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nait de ces phénomènes une explication rationnelle. Plutarquet nous a conservé à ce sujet une anecdote curieuse, et qui me paraît présenter véritablement les marques de l'authenticité. Un jour, dit-il, on apporta de la campagne à Périclès une tête de bélier qui n'avait qu'une seule corne. Le devin Lampon s'empressa de tirer de là le présage que Périclès l'emporterait sur Thucydide dans les luttes politiques. Anaxagore, au contraire, disséqua simplement la tête du bélier, et donna du phénomène une explication physiologique. En vrai physicien, il avait recherché la cause, altíz, tandis que le devin n'envisageait que le réλos, le but. D'après Plutarque, c'est grâce à Anaxagore que Périclès s'affranchit de toute superstition. Le même Plutarque 2 nous a rapporté une jolie anecdote pour témoigner du sangfroid de Périclès devant ses matelots lors de l'éclipse de soleil de 431. Dans cette occasion encore, il se montra le digne élève du grand philosophe. La même liberté d'esprit apparaît chez Euripide. Dans l'Hippolyte 3, par exemple, c'est Thésée luimême qui combat la superstition des présages.

Mais c'est surtout sur l'astronomie qu'Anaxagore avait des idées originales et bien arrêtées. Il avait enseigné que le soleil est une masse ou une pierre énorme et incandescente, popos οι λίθος διάπυρος 4.

Au témoignage de Diogène de Laerte, Euripide avait, à l'exemple de son maître, qualifié le soleil de «< masse dorée », ypusé Polos, dans son drame de Phaeton 5.

1 PLUTARQUE, Périclès, 6.

2 Ibid., 35.

3 Vers 1059.

PLATON, Apol., 26 d; XENOPHON, Mém., IV, 7, 6. Cf. SCHAUBACH, Anaxag. fragm., p. 139 ss; DIELS, Doxogr. graeci, p. 562, 14, p. 319 a 4, b 6.

* DIOG. 2, 10 : Φασὶ δ' αὐτὸν (Αναξαγόραν) προειπεῖν τὴν περὶ Αἰγὸς ποταμὸν γενομένην τοῦ λίθου πτῶσιν, ὃν εἶπεν ἐκ τοῦ ἡλίου πεσεῖσθαι. Ὅθεν καὶ Εὐριπίδην, μαθητὴν ὄντα αὐτοῦ, χρυσέαν βῶλον εἰπεῖν τὸν ἥλιον Ev Palovt. Le passage en question est perdu, et c'est absolument à tort que VALCKENAER (Diatribe, p. 31) essaye de le réintroduire dans l'un

M. Decharme conteste la valeur du témoignage de Diogène, parce qu'il serait en désaccord avec la donnée même d'une tragédie où le soleil n'était point une masse de pierre ou de feu, mais où il était un personnage dramatique, un dieu vivant. L'objection n'est pas fondée : le dieu Soleil est si nettement distingué de l'astre lui-même dans cette tragédie qu'avant de confier son char brûlant à Phaéton, il lui donne des conseils sur la manière de le conduire. Tous les fragments conservés, dont quelques-uns vont être examinés bientôt, confirment cette distinction.

Les anciens avaient prêté au poète la même explication naturaliste du soleil, sur la foi de certains passages de l'Oreste 2. Dans une monodie douloureuse, Electre s'écriait qu'elle voudrait faire entendre ses cris à Tantale, le père de sa race. « Que ne puis-je m'élancer jusqu'à cette pierre suspendue entre le ciel et la terre, jusqu'à cette masse attachée à l'Olympe par des chaines d'or, et emportée par les tourbillons, pour y faire éclater mes plaintes auprès du vieux Tantale... » Evidemment, Euripide répète ici l'antique légende du supplice de Tantale, qui, emporté au milieu des airs, voit avec effroi un rocher planer au-dessus de sa tête 3. C'était le châtiment dont Zeus frappait les grands criminels. Il n'est guère vraisemblable que, par la pierre de Tantale, l'auteur d'Oreste ait voulu faire entendre le soleil lui-même, comme l'imaginent les commentateurs anciens 4. On alla jusqu'à faire de Tantale lui-même

des fragments subsistants (771, 3) par des corrections de texte. Les scoliastes d'Euripide (Hipp., 601), et d'Apollonius de Rhodes (I, 498) pretent aussi & Euripide les mots χρυσέα βώλος comme designation du soleil, en insistant sur leur origine anaxagorique.

