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à la fabrication du papier, de la porcelaine et de la faïence, à l'impression des livres, à la préparation et au broiement des couleurs destinées à la teinture; en un mot, à presque toutes les branches de l'industrie britannique.

Un chiffre suffira pour faire connaître l'économie prodigieuse que l'emploi de la machine à vapeur a permis de réaliser dans les opérations industrielles. Selon Arago, un boisseau de charbon brûlé dans les machines à vapeur du Cornouailles produit l'ouvrage de vingt hommes travaillant dix heures. Or, dans les comtés houillers de l'Angleterre, un boisseau de charbon coûte environ 90 centimes. La machine de Watt a donc permis, en Angleterre, de réduire le prix d'une journée d'homme, de la durée de dix heures, à moins de 5 centimes de notre monnaie. Après un tel résultat, on est moins surpris d'apprendre que, suivant des relevés authentiques, les machines à vapeur qui existent aujourd'hui en Angleterre remplacent à elles seules le travail de trente millions d'hommes.

CHAPITRE IX.

Dernières années de James Watt.

Ces machines admirables qui devaient exercer une influence si extraordinaire sur la prospérité de la nation britannique, Watt les faisait exécuter sous ses yeux dans l'immense établissement de Soho. C'est de là que partaient tous les puissants appareils qui allaient fonctionner dans les diverses parties des trois royaumes. La manufacture de Soho était pour les Anglais une sorte d'école des ponts et chaussées ; c'était comme un établissement d'instruction pour les ingénieurs et les méca

niciens de la Grande-Bretagne. Les étrangers s'y rendaient aussi pour étudier le mécanisme des nouvelles machines et pour en transporter l'usage dans leur patrie. C'est ainsi que Bettancourt, envoyé par le gouvernement espagnol, put introduire dans son pays les premiers appareils de ce genre; l'habile ingénieur avait deviné le mécanisme de la machine à double effet à la seule inspection de son jeu extérieur. C'est encore de la même manière que l'aîné des frères Perrier, qui fit, dans cette vue, jusqu'à cinq voyages en Angleterre, put installer à Paris une machine à vapeur qui n'était qu'une imitation de la machine de Watt à simple effet. C'est la même machine qui fonctionne encore aujourd'hui sur les rives de la Seine pour la distribution des eaux, et qui est connue sous le nom de pompe à feu de Chaillot.

Watt continua de résider à Birmingham ou à Soho jusqu'au terme de son association avec Mathieu Boulton; leur société devait durer jusqu'à l'expiration du premier brevet de Watt. Ce brevet, concédé en 1775, pour un espace de vingt-cinq années, expirait en 1800. A cette époque. James Watt et Mathieu Boulton se séparèrent de la Société; ils y furent remplacés chacun par son fils, et la nouvelle compagnie continue de diriger de nos jours l'admirable établissement dû à la persévérance et au génie de ses fondateurs.

En se retirant des affaires, James Watt vint se fixer dans une terre voisine de Soho, nommée Heathfield, dont il avait fait l'acquisition en 1790. Il passa ses derniers jours dans cette heureuse retraite, pratiquant les maximes de sa douce philosophie, jouissant du repos et des biens acquis pendant le cours de sa glorieuse carrière, éprouvant le bonheur ineffable d'être témoin de l'extension prodigieuse que prenait, par suite de ses travaux, la prospérité de sa patrie. Les plaisirs et les relations de la société l'occupèrent exclusivement jusqu'à la fin de sa vie. Pendant qu'il résidait à Birmingham ou à Soho, il avait

pris l'habitude de réunir autour de lui un petit cercle d'amis, parmi lesquels se remarquaient l'illustre chimiste Priestley, le poëte Darwin, le botaniste Withering, le chimiste Keir, traducteur de Macquer, M. Edgeworth, père de miss Maria Edgeworth, et quelques artistes ou littérateurs en renom. Cette petite académie portait le nom de Société lunaire (lunar Society), titre sur lequel il est bon de ne pas prendre le change, et qui signifiait seulement que les académiciens se réunissaient les soirs de pleine lune afin d'y voir clair en rentrant chez eux. Watt rassembla à Heathfield les restes épars de sa petite académie, et c'est dans ce cercle distingué qu'il aimait à s'abandonner à sa verve de causeur et de conteur. Nul ne possédait ces talents à un plus haut degré. Il avait dévoré dans sa jeunesse tous les ouvrages de fiction et de poésie légère, et sa mémoire y retrouvait le texte d'inépuisables emprunts. A leur défaut, son imagination lui suggérait, pendant des soirées entières, toutes sortes de récits de fantaisie que son air de conviction et l'assurance de son débit faisaient accepter comme autant de faits incontestables. Que d'anecdotes racontées dans les Revues anglaises et dans les Magazines, qui n'étaient que des jeux de l'imagination de Watt bénévolement transmis au public par ses auditeurs mystifiés! Un jour cependant, ayant étourdiment lancé les personnages de son récit dans une situation des plus compliquées, il éprouvait quelque embarras à les tirer de ce dédale. Darwin l'interrompant :

- Est-ce que par hasard, monsieur Watt, vous nous raconteriez une histoire de votre cru?

