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fermez-moi votre palais avec le mépris le plus outrageant, et livrez-moi aux mains de la justice la plus rigoureuse! »

Sa récusation de Wolsey qu'elle regarde comme un ennemi de la vérité, et ses expressions: Je le récuse entièrement pour juge, sont encore des faits historiques.

Quelle beauté! quel naturel, dans l'explosion subite d'indignation de Catherine, vers la fin de cette scène. Shakspeare a supérieurement paraphrasé ces paroles du roi en parlant de Catherine Si je la changeais volontairement, je ne serais pas sage.

<< S'il se trouve un homme dans le monde entier qui ose >> avancer qu'il possède une meilleure épouse, qu'il ne soit >> jamais cru en rien pour avoir avancé un mensonge sur ce » point. Si tes rares qualités, ton aimable douceur, ton an>> gélique et céleste résignation, cet art d'une épouse d'obéir » avec dignité, et les vertus souveraines et religieuses pou» vaient parler et te peindre, tu serais, toi seule, la reine de » toutes les reines de la terre. Sa naissance est illustre, et >> elle s'est toujours conduite à mon égard d'une manière digne » de sa haute noblesse.»

Les annotateurs de Shakspeare ont observé l'étroite ressemblance entre ce beau passage :

« Je suis prête à pleurer, mais dans l'idée que je suis une » reine (ou du moins j'ai rêvé longtemps que je l'étais), et » dans la certitude que je suis fille d'un roi, je veux changer >> mes larmes en traits de flamme; »

et le discours d'Hermione:

I am not prone to weeping as our sex, etc.

Dans Hermione c'est l'orgueil du sexe seul qui parle; dans Catherine c'est l'orgueil du rang et celui de la naissance. Hermione, quoique si majestueuse, est parfaitement indépendante de son état royal. Catherine, quoique si humblement pieuse, n'oublie jamais le sien, et ne permet pas aux autres de l'oublier un seul moment. Hermione, quand elle est privée de la couronne et de l'amour de son mari, qui faisaient le charme de sa vie, regarde tout avec désespoir et indifférence, excepté son honneur de femme. Catherine, divorcée et abandonnée, conserve toujours son orgueil castillan et le sentiment de sa dignité.

Lorsque Wolsey et Campeggio visitent la reine par ordre du roi, ils la trouvent occupée aux travaux de l'aiguille au milieu de ses femmes; elle va au deyant des cardinaux avec un écheveau de fil blanc pendu à son cou. « Pensez-vous, milords, leur >> dit-elle, que le conseil d'aucun Anglais sera pour moi contre » la volonté du roi, dont ils sont sujets? Non assurément, mi» lords; ainsi, quant aux conseils auxquels j'ai intention de » mettre ma confiance, ils ne sont pas ici; ils sont en Espagne, » dans mon pays natal. »>

Dans cette scène inimitable entre Catherine et les deux cardinaux, nous ferons observer avec quel art Shakspeare a resserré les incidents, et développé tous les ressorts de la grandeur d'ame de Catherine. On la trouve, comme une princesse antique, entourée de ses femmes; elle demande de la musique pour adoucir son âme qui est triste et troublée; l'une de ses femmes prend son luth, et lui chante deux stances qui célèbrent le pouvoir de la musique. C'est une ode charmante, dont le sentiment est parfaitement adapté à l'occasion, et dont l'élégance polie et classique respire le véritable esprit de l'antiquité.

