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porain dont le témoignage n'est pas équivoque, Ben-Johnson, atteste l'estime du roi pour le poëte: « Doux cygne de l'Avon (1), s'écrie-t-il, quel spectacle ce fut pour nous de te voir apparaître dans nos eaux, et prendre, sur les bords de la Tamise, ce vol heureux qui charmait Élisa et notre roi Jacques! » J'imagine cependant que le docte souverain devait préférer les pièces de Ben-Johnson, toutes chargées d'imitations du latin et du grec. Shakspeare avait surtout pour lui le suffrage public.

Quoique attaqué souvent par les allusions de BenJohnson et de Fletcher, il vivait en amitié avec eux et d'autres lettrés du temps, entre autres le docteur Donne, célèbre par l'amertume de ses satires. On se réunissait au club de la Syrène, et on s'y raillait librement. La lutte était souvent assez vive entre Ben-Johnson et Shakspeare. Le premier, dit un contemporain, semblait un lourd et solide galion d'Espagne, assailli par une frégate vive et légère. « Que de choses nous avons vu naître à la Syrène!

Que de mots nous avons entendus, si fins et si remplis >> d'une subtile flamme, que chacun, en les lançant, >> semblait avoir mis dans un trait son esprit tout entier ! >> Voilà comme un écrivain du temps, affilié de la Syrène, peint ces libres entretiens où s'égayait Shakspeare, entre les noirs fantômes d'Othello et du Roi Léar.

Le poëte, en s'éloignant de la jeunesse, en descendant

(1)

Sweet swan of Avon, what a sight it were

To see thee in our waters yet appear;

And make those flights upon the banks of Thames,

That so did take Eliza, and our James.

au fond de cette vallée des ans dont parle Othello, n'était pas devenu insensible à d'autres plaisirs que ceux du club de la Syrène. « A trente-cinq ans j'aimais encore,» a dit Montesquieu. Shakspeare aima plus tard; et, dans ses sonnets, qui sont, à tout prendre, les seuls mémoires de sa vie, il se plaint de vieillir en se laissant tromper. « Croyant faussement qu'elle me croit jeune, » dit-il, bien qu'elle sache que les meilleurs de mes jours » sont passés, j'ajoute foi naïvement à sa langue men» teuse; et des deux côtés on fausse la vérité. » Quand cinquante ans arrivèrent cependant, le poëte, dans toute la force de son génie, dit adieu à ces beautés qui lui cachaient son âge; et, se dégageant de la direction du théâtre, il partit pour Stratford, où quelques années auparavant il était allé marier sa fille Suzanne, et avait planté, dans le jardin de New-Place, un mûrier longtemps célèbre. Selon toute apparence, c'est dans l'année 1614 que Shakspeare quitta ainsi tout à fait Londres; car, depuis lors, il n'est plus nommé comme propriétaire du Globe; et, cette année même, Fletcher donna sur ce théâtre sa comédie de la Dame dédaigneuse, où le monologue d'Hamlet et les dernières paroles d'Ophélie sont malignement parodiés.

Shakspeare, rentré dans sa ville natale, auprès de sa femme, si longtemps et si souvent quittée, et de ses deux filles, semblait destiné à jouir du repos dans une heureuse aisance mais ce repos fut court; et il en est resté encore moins de souvenirs que des autres années du poëte. Il fut, dit-on seulement, bien accueilli des gentilshommes du

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voisinage, alla quelquefois à la taverne de Stratford, et fit une épigramme sur un de ses voisins, riche et vieux gentilhomme, fort de ses amis, mais un peu usurier. On voit encore, par les actes publics du temps, qu'il eut un procès avec la commune de Stratford pour une question de clôture, et qu'en 1616 il maria sa seconde fille Judith, qui avait passé trente ans. Cette même année, le 23 avril, jour anniversaire de sa naissance, Shakspeare mourut, à cinquante-deux ans révolus. Ce même jour 23 avril 1616, expirait un autre moraliste inventeur, Cervantes, vieux et pauvre, et près de sa dernière heure implorant pour sa famille, par une lettre qu'il n'acheva pas, les aumônes de son protecteur, le comte de Lémos.

