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favoris, Agrippa et Mécène; il avait étouffé plusieurs conspirations: on vantait sa clémence, la sévérité de ses mœurs, la sagesse de ses lois. Il réunissait le sacerdoce et l'empire: tribun, censeur, empereur et pontife, il retenait tous les pouvoirs. Il était appelé Auguste, père de la patrie, fils du dieu César, et déjà lui-même il avait des autels dans plusieurs provinces de l'empire. Mais, grand, heureux et puissant dans l'univers, Auguste était, dans son palais, faible, crédule et malheureux : les chagrins domestiques assiégeaient sa vieillesse. Depuis long-tems le monde lui coûtait moins à gouverner que sa famille. Tibère, ne pouvant plus supporter les débauches de Julie, qu'il n'osait ni accuser ni répudier, selon Tacite, s'était retiré pendant sept ans dans l'île de Rhodes. Caius et Lucius César lui avaient fait ombrage: Caius et Lucius César n'étaient plus; Julie était exilée. Auguste avait perdu Marcellus, Octavie et Drusus. Germanicus, l'orgueil et l'espoir des Romains, était l'objet de la jalousie de Tibère. Tibère, digne fils de Livie, adopté par Auguste et désigné son successeur, déjà sur les degrés du trône, craignait de n'y pas monter. Sa sombre politique, son caractère et ses mœurs épouvantaient les Romains et Auguste lui-même. L'ambitieuse Livie remplissait l'ame de son mari d'inquiétudes, de terreurs et de soupçons : elle était le premier artisan des intrigues et des désordres qui troublaient la famille des Césars. Frère de Caius et de Lucius, que la mort avait moissonnés au printems de leur âge, Agrippa Posthumius, petit-fils d'Auguste, eût dù lui succéder: Livie le rendit suspect; Auguste l'exila; et, quelques années après, Tibère le fit mourir. Effrayé de Tibère, tourmenté par Livie, affaibli par l'âge, livré à des pratiques superstitienses, sans conseil et sans amis, aigri, défiant et mal

qu

heureux, ayant vu périr la moitié de sa famille, et réduit à proscrire l'autre, Auguste chassa de Rome l'héritier le plus proche du trône des Césars. C'est à cette époque précisément que fut exilée Julie, sœur d'Agrippa, et qui devait, comme lui, mourir dans son exil. C'est à cette même époque qu'Ovide fut relégué sur les bords inhospitaliers du Pont-Euxin. Du rapprochement qui n'avait point été fait de ces trois exils, résulte au moins la possibilité de leur assigner une même cause. Il est déjà permis de croire 'Ovide fut victime d'une intrigue de cour. Protégé ou amant de la première Julie, avait-il embrassé les intérêts d'Agrippa, fils de cette même Julie? Avait-il osé défendre ses droits auprès d'Auguste, dans un de ces momens où les souverains, se souvenant qu'ils sont hommes, épanchent leurs chagrins devant les familiers de leur palais ? N'avait-il pas été témoin, non de quelque inceste de l'empereur, mais de quelque retour subit vers le légitime héritier, ou de quelque scène violente et honteuse entre Tibère, Auguste et Livie? N'est-ce point là ce qu'il avait vu, et ce qu'il ne pouvait révéler, puisque c'était le plus haut secret de l'état? On sait qu'Auguste éprouva quelquefois des remords d'avoir écarté son petit-fils du trône, pour y faire monter l'étranger qu'il avait adopté; on sait qu'il voulut le rappeler de son exil: Plutarque et Tacite l'attestent. Tacite nous représente Auguste, accompagné du seul Fabius Maximus, son confident, et l'ami le plus cher d'Ovide, visitant le malheureux Agrippa, dans l'île de Planasie, où il était relégué, pleurant avec son petit-fils, lui prodiguant les témoignages de l'affection d'un père; et, comme si, maître du monde, il était déjà dépendant de Tibère et de Livie, n'osant donner à son petit-fils, reconnu par lui innocent et calomnié, que l'espoir qu'il serait bientôt rap

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pelé de son exil. (Annal. lib. I. ) Maxime osa confier ce secret important à sa femme, et celle-ci eut l'imprudence de le révéler à Livie '. Maxime se donna la mort, et Ovide s'accusa d'en être la cause: Causamque, Maxime, mortis me reor esse tuæ ; ( Ex Ponto, IV, 6;) circonstance remarquable, et qui n'aurait pas dû échapper à ceux qui ont voulu expliquer les causes de l'exil d'Ovide. Maxime fut indiscret, Ovide l'avait été sans doute; tous deux furent punis. Cependant Auguste allait pardonner, il allait rappeler Ovide Cœperat Augustus deceptæ ignoscere culpæ ; ( ex Ponto, IV, 6; ) il allait rappeler et sa fille, et son petit-fils peut-être; Auguste mourut subitement à Nole. Tibère fut proclamé empereur; Agrippa fut tué par un centurion; et Julie, sa mère, privée d'alimens, périt du long supplice de la faim. Dès-lors l'exil d'Ovide et celui de la seconde Julie, sœur d'Agrippa, ne durent avoir d'autre terme que la mort. Il ne sera pas difficile de prouver que les diverses conjectures émises jusqu'à ce jour sur les causes de l'exil d'Ovide, ne peuvent soutenir un examen réfléchi. Plusieurs auteurs ont adopté, d'après un historien du 4°. siècle, (Aurelius Victor) l'opinion qu'Ovide fut exilé pour avoir composé les trois livres de l'Art d'aimer. Il est certain

que

de la

Voyez aussi Plutarque, Eueres morales, tom. VII, pag. 110, traduction de Ricard. Plutarque attribue à Fulvius ce qu'Ovide et Tacite rapportent à Maxime.

