Page images
PDF
EPUB

HISTORIQUE ET CRITIQUE

SUR

JULES CÉSAR,

précédée de l'ANALYSE RAISONNÉE

DES DRAMES DE SHAKSPEARE

TIRÉS

DE L'HISTOIRE DE LA GRÈCE ET DE ROME.

Les divers genres de productions sorties de la plume de Shakspeare démontrent qu'il avait fait une étude approfondie des mœurs et de l'histoire des peuples ; la flexibilité de son talent lui avait fait sentir tout ce qui pouvait ennoblir la pensée, élever l'âme, et porter dans le cœur les émotions diverses qui en font vibrer les fibres. L'histoire de son pays lui avait fourni des sujets éminemment dramatiques (1), celle du peuple-roi luj en offrit plusieurs qui font époque dans les fastes des nations; tels sont Jules César, Antoine et Cléopâtre, et Coriolan. Le génie de Shakspeare s'est prêté admirablement à combiner fidèlement les récits de l'histoire, avec cette grandeur et cette liberté de conception qui appartiennent au poëte qui sait prendre un noble essor. Avec lui, nous nous associons aux mœurs et à la fortune de ces maîtres du monde; leur gloire militaire nous éblouit, leurs monuments gigantesques nous étonnent, et la ville éternelle semble renaître à nos yeux.

(1) Voyez mes notices sur Richard III, le Marchand de Venise, Othello, Hamlet et Macbeth.

Les héros de ces drames sont des caractères historiques qui offrent une grande leçon aux hommes qui se laissent maîtriser par leurs passions et leur ressentiment, de même qu'aux guerriers qui, après avoir contribué à l'illustration de leur patrie, tournent leurs armes contre elle, et foulent aux pieds leurs services, leur gloire et leur honneur. Ainsi, dans Coriolan, Shakspeare nous apprend à plier devant l'adversité, et à nous méfier des effets de l'orgueil. Le poëte y montre peu de penchant pour la populace; ce qu'il en dit n'est que trèsvrai; il en est de même de la noblesse, sur laquelle il s'étend moins. Le bas peuple est en effet peu propre à la poésie; il n'offre aucune image distincte, ni chevaliers, ni lances, ni boucliers. Le langage poétique rencontre naturellement celui du pouvoir l'imagination nous porte à l'exagération; elle ajoute à un fait ce qu'elle enlève à un autre; elle accumule les diverses circonstances afin de leur faire produire le plus bel effet, et de présenter le sujet favori sous un plus beau jour. Le principe de la poésie est de viser toujours à l'effet, et d'exister, surtout par les contrastes; il n'admet point de juste milieu dans son rapide essor; il se nourrit, pour ainsi dire, d'excès, de souffrances, de crimes, d'émotions douces; il a une apparence éblouissante, la tête ornée de tours, de créneaux, de couronnes, de casques...; son front est doré, taché de sang...; il a ses autels, ses victimes, ses sacrifices humains...

Les grands, en général, ont des sentiments particuliers devant lesquels les intérêts de l'humanité et de la justice se taisent ou, si l'on veut, cèdent : leurs intérêts sont leur loi, et sont toujours en opposition avec ceux du peuple. Toute la morale dramatique de Coriolan est que ceux qui ont peu auront moins, et que ceux qui ont beaucoup doivent y joindre ce que les autres perdront. Le peuple est pauvre; donc il doit mourir de faim: il est esclave; il doit être maltraité: il succombe sous le poids du travail; il faut le mener comme une bête de somme il est ignorant; il ne doit pas comprendre qu'il a besoin de pain, de vêtements et de repos. Telle est la logique de l'imagination et des passions, qui cherche à agrandir la sphère de ce qui excite l'admiration, en accumulant le mépris sur la misère, à métamorphoser le pouvoir en tyrannie et rendre celle-ci absolue, à réduire au désespoir les malheureux, à mettre les magistrats au rang des rois, les rois au rang des dieux. L'his

toire de l'espèce humaine est un roman, un masque, une tragé die tracée d'après la justice poétique.

Shakspeare ne s'arrête pas à raisonner sur ce que ses person. nages doivent faire ou dire; il s'identifie avec eux, il parle et agit pour eux. Il ne nous présente pas des groupes de marionnettes ou des machines poétiques, faisant des discours d'apparat sur la vie humaine, et agissant d'après un calcul de motifs ostensibles; mais il met sur la scène des hommes et des femmes qui parlent et agissent d'après des sentiments réels, suivant le flux et le reflux des passions, sans la moindre nuance de pédanterie, de logique ou de rhétorique. Rien ne se fait par induction et analogie, par gradation et antithèse; chaque chose prend place comme cela aurait eu lieu en réalité, suivant l'occasion.

Avant de donner plus de développement à notre sujet et de nous livrer à l'examen des tragédies tirées de l'histoire romaine, nous croyons devoir offrir l'analyse des drames puisés dans l'histoire grecque par MM. Paulin Paris et Nepomucène Lemercier.

C'est ainsi qu'après avoir mis en scène les héros de la Grèce, nous verrons le poëte anglais exposer à nos yeux tout le grandiose de la majesté romaine.

TROILUS ET CRESSIDA.

TRAGI-COMÉDIE.

