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dogme et ce symbole, cette idée et cette image? Dans quels rapports s'unissaient le Dieu des Chrétiens, si jaloux de son unité, et l'homme souffrant et méprisé, qu'ils ne craignaient pas de lui associer dans leur adoration? C'était ce mystère vital du christianisme, que l'hérésie d'Arius amenait au grand jour, et qui allait faire le sujet d'une délibération publique; ct comme la religion nouvelle était encore, en bien des lieux, obscure, malgré sa renommée, et plus connue dans ses effets que dans ses croyances, chacun retenait son souffle pour attendre la solution du débat.

Il n'est pas douteux que, parmi les docteurs qui embrassèrent alors l'hérésie arienne, plusieurs y furent principalement portés par le désir de rendre le mystère de la Trinité plus explicable aux yeux des nouveaux convertis, et plus conforme à l'idée d'un Dieu unique. Dans un enthousiasme récent pour cette unité divine, il pouvait sembler à beaucoup d'esprits qu'il était plus digne de la majesté du Père des êtres de demeurer seul assis sur le trône de l'éternité, et surtout qu'il n'avait pu, sans s'abaisser, en descendre, même un jour, pour revêtir l'enveloppe misérable de l'humanité. Ce fut probablement la pensée des prélats éclairés, mais raisonneurs, qui se maintinrent, avec une obstination orgueilleuse, dans l'erreur d'Arius, qui la défendirent avec toutes les ressources de l'intrigue, mais qui, peulêtre, au début, l'avaient embrassée par une conviction consciencieuse.

C'étaient là les vues courtes d'une prudence humaine que l'événement aurait trompées. La difficulté, nous l'avons vu1, n'était pas d'amener les hommes à la connaissance d'un Dieu unique, car la philosophie y avait plus d'une fois réussi, mais c'était de la fixer dans leur esprit; c'était de leur faire supporter, dans sa redoutable grandeur, l'idée d'un être sans égal, remplissant de son existence une éternité solitaire. Cette conception majestueuse, mais froide, n'avait jamais réussi, ni à dompter les sens, ni à captiver les imaginations, ni à attendrir les cœurs. Quand les hommes l'avaient quelque temps contemplée, ils s'en détournaient pleins de lassitude et d'effroi, pour se faire des dieux à leur portée et à leur taille. Ainsi s'opérait, dans toute l'antiquité païenne, un divorce profond et fatal, entre la philosophie et la religion, entre la pensée des sages et la piété des simples; la philosophie poursuivant un Dieu abstrait qu'elle avait peine à concevoir, et dont la grandeur l'écrasait; la religion empruntant à l'imagination souillée des peuples les traits informes des idoles. Le Dieu de la raison s'évanouissait dans une vapeur d'idéalisme, tandis que les divinités de la foule se plongeaient dans la fange de la matière.

La double nature de Jésus-Christ avait résolu le problème de présenter aux hommes un Dieu à la fois intellectuel et sensible, digne de leur intelligence, en même temps qu'accessible à leurs sens. Par la double nature

1. Voir le Discours préliminaire, p. 75 et suiv.

de Jésus-Christ, le même Dieu qui attendrissait l'âme pieuse d'une pauvre femme, ravissait la réflexion d'un docteur. Jésus-Christ, verbe de Dieu, était le maître suprême de la pensée de l'homme; Jésus-Christ mort sur la croix était l'ami de son cœur. Dans cette unité majestueuse résidait le secret de l'efficacité et de la propagation rapide du christianisme. C'était un mystère assurément, mais un mystère qui soulageait la nature au lieu de l'accabler.

