déterminées: justice, stratégie. Le progrès a consisté, sur bien des points, à rendre le technique indépendant du politique. La séparation a été faite, en matière judiciaire; elle existe même dans la matière juridictionnelle administrative, depuis que la justice a été déléguée au Conseil d'État, par la loi du 24 mai 1872. - La séparation est à peu près opérée en matière militaire il est généralement admis que le commandement militaire est responsable de la stratégie, et qu'il a, par conséquent, l'autorité qu'entraîne cette responsabilité1. La séparation du technique et du politique existe aussi dans l'instruction publique, principalement dans l'enseignement supérieur, où le professeur ne se voit imposer aucune vérité d'État, et où cette indépendance est affirmée par son inamovibilité. Au contraire, dans toutes les autres branches de l'activité administrative, le technique est absolument fondu dans le politique.

3° Aussi demande-t-on que l'action du technique, si elle reste subordonnée au politique, puisse être tout au moins connue. Dans la théorie du régime parlementaire, le ministre est le chef; c'est à lui qu'appartient de prendre la décision, après avoir pesé l'avis des professionnels. Mais cet avis n'est jamais connu que du ministre seul. L'agent technique, le fonctionnaire per

1. Voir Joseph-Barthélemy, Démocratie et politique étrangère, II. partie.

JOSEPH-BARTHÉLEMY, La Compétence.

15

manent sert et se borne à servir. S'il est admis à discuter librement, son avis et son nom même restent ignorés du Parlement et du public. - Qu'un projet de réforme essentiellement technique, comme le rachat de l'Ouest, soulève l'opposition unanime des techniciens, ni le public, ni le Parlement, qui auraient cependant un intérêt évident à être informés, n'en sauront jamais rien. L'avis du technique est la propriété personnelle du ministre ; il a pour objet de lui permettre de conclure prudemment et de l'empêcher de commettre des erreurs; mais il doit rester ignoré du maître de l'affaire, c'est-à-dire de la nation. Non seulement l'avis des hommes compétents ne fait pas partie du dossier officiel de la nation, mais encore il ne doit pas lui parvenir par une voie officieuse. On considère comme une règle stricte de convenance qu'un fonctionnaire ne doit jamais faire connaître, par livre, article, conférence, etc., son opinion sur les affaires de son département. S'il estime une réforme désastreuse pour le pays, il le dit au ministre, puis, sur l'ordre de ce dernier, il met tout son zèle éclairé au service de cette réforme. En 1903, sir George Kekevich ayant parlé de la politique d'éducation au temps où il était fonctionnaire, son attitude fut jugée incorrecte.

Cette absorption de l'avis du technique dans le politique est particulièrement frappante, ainsi que l'a lumineusement démontré M. Chardon, lorsqu'il s'agit des avis d'un grand corps comme le Conseil d'État.

Chaque année, le Conseil d'État est appelé à donner son avis sur trente mille affaires, dont vingt-quatre mille touchent aux pensions civiles; pour les six mille affaires restantes, il s'agit par exemple du contrôle supérieur des affaires communales et départementales, des grands travaux publics, des concessions de mines... L'intervention d'une importante autorité comme le Conseil d'État, héritier de cette assemblée portant le même nom et dont Napoléon avait fait le premier de ses grands corps constitutionnels, est exigée, afin d'assurer la régularité de l'opération, mais aussi afin de sauvegarder l'intérêt supérieur de la nation. C'est un

avis longuement mûri, par un dorps de techniciens; or, il est essentiellement secret. Il n'est connu que du ministre seul. Il s'agit de ne pas embarrasser le Gouvernement. Ainsi, pour ne pas embarrasser le Gouvernement, on aime mieux s'exposer à sacrifier les intérêts de la nation. Cet avis indépendant, réfléchi, d'une autorité compétente est, très souvent d'ailleurs, considéré comme une formalité vide : il arrive même que le Gouvernement fasse connaître à la haute assemblée, en lui transmettant l'affaire, dans quel sens il est décidé à la trancher! Il s'agit peut-être de milliards qui vont être imposés aux contribuables; peu importe, l'avis du Conseil d'État demeurera secret: il sera seulement «< murmuré à l'oreille d'un ministre qui passe » (Chardon). Voilà une affaire d'octroi, un traité d'eau, de gaz, d'électricité: le Conseil d'État déclare l'affaire ruineuse, l'entrepreneur incapable, malhonnête ou insolvable; la fantaisie d'une municipalité, confirmée par l'insouciance d'un ministre éphémère, non seulement l'emportera sur l'avis indépendant du Conseil d'État, mais encore cet avis ne sera pas connu des véritables intéressés, c'est-à-dire du public.

