Page images
PDF
EPUB

si brûlante d'amour, un besoin si insatiable de volupté! Cléopâtre, qui connaît toute la puissance de ses séductions, a vingt chances contre une pour triompher de cette rivale qui ne voit dans Antoine qu'un mari, et ne sait d'autre moyen de plaire que le devoir. Pourtant sa passion est si forte, qu'une seule chance de perte suffit pour la troubler et l'épouvanter. Quelle passion, en effet ! quel ciel africain, tour à tour resplendissant de tous les feux du soleil, sillonné des lueurs sinistres de l'éclair, chargé des sombres nuées de l'orage, ou doucement humide de la rosée matinale! Que d'abandon! que d'adresse! que de caresses! que de blessures! que de terribles colères et de tendres réconciliations! Il y a de tout dans cette liaison fatale, excepté de la tiédeur. On voit dans de certains instants les deux amants se haïr mortellement, mais c'est pour s'aimer ensuite plus encore qu'ils n'ont jamais fait. Cet amour ressemble à Antée; chaque fois qu'il touche la terre en tombant, il se relève plus fort. Il résiste à tout et triomphe de tout : désir de la gloire, de la vie, du pouvoir; crainte de la honte, de la mort, de l'abaissement, il surmonte tout et dévore tout. Parfois il semble que les âmes des deux amants, lassées de leurs luttes et de leurs transports gigantesques, vont s'affaisser sur elles-mêmes et ne plus se relever. La vie ordinaire, la vie réelle les saisit et cherche à les dominer. Antoine épouse Octavie, sans envoyer à travers les airs une parole de regret à Cléopâtre; il promet à Octave de rendre sa sœur heureuse; et tout porte à croire que cet homme sincère et hardi ne ment pas plus cette fois que les autres: mais à peine Octavie l'a-t-elle quitté un instant, qu'une force irrésistible l'entraîne vers sa bien-aimée, et l'enchaîne de nouveau à ses pieds. Alors il n'y a plus de Rome, plus d'épouse, plus de devoir, plus de serment; il n'y a plus que l'Égypte, Cléopâtre, les orgies et l'amour. Une autre fois, lorsque cette même Cléopâtre, téméraire comme une reine habituée à tout voir plier sous sa main, et lâche comme une femme qui n'a jamais frappé que des esclaves, fuit le combat où elle s'est mêlée malgré tous les conseils, Antoine, témoin de la honte de cette fuite, certain de sa défaite s'il l'imite, fuit cependant avec elle. D'un coup il ternit sa vieille gloire, il perd l'empire du monde, il sacrifie son armée; mais qu'importe? il n'aura pas quitté sa maîtresse. Mais ce n'est pas tout encore : lorsque, accablé par son déshonneur et son infortune, il maudit celle qui

les a causés et veut aller chercher dans la tombe un abri contre elle, contre lui, contre le monde entier, qu'elle paraisse ! et une larme d'elle suffira pour effacer tout le passé, et refaire de lui un amant plus heureux et un héros plus grand que la veille. Et quand il succombera définitivement, ce ne sera que sous le destin; et son amour aussi fort que sa vie s'exhalera avec elle, en répétant le nom adoré de Cléopâtre. Et toi! toi, l'objet d'une passion si vive, si profonde, si vivace, que fais-tu pour t'en montrer digne? Elle qui a eu peur de la flèche perdue d'un vélite romain, elle qui s'est laissé à moitié corrompre par l'éloquence du rhéteur d'Octave triomphant, et qui a pensé vendre pour se sauver celui qui s'était perdu pour elle ; celle-là même, quand elle voit mort cet amant si grand, si beau, si généreux, si parfait, si supérieur au divin César, répudie la clémence du vainqueur, trompe la surveillance de ses gardes, et va rejoindre dans le tombeau celui qui ne l'a jamais délaissée sur la terre. Couple étrange qui a puisé dans les neiges de l'âge des feux plus brûlants que ceux de la jeunesse! âmes infatigables qui ont pris dans des passions antérieures un aliment inépuisable pour un dernier et immense amour! amants si glorieux dans leur misère, qu'on oublie le triomphateur pour ne penser qu'à eux, et qu'on préfère le sort d'Antoine mourant, aimé de Cléopâtre, à celui d'Octave vivant, maître du monde!