Les chrétiens orthodoxes, d'un bout du monde à l'autre, acceptaient le mystère avec soumission, et jouissaient de son bienfait sans prétendre en pénétrer la profondeur. L'Arianisme essayait vainement de l'expliquer et ne réussissait qu'à l'énerver. Si la doctrine arienne. eût prévalu, Jésus-Christ n'eût plus été qu'un demidieu, élevé sur un autel, pareil à quelque Prométhée bienfaisant ou à quelque chaste image d'Osiris ou d'Hippolyte. A côté ou au-dessous de lui, la crédulité populaire n'aurait pas tardé à placer d'autres êtres surhumains pour établir quelques échelons de plus entre le ciel et la terre. L'humanité reculait ainsi dans l'abîme de superstitions et de rêveries où elle s'était si longtemps souillée et perdue. Ce fut la grandeur des Pères de Nicée de comprendre et le danger de l'attaque et le véritable siége de la défense, et au travers des tourbillons de subtilité dialectique qu'on soulevait autour d'eux, de ne pas perdre un seul jour de vue ce point lumineux'.

1. Saint Athanase développe, d'une manière singulièrement ingé

Constantin n'eut pas le mérite de tant de perspicacité. Mais il fit sa tâche de souverain, en s'apercevant de bonne heure, bien que confusément, qu'un grand péril menaçait et les peuples qui lui étaient confiés, et la cause à laquelle il s'était voué. Cette pensée ne l'abandonna jamais, même au travers des incertitudes déplorables et parfois risibles, et des prétentions déplacées par lesquelles il troubla plus d'une fois le cours des plus graves délibérations de l'Église. En tout temps on ne peut gouverner les hommes qu'en partageant leurs sentiments et en devinant leurs besoins.

D'ailleurs, l'entreprise, de réunir toute l'église chrétienne sur un seul point, était grande, sans doute, mais aux yeux de Constantin elle n'offrait rien d'effrayant ni d'impossible. Des hauteurs où sa fortune et son génie l'avaient porté, son regard embrassait d'un coup d'œil tout le monde civilisé. Il se considérait lui-même comme un centre vers lequel tout convergeait naturellement. Un ordre signé de sa main ou sorti de sa bouche, volait rapidement aux extrémités de l'Empire. Toutes les nations vivaient par habitude sur les traditions de l'unité romaine qui, bien que déjà frappée au cœur, présentait encore

nieuse, cette idée que par un détour, qui même n'était pas trop long, l'Arianisme rentrait dans l'ornière du paganisme. (Contra Arianos, or. III, 468-469.) « N'est-il pas visible que les Ariens se mettent au nombre des païens, puisqu'ils ont deux cultes, un pour le Dieu qui les a créés, et un pour sa créature?... De telle sorte que la créature qu'ils adorent n'est plus que l'un de cette multitude de dieux que les gentils reconnaissent. >>

les apparences de la force et de la vie. Moins unies, au fond, que de nos jours par les sentiments, elles offraient un aspect plus uniforme. Un voyageur parti de l'Océan Atlantique, arrivait en deux mois sans interruption aux Dardanelles, à travers les glaces des Alpes, les crues irrégulières du Rhône et du Danube, les sauvages retraites du Tyrol et de l'Albanie, sans quitter un jour l'étroite chaussée d'une voie pavée de dalles indestructibles, trouvant d'étape en étape, des chevaux, des serviteurs, des maisons de refuge aux insignes de l'empereur 1. L'administration romaine, à la veille d'être brisée, tenait pourtant encore la terre domptée sous elle; Constantin venait d'en ressaisir tous les fils et les faisait mouvoir d'une main puissante.

L'Église de son côté était toute disposée pour répondre à son appel. Dans son étendue déjà plus vaste que celle de l'empire, la communication des extremités au centre n'était ni moins prompte ni moins facile. A vrai dire les deux organisations politique et religieuse commençaient à se correspondre,à ce moment de l'histoire, très-exactement l'une à l'autre. Prédestiné dans la pensée divine à préparer la place de la religion chrétienne dans le monde, l'Empire prêtait tous ses cadres à l'Église qui

1. De Bordeaux à Constantinople, l'itinéraire ancien compte 3249 milles, deux cent quatre-vingt-six relais de poste et cent vingt-neuf lieux de séjour. Les lieux de séjour sont distants d'environ une demijournée de marche. Cela fait à peu près un mois et demi de voyage. (Itinerarium a Burdigala Hierusalem, curante Petro Wesselingic, Amsterdam, 1735, p. 548 et suiv.)

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