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d'un excellent comique et d'une poésie délicieuse. A la fin, Frédéric, qui venait avec une armée pour s'emparer de son frère et le faire périr, est arrêté par un ermite qui le convertit; il rend au vieux duc ses États et se retire dans un monastère. Rosalinde se découvre et épouse Orlando; Célie épouse le seigneur Olivier, son amant; Phébé, une bergère des Ardennes, épouse son berger Sylvius; et tous s'en vont avec joie à la cour du vieux duc, excepté le mélancolique Jacques, qui est heureux de tout ce bonheur, mais qui demande à rester dans ses forêts.

Fière et douce, aventureuse et sage, espiègle et tendre, rieuse et passionnée, faible et courageuse; une Grâce, une Muse, un ange, un lutin: telle est la femme que Dieu a faite: telle est la Rosalinde de Shakspeare. C'est une jeune fille complète, avec des défauts charmants et des vertus charmantes aussi, chose plus belle et plus rare. Oh! si la vertu savait être toujours aimable, quel tort elle ferait au vice! Pour Rosalinde, elle n'a qu'un défaut : une trop grande facilité d'amour, c'està-dire qu'elle aime vite celui qu'elle aimera toujours, et qu'elle avoue tout haut ce que d'autres femmes font semblant de taire, ou ce qu'elles cachent réellement, faute d'aimer beaucoup.

Un peu d'amour, sans doute, est facile à cacher !

comme s'écrie Juliette, l'autre divine enfant de Shakspeare. Rosalinde est la plus jolie brune du monde, avec sa physionomie mobile, son regard pétillant, son parler vif et spirituel à tout coup; et il y a des gens qui croiraient à cause de cela qu'elle n'a pas une sensibilité bien profonde. Eh! mon Dieu, la gaieté de l'esprit n'a rien d'incompatible avec la mélancolie même ; et si Rosalinde a des étincelles dans les yeux, c'est qu'elle a une flamme dans le cœur. Elle pourrait dire, en le disant mieux, ce qu'autrefois j'ai fait soupirer à la jeune Emma:

Parce que je suis jeune et vive,

On me croit légère. Oh! non pas.

Je chante? Ecoutez bien : une note plaintive
Accompagne le rire, et s'y mêle tout bas.

Quant à ces femmes qui sont dès le matin perdues de mélancolie, et qui, le soir, se parent de leur tristesse!... mas

ques sans visage dessous! Tout en étalage, rien au magasin.

Oh! que tu vaux bien mieux, ma charmante Rosalinde! passant du rire aux larmes, de la gentillesse à la dignité, de l'épigramme à l'élégie! toi si variée sans être variable, car tes sentiments sont fidèles sous ton humeur changeante. Tu ne fais point la sensible, tu l'es. Quand ta cousine Célie s'exile avec toi, tu ne lui dis presque rien de ta reconnaissance, mais tu fais tout pour la marier à celui qu'elle aime. Est-il un meilleur remerciment? Quand tu revois ton vieux père, tu ne te fonds pas en sanglots ni en extases; tu craindrais de l'attendrir ou de l'exalter imprudemment; tu mesures les émotions et la joie même à sa faiblesse. Mais avec quelles nobles et puissantes paroles tu l'avais vengé, en son absence, des outrages de l'usurpateur! comme tu étais bien sa fille! Et que tu nous plais encore par ta hardiesse empruntée, par ta gracieuse mutinerie, quand, sous l'habit d'homme qui te déguise aux yeux de ton cher Orlando, tu peux lui dire et lui répéter de ces choses d'amour qu'une jeune fille ose à peine penser en rêvant, et t'enivrer incognito de ses réponses enflammées et de ses longs aveux à sa Rosalinde absente pour lui! Et tes doctes conseils ou tes amusantes leçons à tous ces bergers amants qui viennent te consulter... Toute cette cour d'amour dans la forêt des Ardennes!...