Troïlus, fils de Priam, devient amoureux de Cressida, fille de Calchas, prêtre troyen qui a passé dans le parti des Grecs. Cressida est restée dans Troie sous la surveillance de son oncle Pandarus, que Troïlus a gagné, et qu'il trouve disposé à lè servir. Les deux amants se voient, s'entendent, et sont heureux,

mais leur bonheur n'est pas d'une longue durée. Calchas obtient l'échange de sa fille contre un prisonnier troyen. Adieux de Troilus et Cressida. Tous deux se jurent une fidélité invio.. lable. Cressida retourne au camp des Grecs sous la conduite de Diomède, qui devient également amoureux d'elle, et la rend infidèle à Troïlus. Celui-ci, à la faveur d'une trève, passe une nuit dans le camp des Grecs, et acquiert la conviction de l'infidélité de Cressida. Il s'en venge sur son rival Diomède qu'il combat, et chasse pour jamais Pandarus de sa présence. Hector se bat contre Ajax, mais la victoire reste indécise. Achille reçoit dans un festin Hector, qu'il s'est engagé à combattre le lendemain. Andromaque, Cassandre, Hélène, Priam, effrayés par de sinistres présages, s'efforcent mutuellement de détourner Hector d'aller combattre Achille. Hector tue Patrocle; mais il est à son tour tué par Achille, qui le traîne à son char autour des murs de Troie. Enfin tous les guerriers de l'Iliade passent en revue dans cette pièce, sur laquelle Thersite et Pandarus répandent beaucoup de comique, l'un par son caractère lâche, envieux et cynique ; l'autre par son odieuse complaisance, qui a rendu, en Angleterre, son nom synonyme d'un officieux entremetteur d'intrigues galantes.

Belle Cressida, quel objet attire en ce moment votre attention? où plongent vos regards doucement rêveurs? Songezvous à Diomède, ou vous souvenez-vous de Troïlus? Est-ce votre père Calchas, est-ce votre oncle Pandarus que vous attendez? Regrettez-vous le séjour de Troie? ou laissez-vous aller vos pensées vers le camp des Grecs? Hélas! c'est en même temps tout cela, fille inconstante! Déjà votre cœur palpite d'une curieuse et nouvelle inquiétude. La veille, Troïlus avait entendu vos serments d'éternel amour, et le soleil du lendemain voit naître vos désirs pour celui qui vous a séparée de Troilus. Qui donc vous contraignait à donner au jeune fils de Priam tant de gages de fidélité? « Peu de paroles et beaucoup » de foi,» vous avait-il dit; «< que l'envie ne puisse inventer » rien de pire que notre perfidie; que la vérité ne se montre » jamais plus pure que dans le souvenir de nos serments! » Et c'est bien vous, Cressida, qui lui répondiez : « Si jamais je suis >> perfide, que, dans les siècles les plus éloignés, la mémoire par>> courant la liste des femmes trompeuses remonte jusqu'à >> mon nom! et quand on aura dit: Léger comme l'air, mobile

» comme l'eau, le vent ou le sable des mers, implacable comme >> le loup pour l'agneau, la marâtre pour le fils de son époux, » qu'alors on ajoute: Aussi perfide que Cressida. » Telles furent la veille, vos paroles, et, toutes précieuses qu'elles semblèrent à Troïlus, elles ne furent pas le gage le plus doux ni le plus précieux qu'il reçut de votre tendresse.

Belle, ingénieuse et vive, rien ne paraît manquer aux perfections de Cressida. Ses premières années ont été mises sous la tutelle des maîtres les plus habiles. Guidée par leurs conseils, elle a pénétré les secrets de la mélodie, elle sait marier à sa voix l'harmonie des instruments; ses mains ont appris l'art de reproduire la nature dans ses formes et dans ses couleurs ; ses pas aiment à suivre dans leur mille gracieuses combinaisons les méandres de Terpsychore. Quels beaux vers des rhapsodes n'a-t-elle pas retenus? quels accents des vierges passionnées de Lesbos ne semblent encore plus tendres, quand sa lyre les répète? Heureux Calchas! vous avez pénétré votre fille de tous les trésors de la poésie, de l'art, de la science : la nature lui avait accordé la beauté; vous avez entouré Cressida de la ceinture des Graces. Que pourriez-vous encore désirer pour elle?

Rien, sans doute, du côté de la beauté, de l'esprit et des gråces; tout du côté de la sensibilité vertueuse et de la sérieuse retenue; autant d'attraits, plus de pudeur. Vous vantez la science de votre fille ? la pudeur, en effet, n'est pas une science; on l'oublie, on ne l'apprend pas. Et comment tant d'impressions riantes, éveillées subitement dans cette jeune âme, n'auraient-elles pas été fatales aux sentiments innés de candeur et de pureté? Accoutumée à porter son attention au récit de passions imaginaires, à grouper dans sa mémoire des événements singuliers et bizarres, à regarder les caprices de l'invention poétique comme l'image des événements les plus simples et les plus ordinaires, comment la jeune fille, en revenant sur la terre, en y trouvant la simple réalité, y reconnaîtrait-elle les objets favoris de ses pensées, de ses désirs, de ses rêves ? Cependant la passion de Troïlus eut d'abord à ses yeux un véritable charme; elle crut voir, dans l'expression de cet amour exalté, quelque chose de ce qu'elle avait appris ou songé ; mais Troïlus avait un grand défaut qu'il ne pouvait longtemps dissimuler: il n'était qu'un simple mortel; il participait aux faiblesses de l'humanité; il ne réunissait pas ces perfections idéales et

« PreviousContinue »