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Pourtant cette fermeté, cette prudence, cette stabilité, se trouvent mises en défaut d'une manière inopinée; et la femme qui, pour fuir l'amour, s'est condamnée à la plus profonde retraite, qui a dédaigné les hommages d'un prince souverain, s'éprend tout à coup de la figure d'un jeune page chargé pour elle d'un message d'amour.

Après avoir consenti à lever son voile, elle s'amuse à questionner l'aimable enfant sur sa naissance et sa patrie; en l'écoutant, elle oublie sa réserve, et tout en se disant dans son trouble: «< Comment peut-on prendre si vite la contagion ? » la tendre et prudente Olivia s'abandonne à l'événement, au risque du repos de toute sa vie ; car cet amour impérieux, violent, qui s'empare si soudainement de tout son être, n'est qu'une déception, une erreur : Cesario, le jeune page, n'est, comme elle, qu'une faible et tendre femme.

Dans l'intervalle de ces différentes scènes, il s'en trouve d'autres d'un genre moins élevé, et dont Shakspeare s'est servi avec beaucoup d'art pour égayer l'action. Des caractères pris sur nature, à la manière de ce grand maître, viennent contraster par leur vulgarité bouffonne avec ceux des principaux héros de la pièce. C'est un sir Toby, oncle d'Olivia, buveur déterminé et railleur sans esprit, qui veut faire épouser à sa nièce l'un de ses amis, sir André, espèce de Cassandre, à la fois querelleur et poltron; c'est Malvolio, intendant de la comtesse, autre imbécile plein de son importance, et dont la ridicule vanité fournit les scènes les plus plaisantes de la pièce. Pour se venger de ses impertinences, les autres domestiques, à la tête desquels se trouve la malicieuse et spirituelle Marie, soubrette de la comtesse, forment contre l'intendant un complot auquel sir Toby et son ami ne dédaignent pas de s'adjoindre. Une lettre écrite par la soubrette dans un style très-emphatique persuade à Malvolio que la comtesse est éprise de lui. La scène du jardin, et le monologue de Malvolio en lisant et commentant cette lettre, sont du meilleur comique. L'humeur railleuse de sir Toby s'exerce également sur son ami sir André, dont il stimule le faux courage en lui désignant le page comme un rival et l'obstacle à ses projets près d'Olivia. Un cartel, vrai chef-d'œuvre de balourdise, est écrit par la pauvre dupe au soi-disant jeune homme; mais celui qui l'a poussé à cette extrémité ne remet point la lettre, de peur que le page

ne devine au style à quelle espèce d'homme il a affaire; et sir Toby, dans l'espoir d'une scène amusante, sc contente de faire savoir au page que son adversaire est l'homme le plus sanguinaire et le plus habile de toute la contrée. La rencontre a lieu, quoique Viola, toujours sous les habits de page, ne puisse comprendre la nécessité de se battre avec un homme qu'elle n'a jamais vu. Au moment où elle tire l'épée d'une manière fort craintive, elle est secourue par Antonio le pirate, qui, trompé par ses habits et sa ressemblance avec Sébastien, la prend pour son jeune protégé, qui vient d'arriver ainsi que lui en Illyrie. Il en résulte un quiproquo fort embarrassant de part et d'autre; et des officiers de justice qui ont reconnu le pirate, dont la tête a été mise à prix pour d'anciennes déprédations, arrêtent celui-ci au nom du duc.

