Page images
PDF
EPUB

l'a conté, à garder, à la porte d'un théâtre, les chevaux des curieux, ou fut-il tout d'abord engagé, pour quelque emploi subalterne, dans une troupe de comédiens? Voilà ce qu'il est difficile d'affirmer à coup sûr. Un fait du moins indique comment la ressource du théâtre devait s'offrir de préférence à l'esprit du jeune aventurier, tombé sans asile et sans argent au milieu d'une grande ville. Il y avait alors à Londres trois comédiens natifs de Stratford ou des villages voisins, Héminge, qui fut trente ans plus tard un des deux éditeurs de Shakspeare; Thomas Green, qui fut acteur célèbre jusqu'à l'extrême vieillesse; Burbage enfin, qui devait bientôt prêter au génie du poëte la puissance d'un jeu longtemps renommé pour le naturel et l'énergie. On peut supposer que la rencontre et l'appui de ses compatriotes ouvrit promptement à Shakspeare la carrière où l'appelait son génie. Ses premiers pas y furent assez obscurs, quoique, dès 1592, on le voie attaqué dans un pamphlet comme acteur et comme auteur dramatique. Sa première grande création tragique, Roméo et Juliette, ne date que de 1595, c'est-à-dire de sa trente et unième année, l'âge où Corneille fit le Cid.

C'est dans cet intervalle, entre la ballade contre sir Thomas Lucy et la scène ravissante des adieux de Roméo, qu'il faut chercher l'éducation du poëte, la naissance, la culture, les essais de son génie : car l'admiration ne doit pas supposer que tout soit hasard ou invention en lui; et, quoiqu'on ait tant reproché à Shakspeare sa barbarie, il ne faut pas en conclure qu'il a tout tiré de lui-même, et que son âme poétique, ensevelié sous l'i

gnorance, sans modèle, sans secours, a jailli soudainement à la lumière des cieux.

Sans doute Shakspeare, quoique dans un siècle fort érudit, n'avait pas fait d'études classiques, et, comme dit Ben-Johnson, il savait peu de latin, et encore moins de grec; mais il connut l'antiquité par Plutarque déjà traduit dans sa langue, et par Montaigne qu'il lisait dans la nôtre. A la forme de ses premiers ouvrages, j'ai peine à croire qu'il ne sût pas l'italien, cet heureux écho de l'antique harmonie, dont l'influence régnait alors sur d'autres idiomes de l'Europe, et communiquà tant de douceur aux vers de Fairfax et de Surrey. N'oublions pas en effet, dans notre enthousiasme pour Shakspeare, qu'autour de lui, et même avant lui, la poésie anglaise avait déjà pris un heureux essor. Spenser, né vingt ans plus tôt que Shakspeare, avait écrit en stances harmonieuses les premiers chants de son poëme de la Reine des fées, et prodigué, dans cet ouvrage et dans ses Pastorales, les richesses d'un style ingénieux, poli jusqu'à l'affectation, mais souvent créateur, et digne d'être un jour imité (1) par Milton. Enfin, deux siècles auparavant, dès le premier adoucissement de la barbarie, Chaucer, imitateur de Boccace, avec plus de poésie, avait offert, dans son vieux style plein de grâce et de force, grande abondance d'images naïves et d'expressions heureuses. Puis, à côté de ce trésor d'élégance indigène, une langue plus savante s'était formée, langue un peu prétentieuse et raide, mais abondante, énergique et claire.

(1) Milton has acknowleg'd to me that Spenser was his original. (Dryden's Preface to his Fables.)

C'était surtout depuis le règne de Henri VIII, et la révolution religieuse, qu'un grand mouvement avait été donné aux esprits, que l'imagination s'était échauffée, et que la controverse avait répandu dans la nation le besoin des idées nouvelles. La Bible seule, rendue populaire par les versions des Puritains, encore inactifs, mais déjà passionnés, la Bible seule était une école de poésie pleine d'émotions et d'images; elle remplaça presque, dans la mémoire du peuple, les légendes et les ballades du moyen âge. Les Psaumes de David, traduits en vers rudes, mais pleins de feu, étaient le chant de guerre de la réformation, et donnaient à la poésie, qui jusque-là n'avait été qu'un passe-temps subalterne dans l'oisiveté des châteaux et de la cour, quelque chose d'enthousiaste et de sérieux.