Le chant est interrompu par l'arrivée des deux cardinaux; Catherine prévoit leur subtilité, soupçonne leur dessein, sent sa faiblesse et son incapacité pour disputer avec eux; tout cela est agréablement représenté, de même que sa dignité soumise, sa prudence, et la présence d'esprit avec laquelle elle élude une réponse définitive. Mais, quand ils lui conseillent de songer à ce que Henri, qu'elle connait bien, peut faire pour sa ruine, alors son caractère naturel l'emporte; et, pour me servir de l'expression de Tunstall, sa colère et son angoisse éclatent en ces mots:

<< Est-ce là votre conseil chrétien?-Loin de moi, tous deux! >> Le ciel est encore au-dessus de tout. Là siége un juge qu'au>> cun roi ne peut corrompre. »

Avec la même force de langage, et un sentiment impétueux, mais plein de dignité, elle assure qu'elle est la véritable épouse du roi, qu'elle doit l'être, et elle insiste sur ses droits :

« Ai-je donc vécu si longtemps son épouse, son épouse fidèle, >>et, j'ose le dire, exempte du plus léger soupçon!... et cela » pour m'en voir ainsi récompenséc? Milords, cela n'est pas >>> bien. >>>

· Cette explosion de passion qui ne lui est pas ordinaire est aussitôt suivie d'une réaction naturelle; elle fond en larmes, abattue et s'appitoyant tristement sur elle-même.

En approchant de la dernière scène de la vie de Catherine, il semble que l'on entre dans un sanctuaire où rien ne convient mieux que le silence et les larmes, tant la vénération porte à la compassion et la sensibilité au respect.

<< Plût au ciel, s'écrie la reine, que je n'eusse jamais mis le >> pied sur le sol anglais, ni connu les flatteries qui entourent >> les pas des rois ! Vous avez des visages d'anges, mais le ciel >> connaît vos cœurs. Que vais-je devenir? Je suis la plus mal>> heureuse femme du monde. — (A ses suivantes.) Hélas! pau»vres filles, quelle est votre destinée! Vous avez fait naufrage >> dans un royaume où je n'ai plus ni pitié, ni espérances, ni >> amis, ni parents pour pleurer avec moi; où peut-être aujour>> d'hui me refuserait-on une tombe! Semblable au lis, naguère » la fleur souveraine des champs, je pencherai la tête, et je >> mourrai. »

On doit supposer qu'il s'est passé un long intervalle depuis l'entrevue de Catherine avec les deux cardinaux. Wolsey était disgracié, et Anne Boleyn au faîte de sa prospérité. Le premier était destiné à être haï des deux reines: dans la poursuite de ses desseins égoïstes et ambitieux, il les avait traitées avec perfidie; l'une fut la cause éloignée, l'autre la cause immédiate de sa ruine.

Le roi, impérieux, despote et brutal, veut forcer Catherine à abandonner ses droits, et à déclarer sa fille illégitime, pour favoriser l'enfant d'Anne Boleyn. Catherine refuse avec fermeté, est déclarée contumace, et la sentence de divorce est prononcée en 1533. Les personnes de sa suite qui continuèrent à lui rendre les honneurs dus à une reine, furent chassées de sa maison. Elle refusa d'admettre en sa présence ceux qui consentirent à la servir comme princesse douairière, de sorte qu'elle resta sans autre suite que quelques femmes, et son gentilhomme introducteur, Griffith. Durant les dix-huit derniers mois de sa vie, elle résida à Kimbolton. Son neveu, Charles-Quint, lui offrit un asile et un traitement de princesse; mais Catherine, dont le cœur était brisé et dont la santé déclinait, ne voulut point traîner dans un pays étranger le spectacle de sa misère et de sa disgrâce. Elle languit dans sa solitude, privée de sa

fille, ne recevant aucune consolation du pape, ni aucun secours de l'empereur. L'orgueil blessé, l'affection outragée, et la jalousie qui la rongeait contre la femme qui lui était préférée (jalousie qu'elle ne fit cependant jamais paraître dans ses discours, quoiqu'elle fût une des causes de sa mort), détruisirent à la fin sa faible constitution.

Ce que l'histoire rapporte, Shakspeare l'a mis en action. Il n'est pas nécessaire de s'arrêter sur l'admirable beauté de la dernière scène de Catherine; car elle n'a pas besoin d'être relevée. En mettant dans sa bouche les sentiments qui sont exprimés dans sa lettre au roi, Shakspeare y a ajouté la grâce, le pathétique et la tendresse, sans nuire à la vérité ni à la simplicité; les sentiments, et presque la manière de s'exprimer, sont de Catherine même; la sévère justice avec laquelle elle trace le caractère de Wolsey est extrêmement remarquable; la douce candeur qu'elle fait paraître en entendant l'éloge de celui qu'elle a le plus haï pendant qu'il vivait, ne l'est pas moins.

