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Euripide une reproduction fidèle des théories d'Anaxagore. Mais cette absence de conformité absolue ne peut pas être invoquée contre l'authenticité de leurs rapports.

Si Euripide a été le disciple d'Anaxagore, il ne s'ensuit pas qu'il ait dû se laisser dominer entièrement par l'enseignement de son maître. La mobilité même de sa nature défendrait d'admettre une semblable conclusion. Par conséquent, malgré les divergences partielles, les indices favorables à l'existence de relations entre ces deux hommes gardent toute leur valeur; et ces relations ne pourront plus être niées, si les passages d'Euripide que j'invoquerai ne s'expliquent qu'à la condition d'en admettre la réalité.

Je sais bien que, dans un sujet tel que celui-ci, il faut, avant tout, éviter de tirer des conclusions trop affirmatives, et songer sans cesse que l'on se trouve à une époque pour laquelle nos sources et nos documents sont incomplets et insuffisants. Nous n'avons qu'une partie des drames d'Euripide, et leur chronologie est loin d'être établie avec certitude.

Nous avons perdu l'ouvrage d'Anaxagore; si précieux que soient les fragments conservés et les nombreux témoignages des anciens, ils ne suffisent point à nous donner une idée complète de l'œuvre de ce puissant esprit. Que l'on songe à ce que serait notre jugement sur Platon lui-même, si nous ne le connaissions que par l'intermédiaire d'Aristote. Enfin, nous ne possédons presque rien des écrits de beaucoup d'autres contemporains d'Euripide, des sophistes par exemple, dont la connaissance serait importante pour ces délicates questions d'influence.

Je ne me dissimule donc pas que les recherches du genre de celles que j'entreprends ici, sont assez hasardeuses, si l'on

ne procède pas avec une extrême réserve, et qu'elles peuvent offrir du danger. Mais, à tout prendre, ce danger est peut-être moindre que celui de fermer les yeux devant les traces tantôt évidentes, tantôt à demi effacées et difficilement reconnaissables, d'une influence intellectuelle qui a existé réellement. Or, nul savant ne peut méconnaître l'importance considérable d'Anaxagore pour le développement de la science et de la philosophie helléniques; le premier, il a professé le dualisme et séparé l'esprit de la matière. Un tel homme a dû exercer une influence profonde sur ses contemporains; lorsque cette influence, déjà évidente naturellement, nous est, en outre, attestée par les témoignages anciens les plus autorisés, il est impossible de se dérober à l'examen des questions qu'elle soulève.

L'influence d'Anaxagore a été, de bonne heure, si considérable que Platon 1 et Xénophon 2 parlent de lui comme d'un physicien dont les doctrines et les écrits étaient généralement connus à Athènes, à la fin du Ve siècle. Aristophane fait allusion à ses doctrines dans les Nuées. Archélaos et Métrodore sont ses disciples; Diogène d'Apollonie lui emprunte une grande partie de sa doctrine 3. S'il n'a pas été le maître de Démocrite, celui-ci l'a certainement connu, et s'est même donné la peine de le réfuter. D'après l'opinion unanime des

1 Apol., 26 d.

2 Memor. IV, 7, 6 ss.

3 D'après des témoignages moins certains, mais qui ne manquent pas tous de vraisemblance, Thémistocle, Thucydide, Empédocle, Socrate même l'auraient aussi entendu. Anaxagore est un des philosophes anciens auxquels Aristote et Théophraste attachent le plus d'importance.

anciens, Périclès, au même titre qu'Euripide, est son auditeur et son ami 1.

Plutarque explique par l'influence d'Anaxagore la noblesse et l'élévation de l'éloquence du grand homme d'État. On se plaisait à faire remarquer qu'Euripide et Périclès étaient, comme le maître, d'un caractère grave et sévère, ¿yéλxoto: 2.

