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Quoi qu'il en soit, il semble que des motifs plus sérieux conduisaient Shakspeare dans le comté de Warwick, et que, malgré les distractions de la vie comique, il eut de bonne heure cet esprit de retour qui lui fit quitter Londres à cinquante ans, pour se retirer dans sa ville natale et dans sa famille. On le voit, dès 1597, acquérir à Stratford une grande maison qu'il fit en partie rebâtir, en la nommant New-Place. En 1602, il achète, sur la paroisse de Stratford, un lot de cent sept acres de terre qui venait rejoindre sa maison. Plus tard, il prend, pour une somme assez forte, la moitié du bail des dîmes de la même paroisse. Il possédait en outre plusieurs petits domaines, vergers, jardins, non-seulement à Stratford, mais à Bushaxton et à Welcombe, villages du comté de Warwick. Selon toute apparence, il avait ainsi transporté dans son pays le produit de sa fortune théâtrale, et des libéralités qu'il avait reçues de quelques grands de la cour, et surtout de lord Southampton.

De nouveaux liens cependant semblaient fixer le poëte à Londres. Sa célébrité s'était accrue. Malgré les nombreuses productions dramatiques du temps, malgré les rivalités et les critiques, son génie dominait au théâtre, On sait qu'Élisabeth s'amusa beaucoup du personnage de Falstaff, dans Henri V, et qu'elle voulut que le poëte le mit une troisième fois en scène dans un nouvel ouvrage. Il semble à notre délicatesse moderne que l'admiration d'Élisabeth aurait pu mieux choisir; et celle que Shakspeare appelle la belle Vestale, couronnée par l'Occident, devait trouver autre chose à louer dans le plus grand

peintre des révolutions d'Angleterre. Ce qui semble plus méritoire de la part de cette princesse, c'est l'heureuse liberté que garda Shakspeare pour le choix de ses`sujets. Sous le pouvoir absolu d'Élisabeth, il dispose à son gré des événements du règne de Henri VIII, retrace sa tyrannie avec une simplicité tout historique, et peint des plus touchantes couleurs les vertus et les droits de Catherine d'Aragon, chassée du trône et du lit de Henri VIII, pour faire place à la mère d'Élisabeth. Les dernières années de la reine, attristées par la vieillesse et la vengeance, la rendirent sans doute plus indifférente aux amusements du théâtre; mais son successeur, Jacques Ier, dans ses prétentions de savoir et d'esprit, se piqua de protéger l'art dramatique par une de ses premières ordonnances, en date du 19 mai 1603, il accorda aux comédiens du Globe, qui n'étaient jusque-là que les serviteurs du lord chambellan, le titre de Comédiens du Roi, et conféra ce privilége à Laurence Fletcher et à William Shakspeare nommément. Le poëte fut dès lors associé à la direction du théâtre, d'abord avec Fletcher, puis avec Richard Burbage, le célèbre acteur.

A ce titre, Shakspeare eut à défendre sa compagnie dans un procès curieux pour l'histoire des mœurs, et dont quelques détails inconnus ont été récemment découverts parmi de vieux papiers de la chancellerie anglaise. La corporation de la ville de Londres, de tout temps en nemie des comédiens par sévérité puritaine, voyait avec impatience que le quartier de Black-Friars, où était leur principal établissement, fût considéré comme hors de son

enceinte, et soustrait à sa juridiction. Elle était surtout offensée qu'on se permît d'y jouer parfois sur la scène la gravité bourgeoise des aldermen et la vertu de leurs épouses. Ce grief d'ancienne date s'envenima; et vers 1608 le lord-maire présenta requête au chancelier pour faire cesser les immunités de Black-Friars, et ramener ce lieu privilégié sous l'autorité du Conseil commun. La ville, si sa prétention avait été reconnue, ne voulait rien moins que chasser les comédiens et supprimer le théâtre. Les comédiens ne pouvaient se sauver, qu'en prouvant par la coutume et l'usage que la juridiction réclamée ne s'était jamais étendue sur Black-Friars.