Shakspeare n'oublie jamais d'appeler les harmonies ou les contrastes de la nature au secours des situations dramatiques; c'est un charme et une puissance qui ne sont qu'à lui. Le langage épuré du vieux duc et de ses seigneurs, les entretiens délicats, enjoués ou passionnés de Rosalinde, de Célie et d'Orlando, forment une antithèse ravissante et imprévue avec les grands chênes et les sombres enfoncements des bois où on les ontend. C'est aussi un contrepoids agréablement philosophique aux discours violents et brutaux de Frédéric et de ses gens, au milieu des fleurs de son parc et des riches et élégants lambris de son palais.

Enfin, l'âme du spectateur ou du lecteur est heureuse de tous les bonheurs que le poëte a rassemblés au dénoûment de son œuvre, mais surtout du bonheur de Rosalinde. Et on est certain de celui d'Orlando, car un peu trop de franchise et d'expansion, voilà tout ce qu'on a pu reprocher à Rosalinde, et ces petits défauts de la jeune fille deviendront les plus adorables qualités de la femme.

Voici un passage qui donnerait une juste idée de l'imagination et du langage de Rosalinde, si ma traduction, très-fidèle à la lettre de Shakspeare, l'était encore à son esprit.

C'est à la troisième scène du quatrième acte. Rosalinde, déguisée en jeune garçon, s'amuse à éprouver et à intriguer Orlando, en lui disant d'agir comme si c'était la vraie Rosalinde qui fut devant ses yeux.

Orlando.—Ah ! j'ai quelque plaisir à dire que vous l'êtes,
Parce que je voudrais parler d'elle.

Rosalinde.

Orlando.

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Et vous faites
Fort mal. Car je vous dis, en sa personne, moi :
Je ne veux pas de vous.

En personne.

Il faut donc que je meure

Non pas. Mourez, comme j'en voi,

Par procuration, jeune homme, à la bonne heure.
-Le pauvre monde est presque âgé de six mille ans,
Et, depuis qu'à grands pas le vieux faucheur moissonne,
Il ne s'est jamais vu d'hommes assez galants
Pour expirer d'amour... Expirer en personne!
Ce type des amants, Troïlus, eut un jour
Le crâne fracassé d'un bon coup de massue;
Et cependant,-voyez l'espérance déçue!—
Il avait fait, dix ans, tout pour mourir d'amour!
Léandre, si vanté, sans l'accident funeste

D'une très-chaude nuit, eût vécu tout le reste
De ses jours, fort heureux, ainsi qu'auparavant,
Quand même Héro, par goût, se fût mise au couvent.
Car sachez que, n'ayant que la lune pour lampe,
Léandre se baignait, un soir, dans l'Hellespont,
Mais que sa jambe y fut prise par une crampe,
D'où vient qu'il se noya.-Voilà tout, j'en répond.
Et les historiens nous dirent, d'âge en âge,
Que c'était pour Héro de Sestos.-Badinage!
Purs mensonges que tout cela ! je vous promets.
Il est vrai qu'avant nous nos pères disparurent,
Que les frêles humains dans tous les temps moururent,
Et que les vers toujours s'en sont régalés... mais
Qu'il en soit mort un seul pour fait d'amour, jamais.

ÉMILE DESCHAMPS.

Il y a peu de pièces de Shaskpeare qui contiennent un aussi grand nombre de passages cités dans des recueils, ni autant de phrases devenues proverbiales. Pour offrir tous ces passages remarquables de la pièce, il faudrait la copier presque textuellement. Nous rappellerons seulement au souvenir du lecteur quelques-uns des plus délicieux. Tels sont: la rencontre d'Orlando et d'Adam; l'appel touchant que fait Orlando à l'humanité du duc et de sa suite pour les engager à lui donner de quoi nourrir le vieillard, ainsi que leur réponse; la description que fait le duc de la vie champêtre; le récit de Jacques moralisant sur le daim blessé; sa rencontre avec Touchstone dans la forêt; l'apologie de sa mélancolie et de sa verve satirique; le morceau bien connu sur les conditions de la vie humaine; le vieux chant de Soufle, toi, vent d'hiver; la description que donne Rosalinde des signes auxquels on reconnaît un véritable amant; la peinture du serpent entrelacé autour du cou d'Olivier, tandis que la lionne épie sa proie endormie; la lecture de Touchstone au berger; et enfin sa défense des maris débonnaires.