GEORGE SAND.

Sans se déclarer ici l'apologiste du caractère historique de Cléopâtre, on peut la considérer seulement comme un portrait dramatique d'une beauté, d'une originalité étonnantes. Il a fourni le sujet de deux tragédies latines, de seize françaises, de six anglaises, enfin de quatre italiennes. Mais Shakspeare est le seul qui se soit servi de tout l'intérêt de l'histoire, sans fausser ce caractère. Seul, il a osé montrer la reine égyptienne avec toute sa grandeur et toute sa petitesse, avec toutes ses faiblesses de tempérament, tous ses pitoyables artifices et ses passions déréglées; et pourtant il a conservé la convenance dramatique et les couleurs poétiques du caractère, sans surprendre notre sympathie pour le crime ou pour l'erreur. Corneille a représenté Cléopâtre comme un modèle de chaste convenance, de magnanimité, de constance et de vertu féminine; l'effet en est presque burlesque. Il y a en anglais deux tragédies fort belles

sur l'histoire de Cléopâtre. Dans celle de Dryden (qui est, à la vérité, un noble poëme, et qu'il regardait lui-même comme son chef-d'œuvre), Cléopâtre est une héroïne toute pour l'amour, pleine de constance et de beaux sentiments. La Cléopâtre de Fletcher n'est point la reine magicienne. Ses sentiments sont trop profonds, sa majesté trop réelle, trop élevée. Cléopatre pouvait être grande par accès, par boutade; mais jamais elle ne soutint sa dignité sur un ton si élevé pendant plus de dix minutes. La Cléopâtre de Fletcher nous rappelle sa statue colossale antique du Vatican, avec toute sa grandeur et sa grâce. La Cléopâtre de la tragédie de Dryden ressemble à la Cléopatre mourante du Guide an palais Pitti; elle est tendrement belle. La Cléopâtre de Shakspeare est comme une de ces pièces gracieuses et fantastiques d'antique arabesque, dans laquelle toutes les combinaisons de formes inimitées et inimitables sont fondues ensemble dans une confusion régulière, dans une discordance très-harmonieuse, et telle que fut, nous avons toute raison de le croire, cette femme extraordinaire pendant sa vie.

L'on ne peut comprendre l'observation d'un critique de nos jours, qui avance que, dans cette pièce, Octavie n'est là que comme un triste ornement de Cléopâtre. Cette reine n'a pas besoin d'ornement; Octavie n'est point triste, quoique, dans un moment d'humeur jalouse, sa rivale lui donne cette épithète. Il est possible que son beau caractère, s'il était mieux traité, fût même, comme portrait historique, éclipsé par l'éclat éblouissant de Cléopâtre. Car on voit quelquefois des feux d'artifice faire pålir un moment la lune argentée et les étoiles toujours brillantes. Mais ici le sujet du drame étant l'amour d'Antoine et de Cléopâtre, Octavie est très-convenablement tenue loin de toute comparaison avec sa rivale; autrement l'intérêt serait désagréablement partagé, ou plutôt Cléopâtre elle-même ne servirait que d'ornement à Octavie, tendre, vertueuse, pleine de dignité et de générosité, véritable beau idéal d'une dame romaine. Dryden a commis une grande faute en mettant sur la scène Octavie et ses enfants en contact immédiat avec Cléopâtre. Shakspeare n'aurait pas plus mis en comparaison immédiate la brillante, la séduisante Cléopâtre, avec la noble et chaste simplicité d'Octavie, qu'un connaisseur ne placerait la Danseuse de Canova, toute belle qu'elle est, à côté de la Melpomène athénienne ou de la Vénus du Capitole.