Shakspeare, quoique la mort paraisse l'avoir surpris, laissait un testament écrit de sa main « en parfaite santé de corps et d'esprit, » dit-il au commencement de cet acte daté du 25 mars 1616. Dans ce testament fait au nom de Dieu, il déclare d'abord qu'espérant et croyant avec certitude participer à la vie éternelle, par les seuls mérites de Jésus-Christ son sauveur, il confie son âme aux mains de Dieu son créateur, et son corps à la terre, d'où il est formé; puis il dispose, en bon gentilhomme anglais, de son bien, assez considérable pour le temps. Après avoir complété la dot de sa fille Judith, fait divers legs d'argent et de meubles à sa sœur Jeanne, aux enfants de sa sœur et à quelques amis, donné dix livres sterling aux pauvres de Stratford, il laissa la grande part de ses biens, sa maison et toutes ses terres, à sa fille aînée Suzanne, et, après elle, au fils aîné de Suzanne, puis aux

héritiers mâles de ce fils; puis, à leur défaut, au second fils mâle de Suzanne, et aux héritiers mâles de ce fils, renouvelant cette disposition conditionnelle jusqu'à sept fois; et, à défaut de tout héritier mâle, substituant ensuite lesdits biens à sa nièce Hall, au fils de cette nièce, et enfin à sa seconde fille Judith. Deux dispositions sont encore à remarquer dans cet acte; l'une est un souvenir de Shakspeare pour son ancienne profession de comédien, l'autre pour sa femme : « Je donne et lègue, dit-il, à mes cama» rades John Heminge, Richard Burbage et Henri Condell, » trente-six schellings pour leur acheter des bagues; » et plus bas : « Je donne à ma ferme mon meilleur lit de >> couleur avec la garniture. » Enfin Shakspeare institue pour exécuteurs testamentaires son gendre John Hall et sa fille Suzanne. Hall, auquel Shakspeare avait marié sa fille bien-aimée, était un médecin qui devint célèbre dans la suite, et qui publia une espèce de Clinique, longtemps estimée, où, dans mille cas de pratique énumérés et décrits par lui, on ne chercherait aujourd'hui qu'un seul cas, dont malheureusement il ne parle pas, la maladie de son beau-père Shakspeare. Mais souvent l'homme de génie n'est pas deviné par les siens; et souvent aussi l'homme qui écrit ne se doute pas de quoi la postérité serait curieuse.

La réputation de Shakspeare a surtout grandi dans les deux siècles qui suivirent sa mort; et c'est pendant ce période que l'admiration pour son génie est devenue, pour ainsi dire, un culte national. Mais, dans son siècle même, sa perte avait été vivement ressentie, et honorée des plus éclatants témoignages de respect et d'enthousiasme. Ben-Johnson, son faible rival, lui rendit hommage dans des vers où il le compare aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, et où il s'écrie avec la même admiration, et presque la même emphase que les critiques anglais de notre temps : « Triomphe, ma chère Angleterre; tu peux montrer un homme à qui tous les théâtres d'Europe doivent hommage. Il n'appartenait pas à un siècle, mais à tous les siècles. La nature elle-même s'enorgueillit de ses pensées, et se complaît à porter la parure de ses vers brillants d'un éclat si riche, et tissus avec tant d'art. » Cet enthousiasme se soutient dans toute la pièce de BenJohnson, et finit par une espèce d'apothéose de l'étoile de Shakspeare, placée dans les cieux pour échauffer à jamais le théâtre de ses rayons. Ce ne fut cependant que quelques années après la mort du poëte, en 1621, que parut enfin une édition complète de ses oeuvres. Les deux comédiens nommés dans son testament, Heminge et Condell, prirent ce soin, auquel sa famille semble avoir été étrangère.

En dédiant leur publication à deux seigneurs de la cour, le comte de Pembroke, lord-chambellan, et le comte de Montgommery, son frère, gentilhomme de la chambre, ils expriment la crainte « que leurs Grandeurs ne puissent descendre à lire de semblables bagatelles. Toutefois,

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