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écueil. Sa situation nous conduit à parler de la différence de son caractère et de celui de Rosalinde. L'humeur capricieuse que conserve celle-ci, libre et sans reproche, au milieu de la forêt des Ardennes, ne saurait convenir à Viola, qui doit avoir à partager cet enjouement caractéristique d'un page. Malgré son déguisement, cependant, les tendres sentiments de son sexe percent toujours. La timidité féminine ne lui permet pas d'affecter un courage que son costume semble annoncer; la répugnance, je dirais même l'horreur, qu'elle éprouve pour recourir à son glaive, produit un effet très-plaisant, au moment même où elle nous charme et nous intéresse. Heureusement Shakspeare met Viola aux prises avec un homme aussi timide qu'elle; et ce n'est qu'en tremblant que sir André, grand niais surnommé Mal de Joue, et Viola tirent leurs épées.

L'amour profond, silencieux et patient de Viola pour le duc, forme un contraste avec l'opiniâtreté d'Olivia. La passion soudaine ou plutôt la fantaisie de celle-ci pour le page déguisé se revêt d'une si belle teinte poétique que l'on ne saurait l'accuser de hardiesse. Olivia est une princesse de roman avec tous ses priviléges. Elle est, comme Porcia, d'une haute naissance, d'une éducation distinguée et maîtresse absolue de ceux qui l'entourent; mais elle ne l'est pas d'elle-même comme Porcia. Elle n'a jamais rencontré d'opposition dans sa vie; par conséquent, la première contradiction qu'elle éprouve convertit un caprice en une passion dominante. Cependant elle cherche à se justifier.

Au milieu de son égarement, elle ne nous donne jamais sujet de la mépriser, même quand nous avons pitié d'elle.

La distance de rang qui sépare la comtesse du jeune page, le véritable sexe de Viola, les manières élégantes et pleines de dignité d'Olivia, excepté quand la passion l'emporte sur son orgueil; sa froideur constante pour le duc, le ton doux, prudent et ferme avec lequel elle gouverne sa maison; ses soins généreux pour son intendant Malvolio: toutes ces circonstances l'élèvent dans notre imagination, et font de son caprice pour le page une source d'amusement et d'intérêt, au lieu d'un sujet de reproche.

La douzieme Nuit de Shakspeare est une pièce qui offre une source perpétuelle d'idées aussi agréables que variées. Il n'appartient qu'à lui et à quelques auteurs privilégiés d'of

frir, dans une peinture harmonique, la perfection de la grâce et du sentiment avec les plus grands effets de l'intrigue et de l'enjouement, l'esprit le plus piquant et la bonté la plus indulgente; en un mot, de nous présenter sur la même scène Viola et Olivia avec Malvolio (intendant puritain d'Olivia ), et un grand ivrogne, sir Toby, son oncle. Dans Juliette et dans Hélène, l'amour est une passion violente, une effervescence qui maîtrise l'âme. C'est le tableau d'une grande passion, peint avec les couleurs les plus vives, les plus brillantes et les plus variées. Dans Viola l'impulsion de l'imagination, la puissance de la réflexion et l'énergie morale sont plus faiblement développées. Dans le caractère de Viola, Shakspeare a montré ces qualités élémentaires de la femme, la modestie, la grâce et la tendresse, qui, lorsqu'elles se développent sous des influences naturelles, suffisent pour en faire un modèle de perfection.

Une mauvaise éducation peut quelquefois égarer la femme; une destinée malheureuse peut l'obscurcir. Le développement de quelque faculté mentale ou l'ascendant d'une passion peut l'opprimer; mais ces qualités essentielles ne sont jamais entièrement déracinées de son cœur.

Le sujet de cette pièce est tiré d'une nouvelle de Bandello; elle est riche en intrigues; la partie comique est entièrement due à Shakspeare; et nous sommes forcés de convenir que c'est ce qu'il y a de mieux. Les bouffonneries, les situations équivoques y fourmillent. Parmi les excellentes caricatures qu'on y distingue, sir Toby et sir André tiennent le premier rang. Le rôle du puritain Malvolio est aussi fort plaisant. Rien de plus comique que les airs de hauteur et de protection que celui-ci se donne, dans l'espoir de la réussite de son mariage.

Marie. - «Cachez-vous dans le bosquet de buis; Malvolio descend le long de cette allée; il était là-bas, au soleil, l'air occupé, saluant son ombre depuis une demi-heure: observez-le, je vous en prie, si vous aimez à rire; car je suis certaine que cette lettre va faire de lui un idiot en extase. Tenez-vous là, car voici la truite qu'il faut prendre en la chatouillant.

Malvolio. C'est par hasard; il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde. Marie me dit une fois que sa maîtresse avait du penchant pour moi, et je l'ai entendue elle-même alier jusqu'à dire que, si jamais elle prenait de l'amour, ce serait pour un

homme de ma physionomie; de plus, elle me traite avec plus de distinction qu'aucun de ceux qui sont attachés à son service. Que dois-je penser de tout cela?

Sir Toby. Ce coquin a bien de la présomption.