Une de ses suivantes, après avoir raconté la mort du cardinal disgracié, continue en ces termes :

« Le mal que font les hommes vit sur l'airain; nous traçons » leurs vertus sur l'onde.... Ce cardinal, quoique issu d'une >> humble tige, fut cependant incontestablement formé pour >> parvenir aux grandes dignités. A peine sorti du berceau, » c'était déjà un savant mûr et judicieux; il était singulière» ment éclairé d'une éloquence persuasive; hautain et dur >> pour ceux qui ne l'aimaient pas, mais doux envers ceux qui >> le recherchaient; et, s'il ne pouvait se rassasier d'acquérir >> des richesses (ce qui fut un péché), en revanche, madame, il » était à les répandre d'une générosité de prince. Portez éter>> nellement témoignage pour lui, fils jumeaux de la science » qu'il a élevée en vous, Ipswich et Oxford, dont l'un est tombé » avec lui, ne voulant pas survivre au bienfaiteur à qui il de» vait sa naissance; et l'autre, quoique imparfait encore, est » cependant déjà si célèbre, si excellent dans la science, et » si rapide dans ses progrès continuels, que la chrétienté ne >> cessera d'en proclamer le mérite! Sa ruine lui a amassé » des trésors de bonheur; car ce n'est qu'alors qu'il s'est senti >> et connu lui-même, et qu'il a compris combien étaient heu

» reux les humbles. Pour couronner sa vieillesse d'une gloire >> plus grande que celle que les hommes peuvent donner, il est » mort dans la crainte de Dieu. »

Comme l'enthousiasme religieux de la reine est beau! Le sommeil qui visite son oreiller pendant qu'elle écoute cette triste musique qu'elle appelle son glas; son réveil après la vision de ce juge céleste, qu'elle a eue :

<< Esprits de paix, où êtes-vous? êtes-vous tous évanouis, >> et me délaissez-vous ici, dans cette vie de misères?..... »

sont d'une beauté inexprimable; et, pour dernière touche de vérité et de naturel, nous voyons que le sentiment de son propre mérite et de son intégrité, qui l'a soutenue à travers toutes les épreuves de son cœur, et cet orgueil du rang pour lequel elle a combattu tant d'années, et qui lui était devenu plus cher par l'opposition et par sa persévérance à le soutenir, sont les derniers sentiments qui agissent fortement sur son esprit, jusqu'au terme de son existence.

Nous croyons ne pouvoir mieux terminer cette esquisse, qu'en citant le passage suivant de l'excellente notice sur Catherine d'Aragon, par M. Amédée Pichot.

« Dans la scène des derniers adieux de Catherine, Shakspeare a placé une vision toute catholique : six anges viennent poser une couronne sur la tête de la reine endormie, et puis remontent au ciel où elle les suit des yeux, en tendant vers eux ses mains mourantes. Ce songe est d'un grand effet, lorsque la reine le raconte à ses femmes, qui, pendant qu'elle leur parle de son espoir du ciel, remarquent entre elles la soudaine altération de ses traits, son teint qui pálit, ses yeux qui s'éteignent, et tous les signes d'une mort prochaine, si tristes pour nous sur le visage d'une personne aimée! C'est en ce moment qu'un messager du roi vient apporter à la reine mourante quelques froides paroles de condoléance. Catherine sourit à ce tardif souvenir, et pardonne en chrétienne à l'époux qui l'outragea si cruellement; elle recommande sa fille Marie au roi, et la prie de marier ses trois fidèles suivantes. Ici Shakspeare a traduit encore, en l'amplifiant un peu, cette lettre historique qui fit, dit-on, pleurer le lâche et barbare Henri VIII. Puis, ayant parlé en bonne mère, en bonne maîtresse et en

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