Cependant le véritable Sébastien, qui cherche partout Antonio, vient jeter une nouvelle confusion dans ces événements; on le prend pour le faux page; et sir André, qui le retrouve près de la demeure d'Olivia, en croyant n'avoir rien à craindre de sa valeur, le maltraite et lui donne un soufflet. Le bouillant jeune homme tire son épée : un combat s'engage entre lui et sir Toby, accouru au secours de son ami; mais dans le moment Olivia, avertie par le bouffon du danger qui menace celui qu'elle aime, accourt éperdue et trompée comme les autres; elle interrompt le combat, cherche, par des mots pleins de tendresse et d'effroi, à calmer celui qu'elle croit Cesario; elle le conjure d'entrer chez elle. Le jeune homme, surpris et rayi tout à la fois, cède à de si douces instances, et prie le ciel que « le délicieux songe, si c'en est un, puisse durer toujours. »> Dans les scènes suivantes, Olivia, charmée de voir le jeune page répondre à ses sentiments, lui montre tout son amour; et, de peur de le voir changer de façon de penser, elle lui propose d'unir en secret son sort au sien, jusqu'à ce que les circonstances leur permettent de rendre cette union publique. L'heureux Sébastien consent à tout; et un prêtre bénit ce mariage précipité.

Cependant le duc, suivi de Viola, vient interroger le pirate qu'on lui a amené. Viola reconnaît en lui l'homme qui l'a délivrée des chances funestes d'un combat avec sir André; mais Antonio, qui le prend pour Sébastien, l'accable de reproches pour avoir feint de ne pas le reconnaître dans cette ren

contre. Olivia, mandée par le duc, arrive. Trompée à la vue de Viola qu'elle croit être celui auquel elle vient de s'unir, et qu'elle a conjuré de garder la maison jusqu'à son retour elle s'écrie: : « Cesario, vous tenez mal votre promesse! » Orsino, auquel ces paroles revèlent un rival dans celui qu'il regardait comme un fidèle confident, entre en fureur, et menace de faire périr l'indigné objet qui lui a été préféré. Loin de s'effrayer, Viola, le faux page, répond avec douceur « que tout prêt, tout » joycux et tout dévoué, il subira volontiers mille morts pour » rendre le repos à l'âme de son maître. >>

— «‹ Cesario, ou vas-tu? » s'écrie Olivia.

Sur les pas de celui que j'aime plus que moi-même, répond Viola, plus que je n'aime ma vie, mille fois plus que je n'aimerai jamais une femme..... »

Olivia reproche tendrement au faux Cesario sa conduite; elle lui rappelle le lien récent qui les unit, appelle en témoignage le prêtre qui l'a formé, et celui-ci vient confirmer la vérité.

Le duc irrité, mais généreux, repousse alors Viola qui veut le suivre « Adieu, lui dit-il, prends-la! mais songe à conduire >> tes pas de manière à éviter ma présence!»>

Dans ce moment sir André, la tête ensanglantée, arrive en criant: « Qu'on se hâte de porter du secours à sir Toby, qui >> vient d'être blessé par un enragé page nommé Cesario.» Celuici se présente alors; il demande pardon à Olivia du malheur qu'il a causé en défendant sa vie contre d'injustes attaques. La vue des deux jumeaux et le témoignage d'Antonio expliquent toutes ces méprises; le frère et la sœur se reconnaissent, Olivia retrouve l'époux qu'elle avait choisi, et le duc, qui n'a pas oublié le dévouement de la tendre Viola, la récompense en la faisant duchesse d'Illyrie.

Telle est la rapide esquisse de cette pièce à laquelle Shakspeare a donné le titre de la douzième Nuit, et qui est probablement une allusion au recueil des nouvelles italiennes de Bandello, auquel il a emprunté le fond de son sujet. « Quoi qu'il en soit, dit M. Amédée Pichot, dans sa notice placée en tête de la douzième Nuit, on y trouve un heureux mélange de sentiment et de gaieté, que les Anglais appellent humour; eť

tout contribue à rendre cette comédie une des plus agréables de Shakspeare. >>

ÉLISE VOIART.