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Fabian. -Oh, paix! Ses orgueilleuses pensées font de lui un paon bien ridicule. Comme il se rengorge et se pavane en étalant son plumage!

Sir André.- Morbleu! je vous battrais ce maraud...
Sir Toby.-Paix, vous dis-je!

Malv.-Devenir comte de Malvolio...

Sir Toby.-Ah! coquin...

Sir André. Un coup de pistolet, un coup de pistolet sur lui. Sir Toby.-Paix! paix !

Malv. Il y en a des exemples. La dame de Strachy a épousé un valet.

Sir André.-Fi de lui, par Jezabel!

Fab.-Oh! paix! l'y voilà tout à fait enfoncé : voyez comme son imagination le boursouffle et le grossit!

Malv.- Après avoir été marié trois mois avec elle, assis dans ma grandeur...

Sir Toby.-Oh! où aurai-je une fronde pour lui lancer une pierre dans l'œil !

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Malv. Appelant mes officiers autour de moi, dans ma robe de velours à ramages, au sortir de mon lit de repos, où j'aurai laissé Olivia endormie...

Sir Toby. - Feux et flammes !

Fab.-Oh! paix donc, paix !

Malv. Alors prendre le caractère de ma grandeur, et, après avoir promené sur eux un regard dédaigneux, leur dire que je connais ma place, et que je voudrais qu'ils connussent aussi la leur... Mander mon cousin Toby...

Sir Toby.-Chaînes et cachots!

Fab.-Oh! paix, paix, paix: voyez! voyez !

Malv.-Sept de mes gens, obéissant au premier signe, sortent pour l'aller chercher; je parais sombre en attendant, et peut-être remontant ma montre, ou jouant avec quelque riche bijou, Toby s'avance: que de révérences et de politesses il me fait !

Sir Toby. Laisserons-nous vivre ce faquin?

Fab.- Paix! quand six chevaux attelés voudraient nous arracher notre silence!

Malv.

Je lui tends la main ainsi, mêlant à mon sourire familier un regard austère et impérieux,

Sir Toby.-Est-ce que sir Toby ne vous applique pas un soufflet sur la joue?

Malv. Lui disant: Cousin Toby, puisque la fortune a jeté votre nièce dans mes bras, accordez-moi le privilége de vous faire une remontrance.

Sir Toby.-Quoi, quoi?

Malv.-Il faut vous corriger de votre ivrognerie.

Sir Toby. Veux-tu, manant!...

Fab. - Patience, ou nous romprons tous les fils de notre plan.

Malv.-De plus, vous dépensez le trésor de votre temps avec un imbécile de chevalier.

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Je le savais bien que c'était moi; car bien des

gens me traitent de sot.

Malv. Qu'avons-nous ici?

Fab.- Voilà mon paon tout près du piége.

Sir Toby.-Oh! paix! et que le génie de la gaieté lui inspire de la lire tout haut.

Malv.-Sur ma vie, c'est la main de ma maîtresse : voilà ses c, ses v, ses t, et voilà comme elle fait ses grands P. En dépit de tout le monde, oui, oui, c'est sa propre main.

Sir André.

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-Ses c, ses v, ses t. Pourquoi cela?

Malv. A mon bien aimé, inconnu, celte lettre et mes tendres vœux. Juste, voilà ses phrases. Permets, chère cire. Doucement.... et le cachet est une Lucrèce dont elle a coutume de sceller ses lettres. C'est ma maîtresse; à qui cela s'adresserait-il?

Fab. Son cœur et tous ses sens sont enivrés. >>

En terminant cette notice, nous ajouterons qu'il paraît que M. Lemercier, dans sa comédie ayant pour titre : le Frère et la Sœur jumeaux, a souvent imité l'intrigue de celle de Shakspeare.

COMME VOUS VOUDREZ

ου

COMME VOUS L'AIMEZ.

COMÉDIE.

Frédéric a usurpé le duché de son frère aîné. Le vieux duc s'est exilé dans la forêt des Ardennes avec quelques seigneurs fidèles, parmi lesquels se distingue Jacques, le mélancolique Jacques, un des caractères les plus intéressants et les plus originaux créés par le génie de Shakspeare. Rosalinde, fille du vieux duc, est restée à la cour de l'usurpateur, qui l'a retenue toute petite auprès de sa propre fille Célie. Cependant Frédéric, jaloux du mérite de sa nièce et de l'affection que tout le monde lui porte, la chasse bientôt de ses États. Célie la suit par dévouement d'amitié jusque dans la forêt des Ardennes. Pour éviter les périls, Rosalinde s'est déguisée en jeune garçon, et Célie en bergère. Là se trouve le seigneur Orlando, qui, après avoir combattu et triomphé dans une lutte à la cour de Frédéric, était venu rejoindre le vieux duc, dont il partageait la mauvaise fortune. Mais il avait vu Rosalinde dans le palais de Frédéric, il l'aimait d'amour, et il en était aimé. Trompé, comme tous les autres, par son déguisement, il ne la reconnait pas. De là, une intrigue romanesque et amusante, et des épreuves amoureuses

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