Burbage et Shakspeare parurent à cet effet devant lord Ellesmere, l'ancien garde des sceaux d'Élisabeth, resté chancelier de Jacques II. Ils se présentèrent à lui avec une lettre de recommandation, dont le langage et la signature en initiales semblent indiquer la main de Southampton. Après quelques mots de politesse familière, l'auteur de cette lettre prie le chancelier d'être, autant qu'il le peut, bon aux pauvres comédiens de Black-Friars, menacés par le lord-maire et les aldermen de Londres de la perte de leurs moyens d'existence, par la destruction de leur salle de spectacle qui est un théâtre privé, et n'a jamais donné sujet de plainte par aucun désordre. « Les porteurs de la » présente, ajoute-t-il, sont deux des principaux de la com» pagnie. L'un est Richard Burbage, qui invoque hum» blement le favorable appui de votre seigneurie. Il est » homme célèbre, notre Roscius anglais, et celui qui sait » le plus admirablement adapter l'action aux paroles et

>> les paroles à l'action (1), etc. L'autre est un homme non >> moins digne de faveur et mon ami particulier (2), en der>> nier lieu acteur fort compté dans sa compagnie dont il » est aujourd'hui sociétaire, et auteur de quelques-unes de >> nos meilleures pièces anglaises, de celles qui, comme » votre seigneurie ne l'ignore pas, étaient le plus particu» lièrement goûtées de la reine Élisabeth, quand la compa» gnie était appelée à jouer devant Sa Majesté aux fètes » de Noël et de la Chandeleur, etc. Cet autre a nom >> William Shakspeare; et ils sont tous deux du même » comté et presque de la même ville, tous deux vraiment >> fameux dans leur genre, bien qu'il ne soit pas séant » à la gravité et à la sagesse de votre seigneurie de fré>> quenter les lieux où ils ont l'habitude de charmer l'o» reille du public. Leur supplique a pour objet de n'être » point molestés dans leur profession, qui leur sert non>> seulement à se soutenir et à faire vivre leurs femmes et » leurs familles (étant tous deux mariés et de bonne répu>>tation), mais à secourir aussi les veuves et les orphelins » de quelques-uns de leurs camarades décédés. »

(1) « Who suiteth the action to the word, the word to the action. » (Paroles empruntées à la tragédie d'Hamlet.)

(2) The other is a man no whit less deserving favour, and my special friend, till of late an actor of good account in the company, now a sharer in the same, and writer of some of our best English plays, which as your lordship knoweth were most singularly liked of queen Elisabeth, when the company was called upon to perform before her Majesty at court at Christmas and Shrovetide.

(New Facts regarding the life of Shakspeare, by Payne Collier. London, 1836.)

Lord Ellesmere, s'il n'allait pas aux spectacles publics, avait, quelques années auparavant, fait jouer par Burbage et sa troupe la tragédie d'Othello à son château d'Harefield, où, dans l'été de 1602, il reçut en grande pompe la reine Élisabeth et sa cour. Soit souvenir de cette époque, soit influence de la recommandation présentée, soit enfin que Shakspeare eût plaidé sa cause et soutenu les franchises de Black-Friars avec cette intelligence des termes de la loi qu'on a remarqués dans quelques-unes de ses pièces, lord Ellesmere paraît avoir donné raison aux comédiens contre la ville. On le voit par un effort qu'elle fit, peu de temps après, pour acheter ce qu'elle n'avait pu détruire. La négociation échoua, comme le procès. On peut conclure seulement des offres de la ville et des prétentions de la Comédie que Shakspeare était, après Burbage, le plus intéressé dans Black-Friars (1). Il demandait, pour son droit de propriété dans le mobilier du théâtre et pour quatre parts de sociétaire, la somme considérable alors de 1,400 livres sterling.

Il paraît qu'indépendamment de son influence sur le théâtre de Black-Friars, Shakspeare fut encore chargé, par le roi Jacques, de la direction d'une troupe particulière destinée aux amusements de la cour. Ce prince fut charmé des prédictions flatteuses pour les Stuarts d'Écosse introduites dans la terrible tragédie de Macbeth; et il écrivit, dit-on, au poëte une lettre de sa main, pour l'en remercier. On peut douter de l'anecdote. Mais un contem

(1) New Particulars regarding the works of Shakspeare. From J. Payne Collier. 1836.

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