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« Je n'irai pas tant que Garcilaso de la Vega sera près de vous, répondit don Juan le Borgne; je sais qu'il veut ma mort. » — « Ceux qui vous ont rapporté cela ont fait grande vilenie; mais n'importe rendez-vous au château de Belver, et là, mes envoyés vous donneront toutes les garanties et sûretés qu'il vous plaira de requérir. »

La parole royale, appuyée de la double promesse d'une alliance et d'une sauve-garde, dissipe les doutes de don Juan. Il part pour Belver, où le conseiller le plus intime d'Alphonse, don Alvar Nuñez Osorio, ne tarde pas à le rejoindre.

«Quoi! lui dit celui-ci, après l'avoir salué avec le respect dû à sa naissance, vous avez pu craindre Garcilaso de la Vega, un simple chevalier qui n'est rien de plus qu'un de vos vassaux; vous si haut et si puissant seigneur! vous, petit-fils du saint roi Ferdinand! vous, fils de l'infant don Juan et neveu du comte don Lope, seigneur de Biscaye! Soyez tranquille, je suis là pour vous prêter au besoin aide et service contre qui que ce soit. >>

- « Je suis sans peur, réplique don Juan, mais non sans méfiance. Les intentions du roi me sont suspectes; j'ai avis qu'on l'excite traîtreusement contre moi. Au surplus, je vous livre ma vie; faites-en ce que vous voudrez. »

A ces mots, Alvar Nuñez incline le genou, baise la main de don Juan, se proclame son serviteur, et jure que si quelqu'un cherche à lui faire le moindre mal, il périra plutôt que de le souffrir.

Sur ces assurances plusieurs fois réitérées et la promesse la plus formelle d'un mariage avec la sœur du roi, don Juan, accompagné d'Alvar Nuñez, se détermine à sortir du château de Belver et à se rendre à Toro. Alphonse vient à sa rencontre à quelque distance de la ville avec une brillante chevauchée; il l'accueille d'un air joyeux, l'accompagne jusqu'à son gîte et l'invite à dîner pour le lendemain'. Don Juan accepte, et, à peine est-il assis à la table du festin, que des sicaires apostés dans la salle l'égorgent avec deux de ses vassaux. On jette aussitôt un drap noir sur une estrade. Le roi monte à cette espèce de tribune, et déclare don Juan coupable de trahison, pour avoir appelé en Castille Alphonse de la Cerda, et avec lui les Français qui lui ont donné asile. Puis on se partage les dépouilles de la victime. Le roi s'adjuge les seigneuries de Biscaye et de Molina, que ses prédécesseurs convoitaient. Alvar Nuñez, auteur du guet-apens, n'est pas oublié ; il reçoit en don ce château de Belver, témoin de ses

131 octobre 1326.

protestations perfides, et qui le verra bientôt expier son crime sous les coups d'un autre courtisan aussi traître que lui.

Villazan, qui rapporte toutes ces circonstances avec l'exactitude d'un chroniste bien informé, n'a pas trouvé une parole de blâme pour ce roi de quinze ans, profanateur cynique de la foi jurée, des droits du sang et de la majesté de la justice, qui assassine son cousin après l'avoir embrassé, et prononce froidement sa condamnation, les pieds posés sur son cadavre. Ferreras ne réprouve que la forme de la sentence. Une exécution sans jugement, ou, ce qui est plus dérisoire, un arrêt rendu après le supplice, cela lui paraît irrégulier et peu digne de l'autorité royale. Mais il soutient qu'en fait don Juan méritait de périr pour avoir voulu troubler le royaume, et que sa mort était une nécessité polititique. Un historien français a montré, Dieu merci, moins de complaisance pour ces doctrines abominables : « La nécessité, a-t-il dit, n'excuse point ce que la probité désavoue. Nul intérêt d'état ne doit prévaloir sur ce qui est commun à tous les hommes. Nulle raison ne peut prescrire contre les lois de la bonne foi, qui est l'âme de la société et la règle inviolable de toutes les conditions. De pareils coups, d'ailleurs, ont rarement les effets qu'on s'en promet: ceux qui les frappent

en deviennent plus hardis, et ceux qui en sont les spectateurs en deviennent plus méfiants. '»

Que dut penser, en effet, don Juan Manuel, lorsqu'il apprit le meurtre commis à Toro? Seul debout en face de ses ennemis triomphants et d'un prince qui venait de se vouer à leur vengeance, pouvait-il se croire en sûreté au milieu de leurs partisans et de leurs complices? Comment aurait-il pu s'asseoir à la même table ou dormir sous la même tente? Il quitte brusquement son armée victorieuse, et, s'éloignant à la hâte de la frontière où Nuñez allait arriver, il se rend dans le royaume de Murcie. << Pourquoi ce départ subit? s'écrie le roi, que lui ai-je donc fait ?» Le mot était naïf. Don Juan Manuel, invité à reprendre son poste, se borne d'abord à une réponse évasive. Alphonse insiste. «Vous êtes mon vassal, lui mande-t-il, je vous ai confié la défense de la frontière et le gouvernement du royaume de Murcie; vous me devez obéissance et service. Or, je vais en guerre contre ceux de Grenade, ayez à me suivre sans plus de retard avec votre pennon et vos meilleures compagnies. » L'injonction était pressante; Alphonse, pour nouveaux ga

1 Histoire des Révolutions d'Espagne, par le P. J. d'Orléans. Paris, 1734. in-4o. tom. II, p. 121.

rants de sa parole, sévit avec fureur contre d'anciens partisans de don Juan Manuel qui pendant la régence ont osé combattre Garcilaso à Ségovie. Il ordonne d'arrêter tous ceux que son favori lui désigne comme coupables, fait pendre les uns, brûler les autres, décapiter ceux-ci, couper les pieds et les mains à ceuxlà. Tel est le prélude de ses premières armes; c'est ainsi qu'il marque les haltes de sa route en s'acheminant vers la frontière.

Assurément, s'il n'avait pas nourri au fond du cœur les desseins perfides que ses messages désavouaient, il avait un moyen bien simple de dissiper les alarmes de don Juan Manuel, c'était d'épouser sa fille. Que fit-il, au contraire? il accepta la main de l'infante de Portugal, dona Maria, dès qu'elle lui fut offerte, et il renvoya dona Constanza de Valladolid à Toro, avec ordre à l'alcade de la garder à vue dans la citadelle. «< Puisque vous m'avez refusé service, écrit-il à don Juan Manuel, je ne vous dois plus rien. » Singulière excuse! Pourquoi don Juan Ma

11327. La chonique manuscrite et latine de don Juan Manuel relate ainsi le fait : « Le roi fait enfermer la reine D. Constanza, son épouse, dans le château de Toro, et la prive de l'administration de ses biens. Alors D. Juan Manuel se sépare ouvertement du roi, et la guerre commence entre eux.

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