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Si les autres pays parviennent à n'avoir pas besoin de ses blés et à tourner contre elle la balance du commerce, il peut arriver alors un très grand bouleversement dans les fortunes des particuliers; mais la terre reste, l'industrie reste; et l'Angleterre alors moins riche en argent, l'est toujours en valeurs renaissantes que le sol produit; elle revient au même état où elle était au seizième siècle.

Il en est absolument de tout un royaume comme d'une terre d'un particulier: si le fonds de la terre est bon, elle ne sera jamais ruinée; la famille qui la fesait valoir peut être réduite à l'aumône; mais le sol prospérera sous une autre famille.

Il y a d'autres royaumes qui ne seront jamais riches, quelque effort qu'ils fassent: ce sont ceux qui, situés sous un ciel rigoureux, ne peuvent avoir tout au plus que l'exact nécessaire. Les citoyens n'y peuvent jouir des commodités de la vie qu'en les fesant venir de l'étranger à un prix qui est excessif pour eux. Donnez à la Sibérie et aux Kamschatka réunis, qui font quatre fois l'étendue de l'Allemagne, un Cyrus pour souverain; un Solon pour législateur, un duc de Sulli, un Colbert pour surintendant des finances, un duc de Choiseul pour ministre de la guerre et de la paix, un Anson pour amiral, ils y mourront de faim avec tout leur génie.

que

le car

Au contraire, faites gouverner la France par un fou sérieux tel que Lass, par un fou plaisant tel dinal Dubois, par des ministres tels que nous en avons vu quelquefois, on pourra dire d'eux ce qu'un sénateur de Venise disait de ses confrères au roi Louis XII, à ce que prétendent les raconteurs d'anecdotes. Louis XII en colère menaçait de ruiner la république : « Je vous en

côté, ces mêmes membres du parlement ont beaucoup plus d'intérêt à ce que les finances soient mal administrées que n'en peuvent avoir les ministres du roi de France. (Edit. de Kehl.)

» défie, dit le sénateur, la chose me paraît impossible >> il y a vingt aus que mes confrères font tous les efforts >> imaginables pour la détruire, et ils n'en ont pu venir à >> bout. >>

Il n'y eut jamais rien de plus extravagant sans doute que de créer une compagnie imaginaire du Mississipi qui devait rendre au moins cent pour un à tout intéressé; de tripler tout d'un coup la valeur numéraire des espèces, de rembourser en papier chimérique les dettes et les charges de l'état, et de finir enfin pár la défense aussi folle que tyrannique à tout citoyen de garder chez soi plus de cinq cents francs en or ou en argent. Ce comble d'extravagances étant inouï, le bouleversement général fut aussi grand qu'il devait l'être : chacun criait que c'en était fait de la France pour jamais. Au bout de dix ans il n'y paraissait pas.

Un bon pays se rétablit toujours par lui-même, pour peu qu'il soit tolérablement régi: un mauvais ne peut s'enrichir que par une industrie extrême et heureuse.

La proportion sera toujours la même entre l'Espagne, la France, l'Angleterre proprement dite et la Suède (1). On compte communément vingt millions d'habitants en France; c'est peut-être trop. Ustaris n'en admet que sept en Espagne, Nicols en donne huit à l'Angleterre, on n'en attribue pas cinq à la Suède. L'Espagnol (l'un portant l'autre ) a la valeur de quatre-vingts de nos livres à dépenser par an. Le Français meilleur cultivateur a cent vingt livres, l'Anglais cent quatre-vingts, le Suédois cinquante. Si nous voulions parler du Hollandais, nous trouverions qu'il n'a que ce qu'il gagne parce que ce m'est pas son territoire qui le nourrit et qui l'habille. La Hollande est une foire continuelle où personne n'est

(1) C'est-à-dire si la législation ou l'administration ne changent point. Car la France, moins peuplée à proportion que l'Angleterre, peut acquérir une population égale; l'Es pagne, la Suède, peuvent en très peu de temps doubler leur population. (Édit de Kehl.)

riche que de sa propre industrie, ou de celle de soir père.

Quelle énorme disproportion entre les fortunes! Un Anglais qui a sept mille guinées de revenu absorbe la subsistance de mille personnes. Ce calcul effraie au premier coup d'œil; mais au bout de l'année il a réparti ses sept mille guinées dans l'état, et chacun a eu à peu près son contingent.

En général l'homme coûte très peu à la nature. Dans Pinde, où les raïas et les nababs entassent tant de trésors, le commun peuple vit pour deux sous par jour tout au plus.

Ceux des Américains qui ne sont sous aucune domination, n'ayant que leurs bras, ne dépensent rien; la moitié de l'Afrique a toujours vécu de même, et nous ne sommes supérieurs à tous ces hommes-là que d'environ quarante écus par an. Mais ces quarante écus font une prodigieuse différence; c'est elle qui couvre la terre de belles villes, et la mer de vaisseaux.

