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LA NOTION

DE

PROSPÉRITÉ ET DE SUPÉRIORITÉ

SOCIALES

Par M. Gabriel MELIN

La science sociale (1) a pour objet l'étude méthodique des sociétés, ou plus exactement des groupements humains; elle les observe, elle les décrit, elle les compare et elle les classe; elle fait davantage encore au sein de ces groupements, elle note des relations de cause à effet entre les phénomènes sociaux qui s'y manifestent, elle constate des répercussions et elle établit des lois.

Mais il est légitime de se demander si la science so

(1) Fondée par Frédéric Le Play (1806-1882), pourvue d'une méthode rigoureuse par Henri de Tourville (1842-1903), cette science a pour organe, depuis 1886, une revue spéciale: La Science sociale, publiée à Paris (Firmin-Didot). Voir dans les Mémoires de l'Académie de Stanislas: « La Science sociale et sa constitution indépendante » (1900-1901, pp. 81-104); « Henri de Tourville et son œuvre sociale » (1905-1906, pp. xxv-cvi).

ciale ne peut pas aller plus loin (). Elle fait connaître l'organisation, le fonctionnement des groupements sociaux; mais n'est-elle pas en mesure d'exposer aussi les conditions de leur bonne organisation, de leur fonctionnement régulier, normal, sain, prospère et, par suite, de déterminer les lois de la santé, de la prospérité sociale?

La question présente un grand intérêt : car, si notre science se borne à des descriptions et à la constatation de lois, elle ne formule naturellement aucun jugement; elle n'approuve ni ne blâme et par suite ne fournit aucune conclusion pour la pratique de la vie. Elle indique seulement ce qui est, comment les choses vont et se comportent, dans quelles relations les phénomènes se trouvent les uns vis-à-vis des autres; elle livre des connaissances dont on fera un usage à déterminer d'après d'autres critères.

Si au contraire elle parvient à établir les règles du normal et du prospère, elle juge et elle conclut pratiquement. Elle déclare préférable ce qui est établi conformément à ces règles; elle porte donc des jugements de valeur, et elle suggère une ligne de conduite pratique à tous ceux du moins qui estiment que la santé l'emporte sur la maladie, le bien-être sur le malaise et la souffrance.

(1) Qu'il nous soit permis de remercier ici M. B. Schwalm, l'un des plus anciens collaborateurs de la Science sociale, l'auteur, dans cette Revue, d'études très remarquées, qui a bien voulu, après lecture de ce travail en manuscrit, nous communiquer de précieuses réflexions et nous autoriser à les reproduire

en notes.

Or, d'excellents esprits pensent que la science sociale, justement parce qu'elle est une science d'observation, une science du réel, peut et même doit avoir l'ambition d'aboutir à des conclusions pratiques qui seront, par cela même, d'une précision toute scientifique :

La science sociale, dit M. Rabier, « est essentiellement une science pratique. Elle vise à formuler un ensemble de préceptes ou de règles susceptibles d'améliorer la condition des hommes vivant en société. Elle doit être au corps social ce que la médecine et l'hygiène sont au corps humain, une conseillère et une directrice, apte à conserver, à fortifier, à guérir (1). » Autrement << sans but, sans préoccupation d'avenir, elle n'est plus que la stérile consécration des faits accomplis et l'inerte expectation des faits à venir (2) ».

De même, pour M. Durkheim, la science sociale serait incomplète si elle était incapable de donner des directions pour la conduite, si, suivant une parole souvent citée, elle pouvait bien éclairer le monde, mais en laissant la nuit dans les cœurs. « La science se trouverait ainsi destituée ou à peu près de toute efficacité pratique et, par conséquent, sans grande raison d'être; car à quoi bon se travailler pour connaître le réel, si la connaissance que nous en acquérons ne pouvait nous servir dans la vie (3)? »

(1) Leçons de philosophie, Logique, p. 329.

(2) Ibid., p. 331.

(3) Les Règles de la méthode sociologique, chap. III, p. 60. De son côté, Schœffle écrit: « La science sociale cherche non

Mais, dira-t-on, pour arriver à déterminer ce qui doit être, le désirable, le bien social, il faut faire intervenir des considérations étrangères à la science, des notions d'ordre philosophique, métaphysique.

C'est une opinion assez répandue et que partage M. Rabier lui-même. « Posez, dit-il, comme fin suprême de la société, la liberté et la justice, c'est-à-dire l'exercice et l'accord des droits de tous et de chacun : les règles directrices concernant l'organisation de la propriété, du travail, du commerce, etc., en découleront naturellement. Posez une autre fin, par exemple le règne de la vertu et du bien, tout un système politique radicalement distinct du précédent en découlera avec la même nécessité. » Et M. Rabier conclut : « La solution idéale de ces problèmes se tire toujours de l'idéal (1). »

Ainsi, d'après M. Rabier, il y aurait lieu de déterminer a priori le but social, les fins sociales; et les conséquences varieraient du tout au tout, suivant qu'on assignerait pour fin à la société la liberté, le bien-être ou la vertu.

Cette manière de voir ne nous paraît pas exacte. Nous sommes persuadés en effet que c'est notre

seulement ce qui est, mais ce qui doit être... Ce serait un esprit bien pauvre et bien timide qu'un serviteur de la Science sociale qui n'emploierait pas la science à la conduite des événements, qui ne pourrait pas ou qui n'oserait pas, de la connaissance du présent ou du passé, rien induire scientifiquement qui pût aider la direction du progrès... La science sociale s'achève en devenant la conseillère du progrès. » (Bau und Leben des socialen Körpers, t. IV, Append. [cité par RABIER, op. cit., pp. 329-330]). (1) Logique, p. 333.

que

science elle-même qui nous fait connaître les fins nous devons chercher à réaliser, que la détermination de ces fins n'est ni arbitraire ni a priori, parce qu'elle nous est indiquée, précisément, par l'observation des faits qui est à la base même de la science sociale.

Et ici nous nous trouvons pleinement d'accord avec M. Fonsegrive qui écrit très justement :

« Si la sociologie est une science véritable, elle doit, avant toute chose, faire connaître les lois du bon état de l'organisme social; et, dès lors, devant ces constatations expérimentales, toutes les théories de politique philosophique et prétendue idéale ne peuvent tenir. Si la sociologie est une science véritable, elle détermine les fins sociales avec la même précision et la même certitude que la physiologie détermine les fins organiques. Il n'y a donc pas lieu de procéder à une démonstration a priori de ces mêmes fins.

Ainsi, conclut M. Fonsegrive, la sociologie détermine à la fois les fins sociales et les fonctions par lesquelles elles sont atteintes; elle enseigne à la fois les fins immédiates et les moyens généraux. [Il n'y a plus] qu'à faire entrer dans la pratique, par voie d'application déductive, les lois sociologiques (1). »

On ne saurait mieux dire et cela nous amène directement au cœur du sujet que nous nous proposons d'examiner, la question de la prospérité sociale, car cette question se lie étroitement à celle des fins et des fonctions sociales, ainsi que nous le verrons un peu plus loin.

(1) Éléments de philosophie, Logique, p. 136.

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