Le caractère d'Octavie est seulement indiqué par quelques traits, mais chaque coup de pinceau frappe. Nous la voyons les yeux baissés, calme, douce, l'air grave, tendre, modeste et soumise avec dignité, véritable antipode de sa rivale. Nous ne devons pas oublier qu'elle a fourni une des plus gracieuses similitudes à la poésie, lorsque sa douce humilité d'âme, au milieu de sa douleur, est comparée au plumage du cygne qui, se balançant sur les flots agités d'un fleuve, ne s'incline d'aucun côté. La crainte qui paraît tourmenter l'esprit de Cléopâtre d'être punie par le regard tranquille d'Octavie, caractérise bien ces deux femmes; elle trahit l'orgueil jaloux de celle qui a la conscience d'avoir forfait à tous les droits légitimes du respect, et elle place devant nous Octavie dans toute la majesté de cette vertu qui porte jusqu'au sein de Cléopâtre un sentiment d'envie et de remords. Qu'aurait-elle pensé, qu'aurait-elle senti, si quelqu'un lui avait prédit le sort de ses propres enfants qu'elle aimait si tendrement? Captifs et exposés la fureur de la populace de Rome, ils durent leur existence à l'admirable Octavie, dans l'esprit de laquelle n'entra jamais la moindre petitesse. Elle reçut dans sa maison les enfants d'Antoine et de Cléopâtre; elle les éleva elle-même, les traita avec une tendresse vraiment maternelle, et les maria noblement.

Pour compléter le contraste, la mort d'Octavie doit être mise en comparaison avec celle de Cléopâtre. Après avoir passé plusieurs années dans une noble retraite, respectée comme sœur d'Auguste, et plus respectée encore pour ses propres vertus, Octavie perdit son fils aîné, Marcellus, qu'on appelait l'Espoir de Rome. Son courage céda sous ce coup, elle tomba: dans une mélancolie profonde, qui altéra par degrés sa santé, et abrégea le terme de sa vie. C'est alors qu'arriva cette belle scène, qui est bien propre à faire le pendant de celle de la mort de Cléopâtre (1). Virgile avait reçu ordre d'Auguste de lire à sa sœur ce livre de l'Énéide où il rappelle les vertus et la mort prématurée du jeune Marcellus; quand le poëte en vint à ces

vers:

(1) M. Ingres a fait de cette scène le sujet d'un tableau qu'il a trá íté avec une vérité et un sentiment remarquables. Nous devons à l'un de nos plus habiles graveurs, M. Pradier, la reproduction fidèle de ce chefd'œuvre.

O nate, ingentem luctum ne quære tuorum;
Ostendent tantum Superi terris, neque te ultra
Esse sinent.

la mère se couvrit le visage, et fondit en larmes. Mais quand Virgile nomma par son nom Tu Marcellus eris, qu'il avait avec art différé de citer jusqu'à la fin de ses vers, Octavie, ne pouvant plus contenir son agitation, tomba en faiblesse; puis elle fit donner au poëte une gratification de dix mille sesterces pour chaque vers du panégyrique. Il est probable que l'agitation qu'elle éprouva dans cette occasion hâta l'effet de sa maladie; car elle mourut peu après de chagrin, ayant survécu à Antoine environ vingt ans.

Cléopâtre commit sans doute beaucoup de fautes impardonnables; mais la beauté de sa mort les rachète presque toutes. Elle apprend de l'excès du désespoir la force de son affection. Elle conserve son rang de reine jusqu'aux derniers moments de sa vie. Elle goûte une jouissance dans la mort.

Shakspeare a fait contraster l'extrême magnificence des descriptions avec des peintures d'une grande souffrance et d'une horreur physique tout aussi frappante, peut-être en partie pour excuser la mollesse de Marc Antoine, qui les éprouve. Le passage après la défaite d'Antoine par Auguste est une de ces belles réflexions sur le passé, qui nous montre la marche tortueuse et agitée de la vie humaine.

Les dernières scènes d'Antoine et de Cléopâtre sont remplies de changements d'action, et de passion. Le succès et la défaite se suivent avec une rapidité étonnante. Cet état précaire et la ruine imminente de sa grandeur sont fortement peints dans le dialogue entre Antoine et Eros.

Ant. — « As-tu vu quelquefois une vapeur qui nous représente une citadelle avec des tours, un promontoire bleuâtre couronné de forêts qui se balancent sur nos têtes? As-tu vu de ces images aériennes qui abusent nos yeux, et qui sont les spectacles que nous offre le crépuscule?

Eros. - Oui, seigneur.

Ant. - Hé bien, cher Éros, ton général n'est plus qu'une de ces formes imaginaires... »

C'est l'un des plus beaux morceaux de poésie de Shakspeare. La présomption entêtée d'Antoine, de céder aux désirs de

« PreviousContinue »