Les bornes de cet ouvrage ne nous permettent de citer que le fragment sur les divers àges de la vie humaine :

<< Le monde entier est un théâtre; les hommes et les femmes >> sont de vrais comédiens; on les voit entrer sur la scène, et >> en sortir; le même acteur joue tour à tour différents rôles ; >> et sept ages sont les actes du drame de la vie. D'abord l'en» fant pleure et vomit dans les bras de sa nourrice. Puis l'éco» lier lambin, avec son portefeuille et sa face vermeille, se >> traîne péniblement au collége, comme un limaçon. Bientôt >> l'amant, avec des soupirs brûlants comme une fournaise, >> chante une plaintive ballade pour les beaux yeux de sa mai>>tresse. Ensuite le soldat, prodigue de jurements étranges, » et barbu comme un léopard, jaloux de son honneur, vif et >> fougueux dans les querelles, va chercher une vaine gloire » jusqu'à la gueule du canon. Après lui, le juge, avec une >> ample bedaine, des regards sévères et une barbe vénérable, >> plein de doctes maximes et de profonds arguments, joue >> aussi son role. Le sixième age change de costume, prend >> les pantouffes et le pantalon, les lunettes sur le nez et des >> poches à sa ceinture; il trouve ses bas d'autrefois trop larges

» pour ses jambes amoindries; sa voix, naguère mâle et ferme, >> redevient, comme dans ses premières années, un fausset aigre

et sifflant. La dernière scène de ce drame bizarre et fertile » en événements est une seconde enfance, un engourdissement léthargique, où l'acteur est sans dents, sans yeux, sans goût, » sans aucun sentiment. >>

La forêt des Ardennes nous rappelle une partie des exploits des paladins de Charlemagne, de ses douze pairs et des vaillants. fils d'Aymon, prince de cette contrée. Shakspeare a fait de cette forêt une autre Arcadie où, comme dans l'âge d'or, la vie s'écoule dans la contemplation d'un bonheur parfait. Dans ce drame, purement pastoral, l'intérêt naît plutôt des sentiments et des caractères que des actions ou de la situation des personpages. Nourrie par la solidude et, pour ainsi dire, à l'ombre de ces chènes antiques qui disposent l'âme à une douce mélancolie, l'imagination s'y amollit et l'esprit s'y complaît dans une oisiveté voluptueuse. C'est en quelque sorte le séjour du caprice et de la fantaisie; là les beautés de la nature et les souvenirs qui s'y rattachent font naître en nous une douce extase qui n'est troublée ni par les soucis de la vie, ni par le bruit du monde; les soupirs de la brise rafraîchissante seuls s'y font entendre; l'air même semble être empreint d'un sentiment poétique qui éveille en nous les nobles élans de la pitié. Tout, dans ce drame, respire une morale également exempte de pédantisme et de licence. Les émotions les plus pures de l'amitié et de l'amour, de la reconnaissance et de la fidélité, la mélancolie du génie et l'engouement d'une gaieté innocente, font un heureux contraste avec les effets pernicieux de la malice, de l'envie et de l'ambition. Le duc, Orlando et Jacques, dans leur exil, oublient, en contemplant les objets qui les entourent, tout sentiment pénible des injustices passées. L'amour est la seule passion qui a pénétré dans ces retraites romantiques. Que l'on serait heureux de pouvoir se soustraire un instant aux peines de la vie pour se trouver au milieu de ces groupes délicieux dont le poëte a peuplé les clairières isolées de cette forêt majestueuse des Ardennes, où l'on aurait tout le loisir d'être bon et, au sein d'une aimable folie, celui de se laisser aller à l'amour!

Rien ne peut être mieux conçu ni mieux décrit que l'affection mutuelle des deux charmantes cousines. Le caractère silencieux

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