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guider le second bâtiment qui, redoublant de vitesse, aura bientôt le beaupré sur la pouppe du premier, lui jettera ses grappins d'abordage et pourra vomir à son bord une troupe d'assaillants inattendus.

Au Chapitre Sixième ci-dessus, en passant la revue des nombreux dérivés de la racine Bord, nous avons été emporté si vite par la bordée que nous courions et par nos virements de bord successifs que les mots abord, aborder, abordage, abordable et inabordable, forts connus du reste, sont demeurés de l'arrière. Bons marcheurs, également sur leur terrain en mer et en terre ferme où nous les avons entrevus dès le premier abord, ils ne nous inquiétaient pas beaucoup. Bien certains que nous étions de les retrouver sur notre route, nous les avons patiemment attendus; les voici, abordons les.

Abord, abordable, inabordable ne reparaissent ici que pour mémoire et pour règle; il doit nous suffire de constater que les marins les emploient au propre et an figuré, de la même façon que les terriens.

Mais abordage et aborder ont techniquement trois acceptions bien distinctes.

L'abordage ou accostage simple est la manœuvre pacifique par laquelle un canot ou un navire se range le long d'un quai ou d'un bâtiment qu'il aborde ou accoste, avec lesquels il se met en contact immédiat, côte à côte, bord à bord.

L'abordage est la manœuvre belliqueuse par laquelle un assaillant se jette sur son ennemi, en s'accrochant à lui au moyen de grappins d'abordage ou autrement. Deux navires une fois abordés, les agresseurs s'élancent à l'abordage, montent à l'abordage, — l'abordage est ici l'assaut maritime. Les assiégés repoussent l'abordage. - Un bâtiment est pris, enlevé à l'abordage.— Il n'est pas donné à tous les gens de mer de savoir bien aborder l'ennemi. Jean-Bart, DuguayTrouin, Surcouf, les corsaires de la Manche, les corsaires de Bayonne préféraient l'abordage à tout autre genre de combat.

L'abordage enfin est le choc accidentel, parfois suivi des plus horribles conséquences, de deux navires qui se heurtent soit en mer,

soit en rade, soit dans le port.

Une amarre casse ou est larguée

mal à propos, un bâtiment va se cogner contre son voisin, abordage. Une ancre chasse, le navire qui dérive rencontre un bâtiment au mouillage et l'accroche bon gré mal gré, abordage.- Deux conserves dont l'une manoeuvrant mal donnera dans l'autre, s'abordent, il y a abordage. - Deux navires qui souvent ne se sont pas même aperçus se choquent en mer, courant tous deux à grande vitesse, abordage terrible et fatal, car la plupart du temps, l'un des deux écrase et coule l'autre. Il peut même arriver qu'ils se soient brisés tous deux et qu'ils périssent des suites du même abordage.

Par une nuit sombre, un vaisseau rapidement emporté vent arrière, sent un choc sous son taille-mer. Des cris de détresse se sont fait entendre. On court, on regarde, on n'aperçoit dans le sillage que quelques débris. Un léger bâtiment, brig ou goëlette dont on ignora toujours le nom avait été abordé par le travers et littéralement coupé en deux. (Hist.)

Depuis que la mer est couverte de grands bâtiments à vapeur, les abordages de ce genre se sont cruellement multipliés. La navigation désormais n'offre point de plus grands périls.

D'après un ana fort en vogue, le commandant Lorgnon, myope, de ridicule mémoire, s'obstinait à diriger seul ses grandes manœuvres. Il entre en rade de Toulon, heurte rudement un pauvre diable de caboteur à l'ancre, lui fait de graves avaries, et, lui attribuant tout le mal, l'injurie en criant que sa méchante barque aurait dû se retirer du passage de la frégate. La piteuse lamentation du patron provençal est proverbiale dans la Méditerranée. Les bras croisés à l'arrière de sa tartane éventrée, le malheureux s'écria :

- « Je suis au mouillage, il est à la voile, il m'aborde, il me saborde et il me dit de vieille fichue bête!... Ꭰ

Au figuré aborder, abordage sont continuellement employés par les marins dans l'un ou l'autre des trois sens que nous venons d'examiner.

Bel abordage, belle rencontre, belle entrée en matière. Adroit abordage, adroite manière d'établir de premiers rapports.

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- Ce n'est pas tout que de bien marcher, il faut savoir bien aborder.

- Dans les affaires, la réussite dépend souvent de l'abordage.

- J'ai pris à l'abordage le cœur de Madelon. Ce qu'on refuse à nos canons, sachons le prendre à l'abordage.

Quel abordage! — quel choc! quel accueil brutal! quel coup de boutoir! quelle dispute! quelle rixe! etc...

Dans ce chapitre nous sommes parti de la côte et nous venons d'aborder; chemin faisant nous avons pris à l'abordage une cinquantaine de termes ou de locutions pittoresques parmi lesquels on a dû remarquer escris et les chants de manœuvre de notre vieille marine, mais avons-nous bien ramassé tout notre monde? car MONDE lui-même nous a échappé. Emparons-nous donc de ce mot si diversement employé par les gens du monde, et voyons quel usage en font les gens de mer.

Non,

Le monde c'est l'équipage, la population du bord. -- Au moment du péril ou avant les grandes manœuvres retentit le commandement : a En haut tout le monde ! Tout le monde sur le pont! »

Sans tambours ni sifflets veut-on réunir tous les gens du bord, on commandera : « Tout le monde en rangs! Tout le monde à l'appel! »

Il était d'usage autrefois de donner le signal du repas en criant: << mange le monde ! » commandement qui prêterait à rire désormais, quoiqu'on dise journellement faites manger le monde, faites venir, monter ou descendre le monde ; à coucher le monde!

e;

On dit très-bien du monde pour un nombre indéterminé d'hommes : donner du monde, reprendre son monde,

monde !

par ici le

Dans les manœuvres de voiles, le commandement : « En haut le monde ! » ne s'adresse qu'aux hommes désignés d'avance pour monter sur les vergues.

Ces acceptions maritimes, militaires et généralement connues de tout le monde, devaient pourtant être signalées ici, car il n'est pas de mot dont on se serve plus à bord que du mot monde. Jamais un loyal officier de mer n'abandonne la moindre partie de son monde; ainsi le capitaine, après le naufrage, fait débarquert out son monde et ne quitte le navire que le dernier.

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L'ordre, la règle, la méthode, le bon emploi du temps et de l'espace, l'arrangement calculé de toutes choses, sont à bord d'une nécessité telle que la langue des marins abonde en expressions de blâme ou de mépris pour le désordre et le mauvais arrangement. Avant et par-dessus tout, il importe de bien emménager, installer et arrimer le navire.

La distribution intérieure des logements et des compartiments, les emménagements sont, en général, l'affaire des constructeurs. Willaumez écrit emménager et non aménager, qui se dit aussi; nous avons cru devoir adopter une orthographe qui prévient toute confusion, aménager étant d'ailleurs un terme de charpentage.

Les installations, l'arrimage rentrent essentiellement dans les travaux du bord. Installer, arrimer acquièrent comme verbes une importance proportionnée à celle de ces travaux.

Installer, mot terrestre comme stalle sa racine, est devenu des plus marins par l'abus qu'en font surtout les officiers. Pour eux tout est installation. Le marin installe son logis, son ménage, sès affaires.

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