En présence de cette action universelle d'Anaxagore sur les esprits contemporains, il semble impossible, a priori, que le tragique le plus curieux de science et de philosophie n'ait point connu la doctrine du plus grand physicien de son temps. Pour démontrer ou pour réfuter l'existence de leurs relations, on s'est borné généralement à confronter quelques passages philosophiques d'Euripide avec les fragments d'Anaxagore. Mais, à quelque conclusion que l'on se soit arrêté, on n'a pas tenu suffisamment compte de la diversité des idées philosophiques qu'Euripide énonce dans ses tragédies, ni de la transformation spéciale qu'il leur fait subir en vue de l'exposition dramatique. On verra plus loin combien, pour ces raisons mêmes, les allusions philosophiques d'Euripide sont d'une attribution particulièrement compliquée et difficile.

Il me semble qu'il y aurait lieu d'aborder le problème par une autre voie. S'il a existé réellement des rapports de fréquentation et d'amitié entre Euripide et Anaxagore, n'y aurait-il

1 PLUTARQUE, Périclès, 4, 5, 6, 16; PLATON, Phèdre, 270 a, Alcib. I, 118 c, Epist., II, 311 a; ISOCRATE, πeρi ávτidóo., 235, etc. Cf. Schaubach, p. 17 ss.

2 ELIEN, Hist. Var. VIII, 13 : Αναξαγόραν... φασὶ μὴ γελῶντά ποτε ὀφθῆναι, μήτε μειδιῶντα τὴν ἀρχήν. Cf. AULU-GELLE, XV, 20, Plut. Periclès, 5 ss.

point chance de trouver dans le tragique, non plus des rencontres toutes générales sur des points de doctrine, mais des allusions expresses et personnelles au maître lui-même, à ses habitudes, aux événements de sa vie, à tel ou tel point particu lièrement caractéristique de ses théories?

L'idée de rechercher de telles allusions est peut-être en désaccord avec la conception, toute générale et abstraite, que beaucoup de personnes ont encore de la tragédie grecque. Mais j'espère montrer, par de nombreux exemples, que des allusions contemporaines aussi spéciales sont tout à fait dans la manière et dans les habitudes d'Euripide.

J'étudierai donc d'abord les allusions toutes personnelles, et je m'efforcerai de confirmer par elles l'ancienne thèse de l'intimité des rapports d'Euripide et d'Anaxagore. Ce point établi, il sera possible d'entamer l'examen de quelques idées philosophiques du poète, et l'on aura de nouvelles raisons de rapporter certaines d'entre elles à l'influence de son premier maitre. Dans toute cette étude, les questions d'époque sont d'une grande importance. J'indiquerai donc d'abord certaines dates et certains faits de la vie d'Anaxagore que je considère comme établis.

EURIPIDE ET ANAXAGORE

Anaxagore est né à Clazomène, vers l'an 500 avant JésusChrist 1. D'après une indication de Démétrius de Phalère, qui nous est conservée dans Diogène de Laërte (II, 7), il commença à s'occuper de philosophie à l'âge de vingt ans. Il n'est plus personne, depuis M. E. Zeller, qui entende ce passage dans le sens qu'Anaxagore serait, à cette époque, arrivé à Athènes. Il ne pouvait songer à venir se former dans la philosophie à Athènes qui alors, et pendant les dix années qui suivirent, ne possédait aucun philosophe renommé.

L'année 480 est d'ailleurs justement celle où l'armée de Xerxès s'avançait contre cette ville. Enfin Anaxagore était trop jeune alors pour se produire comme un maître. Il est remarquable que les philosophes de l'antiquité ont consacré aux études une longue partie de leur vie 2, souvent même plus de

↑ M. ZELLER (La Philosophie des Grecs, II, p. 382 de la traduction française) a fixé par des arguments sans réplique la plupart des points avant lui contestés de la chronologie d'Anaxagore.

2 On ne possède aucun renseignement digne de foi sur les maitres d'Anaxagore, ni sur la manière dont il acquit ses connaissances Les anciens le désignent souvent comme le disciple d'Anaximène. Cette opinion est peu vraisemblable. Ne viendrait-elle pas de ce que Diogène d'Apollonie combina plus tard les doctrines d'Anaximène et d'Anaxagore, en attribuant à l'air, le principe du premier, les qualités du Nous anaxa gorique?

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