Article cité plus haut, p. 4, n. 3, à la page 240.

Vers 982 suiv. Cf. même tragédie, 6-7.

3 Oreste, 5 ss : Τάνταλος | κορυφῆς ὑπερτέλλοντα δειμαίνων πέτρον | ἀέρι ποτᾶται καὶ τίνει ταύτην δίκην... PINDARE, ΟΙ., 1, 91, Isthm., VIII, 21, rappelle la même fable après Archiloque, Aleman et Alcée. Ixion subit un supplice analogue, PIND., Pyth., II, 40. Cette légende est différente de celle de l'Odyssée, XI, 582 ss.

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SCHOL. PIND., Olymp. I, 57; SCHOL. EURIP., Oreste, 982.

un physicien, un pustóλoyos, qui subissait le châtiment d'avoir prétendu que le soleil était une pierre 1.

S'il se trouve ici quelque allusion à des théories astronomiques, il s'agit non point du soleil, mais bien d'autres corps célestes. Anaxagore croyait qu'entre la terre et la lune et le soleil, il existait dans les airs d'autres corps, invisibles pour nous 2, de nature rocheuse comme ceux-ci, et c'est à ces corps qu'il attribuait les éclipses de lune. Il est très souvent parlé aussi de la pierre d'Egos-Potamos qu'il prétendait tombée, soit du soleil, soit des airs 3. Les termes qu'Euripide met dans la bouche d'Electre semblent indiquer la connaissance de semblables théories, et, en ce sens, le scoliaste donne la vraie solution de la question, lorsqu'il nous dit : tà pusixà tois pulizois καταμίγνυσιν ὁ Εὐριπίδης.

Une expression comme celle de zzvov ozpis, appliquée au soleil 4, est également plutôt technique que poétique, et cette manière va jusqu'à la pédanterie lorsque ailleurs 5, le poète appelle le même astre ò dodexzutyavov ästpov, pour indiquer qu'il parcourt les douze signes du zodiaque. Aristophane, qui ne manque jamais de relever de tels écarts, et dont l'opinion est ainsi très caractéristique, a parodié cette expression dans ses Grenouilles 6.

Lorsque Hélène veut s'informer si son mari est encore en vie, elle s'exprime ainsi 7 : Πότερα δέρκεται φάος τέθριππά θ ̓ ἁλίου [ἐς] κέλευθά τ' ἀστέρων, « voit-il la lumière, et le char du soleil, et les chemins des étoiles? » C'est définir le bonheur de vivre d'une façon véritablement anaxagorique.

1 SCHOL. PIND., l. c.

STOBÉE, d'après Théophraste (DIELS, Doxogr. graeci, 360 b, 23); HipPOLYTE, I, 8 (DIELS, 562, 15) : εἶναι δ ̓ ὑποκάτω τῶν ἄστρων ἥλιον καὶ σελήνην [καὶ] σώματά τινα συμπεριφερόμενα, ἡμῖν ἀόρατα. Cf. DroG., II, 11. 3 Cf. plus haut, p. 45, n. 5.

Suppliantes, 650.

5 Fragm. 755; la variante pov est évidemment absurde.

6 Vers 1328.

7 Hélène, 341.

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Ailleurs, Euripide fait exprimer par un vieillard aveugle le désir de pouvoir s'élancer vers les lumières éclatantes de Sirius et d'Orion 1. Ce souhait, pris isolément, n'indiquerait pas plus une curiosité astronomique chez Euripide que ne le font les vers suivants de Lamartine pour leur auteur:

Que ne puis-je, porté sur le char de l'aurore,

Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi!

Mais il corrobore les passages que j'ai déjà cités, et l'on pourrait encore multiplier les preuves que fournissent les œuvres d'Euripide de cette préoccupation astronomique, de cette πολυπραγμοσύνη περὶ τὰ μετέωρα. Elles rendent impossible de méconnaître la vive attention que le disciple d'Anaxagore attache aux choses du ciel et l'intérêt manifeste qu'il porte aux questions astronomiques. Je dois m'y arrêter encore quelques instants, M. de Wilamowitz ayant émis l'opinion, surprenante pour moi, que cette tendance n'existe point chez Euripide 2.