Viola est l'héroïne de cette pièce. Seule et sans protection dans un pays étranger, elle est admise, en qualité de page, chez Orsino, duc d'Illyrie, qu'elle trouve en proie à une passion chevaleresque pour Olivia, et à un goût dominant pour la musique. Malgré cette disposition du duc et tout ce que son caractère offre de fantastique, le cœur de Viola s'éprend d'un véritable amour pour lui. C'est dans cette pénible situation que, comblée des bontés du duc, elle est choisie pour son confident, et pour être auprès d'Olivia l'interprète de ses tourments. Après que le duc a fait connaître à Viola tout son amour pour Olivia, il lui demande s'il connaît ce sentiment. Le page répond qu'il aime une personne semblable au duc par la figure et par l'âge.

Le duc. << Approche, jeune homme; si tu aimes jamais, dans les doux transports de ton âme souviens-toi de moi, car tous les vrais amants sont tels que je suis, changeants et volages, excepté dans la constante pensée de l'objet aimé... Comment trouves-tu cet air?

(On vient d'entendre une symphonie.) Viola. Il retentit comme un écho dans le cœur où régne l'amour.

Le duc.

-

- Tu parles en maître; je gagerais ma vie que tout jeune que tu es, ton œil s'est fixé sur quelque objet qui le charme; n'est-il pas vrai?

Viola. Vous ne vous trompez pas.

Le duc.

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Quelle femme est-ce?

Viola. Elle vous ressemble.

Le duc.

t-elle ?

Viola.
Le duc.

Elle n'est donc pas digne de toi..... Quel âge a

A peu près le vôtre, seigneur.

Elle est trop âgée, par le ciel! Qu'une femme choisisse toujours un époux plus âgé qu'elle, c'est le moyen qu'elle soit plus assortie à son époux et plus sûre de conserver sa place dans son cœur; car, mon enfant, nous avons beau vanter notre sexe, nous sommes plus étourdis, plus flottants dans nos caprices; nous sommes plus aisément emportés par

le désir et par l'inconstance; notre amour s'use et se perd plus vite que celui des femmes.

Viola. Je le crois ainsi, seigneur.

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Le duc. Aie donc soin que ton amante soit plus jeune que toi, ou ton affection ne pourra tenir et durer. Les femmes sont comme les roses : leur fleur, une fois épanouie, tombe dans l'espace d'une heure.

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Il n'est que trop vrai que c'est là le sort qui les at

Le duc.-N'établis aucune comparaison entre l'amour qu'une femme peut concevoir pour moi et celui que j'éprouve pour Olivia.

Viola.

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- Je connais trop bien l'amour qu'ont les femmes pour les hommes. Je vous assure qu'elles ont un cœur aussi sincère que nous. Mon père avait une fille qui aimait, comme moi... si j'étais femme, j'aimerais votre altesse.

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Viola. Jamais elle n'a déclaré son amour, mais elle a tenu sa passion cachée comme le ver dans le bouton; elle dévorait les roses de ses joues; pâle et mélancolique, elle était tranquille comme la Patience sur un monument, souriant à la Douleur. N'était-ce pas là de l'amour, seigneur? Nous autres hommes, nous pouvons en dire et en jurer davantage; mais, en vérité, nos démonstrations vont plus loin que notre volonté, car toujours nous prouvons beaucoup dans nos serments et bien peu dans notre amour.

Le duc.-Mais ta sœur est-elle morte de son amour?
Viola.

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Vous voyez en moi tout ce qui reste d'enfant dans la maison de mon père..... Je ne sais maintenant, seigneur, si j'irai trouver cette dame ?>

Que cette position de Viola est embarrassante! elle est forcée de faire taire son orgueil de femme, et de martyriser constamment son cœur, en cachant soigneusement le trait qui le déchire. Viola soutient cette douloureuse épreuve, et, sous son habitde page, elle éveille l'amour dans l'âme d'Olivia et la jalousie dans celle d'Orsino.

Sa situation est dès lors très-délicate; que de tourments et de persécutions n'a-t-elle pas à éprouver? Viola se conduit avec autant de modestie que d'esprit pour se tirer de ce double

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