L'idéal serait qu'un projet, déclaré mauvais par une assemblée désintéressée de compétences, soit définitivement abandonné; et qu'ainsi, sinon un droit de décision, du moins un droit de veto souverain soit accordé au Conseil d'État sur les affaires qu'il juge contraires à l'intérêt de la nation. C'est peut-être un grand sacrifice à demander aux traditions napoléoniennes de notre Gouvernement. Mais si l'on se résigne à admettre qu'un projet, ainsi déclaré contraire aux intérêts de la nation, soit tout de même réalisé à ses frais, on ne peut que se rallier à l'opinion de M. Chardon, se bornant à demander la publicité de l'avis du Conseil d'État. Il suffirait de remplacer dans la rédaction des décrets la formule: « le Conseil d'État entendu » par celle-ci : « conformément ou contrairement à l'avis du Conseil d'État ». Il faudrait ajouter que, dans le rapport demandant au Président de la République de « revêtir» le projet de décret de sa signature, le

ministre éphémère devrait exposer les motifs pour lesquels il refuse de se ranger à l'avis d'un corps permanent, pourvu de traditions et de compétences. Est-il besoin de démontrer l'intérêt supérieur qu'il y aurait à ce que le Parlement et le public sachent qu'une mesure du pouvoir politique a été prise malgré l'opposition des techniciens? L'avis des spécialistes ne peut, sans danger, être renfermé dans le dossier du ministre : il doit faire partie du dossier du Parlement et de la nation.

[ocr errors]

4o D'une certaine indépendance reconnue au technique à l'égard du politique, doit résulter pour lui, dans la mesure correspondante, une certaine responsabilité. Un des vices du Gouvernement démocratique, c'est l'irresponsabilité. La responsabilité politique des ministres reste un peu illusoire. Le ministre tombe, et cette chûte lui crée une virginité nouvelle qui lui permettra de faire partie d'une combinaison future. S'il est tombé, il n'a plus aucune responsabilité. Le ministre n'est responsable que de la gestion politique de son département; il ne peut pas être réellement responsable de la gestion des détails administratifs. Mais les fonctionnaires techniques sont officiellement inconnus du public et du Parlement; d'où le règne de l'irresponsabilité.

Le fonctionnaire technique est comme le roi d'Angleterre il ne peut mal faire. Sa personnalité s'absorbe dans les personnalités successives des ministres qui passent à la tête du département. « Ni les règles ni les convenances, disait Gladstone, ne permettent au chef de l'opposition d'alléguer que l'avis des fonctionnaires permanents de l'administration est contraire à l'opinion du ministre qui portait la responsabilité de la mesure discutée ». C'est au ministre que revient le mérite ou le blâme de tout ce qui se passe dans son département; par conséquent, le fonctionnaire permanent ne peut pas revendiquer pour lui l'avantage de l'activité propre qui est juridiquement l'activité ministérielle; mais, par contre, le ministre ne peut pas rejeter sur ses subordonnés la responsabilité des erreurs ou des fautes (à moins qu'il ne prononce en même temps la révocation du coupable).

Cette irresponsabilité des fonctionnaires compétents ne va pas sans dommage pour les affaires publiques. Le ministre n'a pas statué seul : c'est le subordonné qui a pris la mesure que le ministre n'a fait qu'endosser, peut-être sans la connaître. Mais le subordonné n'a fait que suggérer la solution, que le ministre, en l'adoptant, a aussitôt faite sienne. Ainsi tout le monde est à l'abri, car on ne peut rendre absolument responsable celui qui a décidé sans concevoir, ni celui qui a conçu sans décider.

On affirme, par exemple1, qu'un cuirassé coûte à la France dix millions de plus que le même navire en Angleterre. Ce n'est, en France, la faute de personne. Le service des bâtiments civils, c'est-à-dire la compétence technique, avait calculé que l'installation de la Cour des comptes dans l'aile nord du Palais des Tuileries coûterait au Trésor 2.500.000 francs et l'Assemblée nationale ordonna, sur la proposition de M. Caillaux, ministre des Travaux publics, l'aménagement demandé; il coûta, en réalité, 11.266.000 francs, et, le 10 mai 1879, le Gouvernement demanda les crédits supplémentaires rendus nécessaires par cette formidable erreur d'appréciation. Personne n'en fut responsable, ni le ministre depuis longtemps tombé, ni les techniciens dont les calculs l'avaient induit en erreur. Aussi avons-nous vu, notamment pour la reconstruction de I'Imprimerie nationale, se perpétuer ces errements. Il faut trouver une combinaison qui rende les hommes politiques responsables de la politique et les administrateurs responsables de l'administration 2.

1. Brousse, Responsabilité des administrateurs publics dans Grande Revue, août 1913, p. 687.

2. Il faut d'ailleurs ajouter que la pratique a fait éclater les moules trop rigides, sur ce point, des règles parlementaires : 1. Le Parlement a mis directement en cause certains hauts fonctionnaires comme le gouverneur général de l'Algérie (15 janvier 1909) ou le résident général de Tunisie (24 novembre 1911). 2o Les ministres ont abrité leur responsabilité derrière celle des fonctionnaires : a) dans l'affaire des délimitations viticoles, le ministre s'est retranché derrière le Conseil d'État (janvier 1912); b) le ministre des Affaires étrangères a dissimulé sa responsabilité derrière celle de son directeur des affaires poli

« PreviousContinue »