Par deux fois au moins, il s'est attaché à traiter des sujets stellaires, dans le Phaeton et dans l'Andromède, et si nous avons dans notre ciel une constellation qui porte ce dernier nom, c'est sa tragédie, tant admirée dans l'antiquité, qui en est la cause.

Il aime à citer les noms des étoiles et à parler de leurs révolutions; il nomme plusieurs fois les Pleiades, Hespéros, Seirios, et bien d'autres astres; il est, par exemple, le seul des tragiques qui cite la constellation d'Orion 3.

Il s'arrête brusquement dans certains passages sur des détails

1 Hécube, 1100.

2 Héraklės, I, p. 33. Naturellement, tout en étant inférieur à Euripide en érudition astronomique, Sophocle a pu sentir mieux et exprimer avec plus de poésie que lui la beauté des choses du ciel.

Iphig. Aul., 6 ss, Oreste, 1005, Hélène, 1490, Hécube, 1101, Cyclope, 213, etc. Sophocle ne cite pas les Pleiades, mais Eschyle en parle, Agamemnon, 817.

astronomiques, avec une complaisance qui n'est montrée par aucun autre des tragiques. Qu'on lise, par exemple, le passage suivant d'Ion 1, où sont décrites les peintures d'une tapisserie : <«< On voyait peint sur ce tissu le Ciel rassemblant les astres dans l'espace éthéré; le Soleil dirigeait ses coursiers vers la fin de sa carrière lumineuse, traînant après lui la clarté brillante d'Hespéros; la Nuit au voile sombre pressait la course de son char traîné seulement par deux chevaux sous le joug, et les Etoiles accompagnaient la déesse. Les Pléiades s'avançaient au milieu de l'éther, puis Orion ceint de l'épée; l'Ourse, plus élevée, tournait avec sa queue couleur d'or près du pôle 2; enfin, on voyait les Hyades, signe infaillible pour les marins, et l'Aurore qui amène le jour et chasse les Étoiles 3. >>

Anaxagore avait expliqué les étoiles filantes comme des étincelles que l'éther supérieur fait jaillir dans son mouvement, et qui s'éteignent aussitôt : 'Αναξαγόρας τοὺς καλουμένους διάτα τοντας ἀπὸ τοῦ αἰθέρος σπινθήρων δίκην καταφέρεσθαι, διὸ καὶ παραυτίκα σβέννυσθαι 4. Peut-on voir une coincidence due au hasard dans le fait qu'Euripide, seul à ma connaissance parmi les tragiques, a tiré de ce phénomène une comparaison 5 : Ο δ ̓ ἄρτι θάλλων σάρκα διοπετής ὅπως ἀστὴρ ἀπέσβη, πνεῦμ ̓ ἀφεὶς ἐς αἰθέρα.

Ici les termes choisis sont tels qu'ils me paraissent impliquer la connaissance de l'enseignement d'Anaxagore.

1 Vers 1146 ss.

2 Vers difficile, que je ne puis discuter ici. Il s'explique, sans aucun changement de texte, si l'on compare le vers 130 des Trachiniennes de Sophocle, qu'à ma connaissance on n'a pas jusqu'ici songé à en rapprocher.

3 Le fragment 594 (δίδυμοί τ' ἄρκτοι... τὸν Ἀτλάντειον τηροῦσι πόλον) a également une teinte «physiologique », comme l'avait remarqué CLEMENT, Strom., V, p. 667. Mais on attribue aujourd'hui plutôt à Critias le drame de Peirithoos d'où il est tiré. En tout cas, le terme technique de Tóλos, employé ailleurs par Euripide, avait excité les moqueries d'Aristophane; cf. Oiseaux, 479 ss, et le scoliaste à ce vers. Des passages tels qu'Ion, 82ss, Héraclès, 667-8, Suppliantes, 992ss, Andromède, fragm. 114, témoignent du même intérêt pour les choses célestes, mais les données traditionnelles y dominent.

DIELS, Doxog. gr., p. 367 a 10, b 9; cf. ibid., p. 563; DIOGÈNE, II, 9. 5 Fragm. 971.

TOME XLVII.

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