En même temps, l'étude des langues anciennes ouvrait une source abondante de souvenirs et d'images, qui prenaient une sorte d'originalité en étant à demi défigurés par les notions un peu confuses qu'en recevait la foule. Sous Élisabeth, l'érudition grecque et romaine était le bon ton de la cour. Beaucoup d'auteurs anciens étaient traduits. La reine elle-même avait mis en vers l'Hercule furieux de Sénèque; et cette version, peu remarquable d'ailleurs, suffit pour expliquer le zèle littéraire des seigneurs de sa cour. On se faisait érudit pour plaire à la reine, comme, dans un autre temps, on s'est fait philosophe ou dévot.

Cette érudition des beaux esprits de la cour n'était pas sans doute partagée par le peuple; mais il s'en répandait quelque chose dans les fêtes et dans les jeux publics.

C'était une mythologie perpétuelle. Quand la reine visitait quelque grand de sa cour, elle était reçue et saluée par les dieux Pénates, et Mercure la conduisait dans la chambre d'honneur. Toutes les métamorphoses d'Ovide figuraient dans les pâtisseries du dessert. A la promenade du soir, le lac du château était couvert de Tritons et de Néréïdes, et les pages déguisés en nymphes, Lorsque la reine chassait dans le parc, au lever du jour, elle était rencontrée par Diane, qui la saluait comme le modèle de la pureté virginale. Faisait-elle son entrée solennelle dans la ville de Norwich, l'Amour, apparaissant au milieu des graves aldermen, venait lui présenter une flèche d'or, qui, sous l'influence de ses charmes puissants, ne pouvait manquer le cœur le plus endurci; présent, dit un chroniqueur (1), que sa majesté, qui touchait alors à la quarantaine, recevait avec un gracieux remerciement.

Ces inventions de courtisan, cette mythologie officielle des chambellans et des ministres, qui étaient à la fois une flatterie pour la reine et un spectacle pour le peuple, répandaient l'habitude des fictions ingénieuses de l'antiquité, et les rendaient presque familières aux plus ignorants, comme on le voit dans les pièces mêmes où Shakspeare semble le plus écrire pour le peuple de ses contempo

rains.

D'autres sources d'imagination étaient ouvertes, d'autres matériaux de poésie étaient préparés dans les restes de traditions populaires et de superstitions locales, qui se conservaient dans toute l'Angleterre. A la cour l'astro

(1) Holinshed.

logie, dans les villages les sorciers, les fées, les génies étaient une croyance encore toute vive et toute puissante. L'imagination toujours mélancolique des Anglais retenait ces fables du Nord comme un souvenir national. En même temps venaient s'y mêler, pour les esprits plus cultivés, les fictions chevaleresques de l'Europe méridionale, et tous ces récits merveilleux des muses italiennes, adoptés par la langue anglaise. Ainsi, de toutes parts et en tous sens, par le mélange des idées anciennes et étrangères, par la crédule obstination des souvenirs indigènes, par l'érudition et par l'ignorance, par la réforme religieuse et par les superstitions populaires, se formaient mille perspectives pour l'imagination; et, sans approfondir davantage l'opinion des écrivains qui ont appelé cette époque l'âge d'or de la poésie anglaise, on peut dire que l'Angleterre, sortant de la barbarie, agitée dans ses opinions, sans être troublée par la guerre, pleine de passions et de souvenirs, était alors le champ le mieux préparé où pût s'élever un grand poëte.

Le théâtre anglais, en particulier, était dès lors bien moins stérile et moins inculte qu'on le suppose. Avant Shakspeare, il avait déjà reçu de la protection de la reine, et du talent de quelques hommes, une inspiration tour à tour érudite et barbare, qui n'était pas sans poésie. C'est même une chose à remarquer et à dire, que cette abondance de verve théâtrale, répandue dans toute une époque dont Shaskpeare est resté pour l'avenir le seul et immortel représentant. Si son nom a prévalu sur toutes les autres renommées dramatiques du même temps,

« PreviousContinue »