C'est avec nos quarante écus que Louis XIV eut deux cents vaisseaux, et bâtit Versailles. Et tant que chaque individu, l'un portant l'autre, pourra être censé jouir de quarante écus de rente, l'état pourra être florissant.

Il est évident que plus il y a d'hommes et de richesses dans un état, plus ony voit d'abus. Les frottements sont si considérables dans les grandes machines, qu'elles rout presque toujours détraquées. Ces dérangements font une telle impression sur les esprits, qu'en Angleterre, où il est permis à tout citoyen de dire ce qu'il pense, il se trouve tous les mois quelque calculateur qui avertit charitablement ses compatriotes que tout est perdu, et que la nation est ruinée sans ressource. La permission de penser étant moins grande en France, on s'y plaint en contrebande; on imprime furtivement, mais fort souvent, que jamais sous les enfants de Clotaire, ni du temps du roi Jean, de Charles VI, de la bataille de Pavie, des

guerres civiles et de la Saint-Barthélemi, le peuple ne fut si misérable qu'aujourd'bui.

Si on répond à ces lamentations par une lettre de cachet qui ne passe pas pour une raison bien légitime, mais qui est très péremptoire, le plaignant s'enfuit en criant aux alguazils qu'ils n'en ont pas pour six semaines, et que Dieu merci ils mourront de faim ayant ce tempslà comme les autres.

Bois-Guilbert qui attribua si impudemment son insensée Dixme royale au maréchal de Vauban, prétendait, dans son Détail de la France, que le grand ministre Colbert avait déjà appauvri l'état de quinze cent millions, en attendant pis.

Un calculateur de notre temps, qui paraît avoir les meilleures intentions du monde, quoiqu'il veuille absolument qu'on s'enivre après la messe, prétend que les valeurs renaissantes de la France, qui forment le revenu de la nation, ne se montent qu'à environ quatre cent millions; en quoi il paraît qu'il ne se trompe que d'environ seize cent millions de livres à vingt sous la pièce, le marc d'argent monnayé étant à quarante-neuf livres dix. Et il assure que l'impôt, pour payer les charges de l'état, ne peut être que de soixante et quinze millions, dans le temps qu'il l'est de trois cents, lesquels ne suffisent pas à beaucoup près pour acquitter les dettes

annuelles.

Une seule erreur dans toutes ces spéculations, dont le nombre est très considérable, ressemble aux erreurs commises dans les mesures astronomiques prises sur la terre. Deux lignes répondent à des espaces immenses dans le ciel.

C'est en France et en Angleterre que l'économie publique est la plus compliquée. On n'a pas d'idée d'une telle administration dans le reste du globe, depuis le mont Atlas jusqu'au Japon. Il n'y a guère que cent trente ans que commença cet art de rendre la moitié

d'une nation débitrice de l'autre; de faire passer avec du papier les fortunes de main en main;'de rendre l'état créancier de l'état; de faire un chaos de ce qui devrait être soumis à une règle uniforme. Cette méthode s'est étendue en Allemagne et en Hollande. On a poussé ce raffinement et cet excès jusqu'à établir un jeu entre le souverain et les sujets; et ce jeu est appelé loterie. Votre enjeu est de l'argent comptant; si vous gagnez vous obtenez des espèces ou des rentes; qui perd ne souffre pas un grand dommage. Le gouvernement prend d'ordinaire dix pour cent pour sa peine. On fait ces loteries les plus compliquées que l'on peut, pour étourdir et pour amorcer le public. Toutes ces méthodes ont été adoptées en Allemagne et en Hollande; presque tout état a été obéré tour à tour. Cela n'est pas trop sage; mais. qui l'est ? les petits qui n'ont pas le pouvoir de se rui

ner.

ÉCONOMIE DE PAROLES.

Parler par économie.

C'EST une expression consacrée aux Pères de l'Église. et même aux premiers instituteurs de notre sainte religion; elle signifie parler selon les temps et selon les lieux.

Par exemple (1), saint Paul étant chrétien, vient dans le temple des Juifs s'acquitter des rites judaïques, pour faire voir qu'il ne s'écarte point de la loi mosaïque ; il est recounu au bout de sept jours, et accusé d'avoir profané le temple. Aussitôt on le charge de coups, on le traîne en tumulte ; le tribun de la cohorte, tribunus cohortis (2) arrive, et le fait lier de deux chaî

(1) Actes des Apôtres, Chap. XXI.

(2) Il n'y avait pas, à la vérité, dans la milice romaine de tribun de cohorte. C'est comme si on disait parmi nous colonel d'une compagnie. Les centurions étaient à la tète des cohortes, et les tribuus à la tête des légions. Il y avait.

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