2 L'an 767 de Rome ( 14 ans avant J. C.), Maxime et sa femme Martia se donnent la mort, pour avoir révélé la touchante entrevue d'Auguste avec son petit-fils. Auguste meurt à Nole; son petit-fils est assassiné par un centurion dans l'ile Planasie; sa fille meurt de faim (alimentis detractis dans l'ile Pandataire (aujourd'hui Sainte-Marie ), sur les côtes de la Campanie ; Julie, petite-fille d'Auguste, et sœur d'Agrippa, meurt après 20 ans d'exil, l'an 781 de Rome, dans la principale des iles Diomèdes, Trimetum (aujourd'hui Tremiti), sur les côtes de la Pouille. (Voyez Tacite, Annal. lib. IV, cap. 71.)

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cet ouvrage devint le prétexte de son exil. L'Art d'aimer fut exclu de la bibliothèque du mont Palatin et de celle qu'Agrippa avait fondée dans le vestibule du temple de la Liberté. Mais Ovide dit souvent, dans ses Tristes et dans ses Pontiques, qu'il a été puni, non-seulement pour avoir écrit ce poëme, mais aussi pour avoir vu ce qu'il ne devait point voir. «< Comment, dit Voltaire, dans ses Questions Encyclopédiques, comment Auguste, dont nous avons » encore des vers remplis d'ordures, pouvait-il exiler Ovide » à Tomes, pour avoir donné à ses amis, plusieurs années » auparavant, des copies de l'Art d'aimer? Comment avait» il le front de reprocher à Ovide un ouvrage écrit avec quelque modestie, dans le tems où il approuvait les vers » où Horace prodigue tous les termes de la plus infàme prostitution? Il y a certainement de l'impudence à blà» mer Ovide, quand on tolère Horace. Il est clair qu'Octave allègue une très-méchante raison, n'osant parler de la » bonne. » Il est donc constant qu'Ovide ne fut point exilé pour avoir publié son Art d'aimer. Le poète avoue souvent, dans ses Tristes et dans ses Pontiques, qu'il a commis une faute; mais il ne veut pas qu'on la qualifie du nom de crime. Cependant il ne fait point connaître la nature de cette faute, et il parle toujours avec mystère de ce qu'il a vu. La manière dont il s'exprime à ce sujet a exercé la sagacité des savans. Plusieurs ont imaginé qu'Ovide avait surpris l'empereur dans une action criminelle avec sa fille. Il est vrai, selon Suétone, que Caligula publiait que sa mère était née du commerce d'Auguste avec Julie: mais quelle foi peut-on ajouter à cet odieux témoignage d'un prince plus odieux encore? D'ailleurs, l'historien des Césars aurait-il négligé de révéler cet exécrable inceste? « C'était son génie, dit Bayle, de déterrer cette espèce d'anecdotes, et de les in

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» sérer dans son ouvrage. » Cælius Rhodiginus cite des fragmens d'un certain Cæcilius Minutianus Apuleius, auteur presque contemporain d'Auguste, et qui paraît avoir le premier parlé d'un inceste de cet empereur Pulsum quoque in exsilium, quod Augusti incestum vidisset. (Antiq. Lect. lib. XIII, cap. 1.) Mais il suffira de dire que, lorsque Ovide fut relégué chez les Sarmates, Julie, triste objet de l'indignation de son père, était exilée de Rome depuis dix ans. Plusieurs auteurs ont prétendu qu'Auguste avait été surpris par Ovide, non avec sa fille, mais avec sa petitefille. Cette conjecture ne répugne pas, comme la première, à la chronologie, puisque l'exil d'Ovide et celui de la seconde Julie se rapportent à la même époque; mais on peut alléguer, pour la détruire, le silence de Suétone. On doit ajouter que le poète, quelqu'indiscret qu'on le suppose, ne serait pas revenu si souvent, même avec les expressions les plus vagues, sur ce qu'il avait vu, s'il s'était agi d'un crime qui eût exposé Auguste au mépris du peuple romain. Les révélations d'Ovide pouvaient donc compromettre le repos, mais non la réputation et la gloire de l'empereur. Le poète aurait-il osé dire à ce prince, dans son Apologie: «< Ma fortune me paraît trop peu de chose, >> pour que j'essaie ici de me justifier, en renouvelant vos blessures; c'est déjà trop que vous en ayez une fois res» senti les atteintes. » L'inceste de Julie avec son grandpère, âgé de soixante-dix ans, était-il de nature à être rendu public dans certains cas; c'est-à-dire, comme le remarque Bayle, «< par une personne qui se serait crue fort importante?» N'était-ce pas un crime, qu'absolument et sans réserve il fallait tenir couvert d'un silence éternel? Et croira-t-on que le maître du monde se fùt borné à reléguer Ovide loin de sa patrie, si le secret dont celui-ci était dé

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