Watt s'arrêta, et regardant son interlocuteur avec le plus grand sérieux :

Votre question, monsieur Darwin, m'étonne au dernier point. Depuis vingt ans que j'ai le plaisir de passer mes soirées avec vous, est-ce que je fais autre chose? Est-il donc possible qu'on ait voulu faire de moi un émule de Robertson ou de

Hume, lorsque toutes mes prétentions se bornaient à marcher sur les traces de la princesse Scheherazade (1).

Ces heureuses réunions sur lesquelles l'esprit aimable et les grâces enjouées du vieillard savaient répandre tant de charmes, étaient encore animées par la présence de la femme distinguée à laquelle il avait donné son nom. James Watt s'était décidé, après quelques années de veuvage, à épouser la fille d'un fabricant du comté. Les goûts éclairés, le jugement solide et les connaissances sérieuses de mademoiselle Mac-Gregor, avaient surtout contribué à fixer son choix. Les premières relations s'étaient établies autour d'une table à thé, dans l'une des soirées de Watt. On avait parlé de Shakspeare et de Racine, et Watt avait défendu l'auteur de Macbeth contre le poëte d'Athalie prôné par mademoiselle Mac-Gregor. La discussion

(1) Ce talent singulier de conteur d'histoires faites à plaisir s'était manifesté chez James Watt dès les premières années de son enfance. Arago, dans son Eloge historique, en cite une preuve assez piquante: « L'esprit anecdotique que notre confrère, dit Arago, répandit avec tant de grâce, pendant plus d'un demi-siècle, parmi tous ceux dont il était entouré, se développa de très bonne heure. On en trouvera la preuve dans ces quelques lignes que j'extrais, en les traduisant, d'une note inédite rédigée en 1708 par madame Marion Campbell, cousine et compagne d'enfance du célèbre ingénieur :

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« Dans un voyage à Glascow, madame Watt confia son jeune fils James » à une de ses amies. Peu de semaines après, elle revint le voir, mais >> sans se douter assurément de la singulière réception qui l'attendait. Madame, lui dit cette amie dès qu'elle l'aperçut, il faut vous hâter » de ramener James à Glascow, je ne puis endurer l'état d'excitation >> dans lequel il me met; je suis harassée par le manque de sommeil. » Chaque nuit, quand l'heure ordinaire du coucher de ma famille ap» proche, votre fils parvient adroitement à soulever quelque discussion » dans laquelle il trouve toujours moyen d'introduire un conte qui, au >> besoin, en enfante d'autres. Ces contes pathétiques ou burlesques ont » tant de charme, tant d'intérêt, ma famille tout entière les écoute avec » une si grande attention, qu'on entendrait une mouche voler. Les >> heures ainsi succèdent aux heures sans que nous nous en apercevions; >> mais le lendemain je tombe de fatigue. Madame, ramenez, ramenez » votre fils chez vous. >>

amena un échange de lettres, et le mariage s'ensuivit. Les précieuses qualités de madame Watt rendaient sa maison doublement chère à ses amis : nulle part, en effet, la science du bon accueil n'était mieux entendue.

La littérature et les événements du jour n'étaient pas cependant la seule matière des entretiens. Comme on le pense, la science avait son tour, et la chère mécanique n'était pas oubliée. Le génie fertile de Watt y trouvait quelquefois de soudaines occasions de s'exercer avec profit. Un jour Darwin entrant chez lui :

Je viens d'imaginer, dit-il, certaine plume à deux becs, à l'aide de laquelle on écrira chaque chose deux fois, et qui donnera ainsi d'un seul coup l'original et la copie d'une lettre.

- J'espère trouver une meilleure solution, répliqua James Watt j'y penserai ce soir, et je vous communiquerai demain le résultat de mes réflexions.

Le lendemain la presse à copier les lettres était inventée. C'est de cette manière qu'il imagina la curieuse machine qui permet d'obtenir, par des moyens très simples, la reproduction d'une statue, d'un bas-relief ou d'un buste. Cette invention intéressante fut réalisée dans les dernières années de James Watt. Il en distribuait les produits à ses amis, en les priant d'accepter «< cette œuvre d'un jeune artiste qui ne fait que d'entrer dans sa quatre-vingt-troisième année. »>

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Ainsi le feu de son heureux génie, qui s'était fait jour dès les premiers instants de sa jeunesse, brillait encore aux derniers temps de sa vie. Il faut connaître, pour ne point s'en étonner, le caractère et les qualités spéciales de l'esprit de James Watt. Le célèbre ingénieur avait reçu en partage le don rare et précieux de l'imagination. C'est par une vue très fausse et très mal justifiée que l'on s'accorde généralement à resserrer le rôle de l'imagination dans le domaine exclusif des lettres et des beaux-arts. Cette heureuse faculté préside plus qu'on ne

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