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Et, quoique la captive, un cœur tel que le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.

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C'est encore de Lucain; elle souhaite dans la Pharsale d'avoir épousé César, et de n'avoir eu à se louer d'aucun de ses maris:

Atque utinam in thalamis invisi Cæsaris essem
Infelix conjux, et nullo læta marito !

Ce sentiment n'est point dans la nature; il est à la foi gigantesque et puéril; mais du moins ce n'est pas à César que Cornélie parle ainsi dans Lucain. Corneille, au contraire, fait parler Cornélie à César même; il lui fait dire qu'elle souhaite d'être sa femme, pour porter dans sa maison le poison invincible d'un astre envenime: car, ajoute-t-elle, ma haine ne peut s'abaisser, et je t'ai déjà dit que je suis romaine, et je ne te demande rien. Voilà un singulier raisonnement: je voudrais t'avoir épousé pour te faire mourir; car je ne te demande rien:

Ajoutons encore que cette veuve accable César d'injures dans le moment où César vient de pleurer la mort de Pompée, et qu'il a promis de la venger.

Il est certain que si l'auteur n'avait pas voulu donner de l'esprit à Cornélie, il ne serait pas tombé dans ces défauts qui se font sentir aujourd'hui après avoir été applau dis si long-temps. Les actrices ne peuvent plus guère les pallier par une fierté étudiée et des éclats de voix séduc

teurs.

Pour mieux connaître combien l'esprit seul est au-dessous des sentiments naturels, comparez Cornélie avec elle-même, quand elle dit des choses toutes contraire dans la même tirade:

Encore ai-je sujet de rendre grâce aux dieur
De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
Que César y commande, et non pas Ptolomée.
Hélas! et sous quel astre, ô ciel !m'as-tu formée!
Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
DICTIONN. PHILOSOPII. TOMEIII.

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El tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince
Qui doit à mon époux son trône et sa province.

Passons sur la petite faute de style, et considérons combien ce discours est décent et douloureux ; il va au cœur; tout le reste éblouit l'esprit un moment, et ensuite le révolte.

Ces vers naturels charment tous les spectateurs:

O vous! à ma douleur objet terrible et tendre,
Eternel entretien de haine et de pitié,

Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié, etc.

C'est par ces comparaisons qu'on se forme le goût, et qu'on s'accoutume à ue rien aimer que le vrai mis à sa place (1).

Cléopâtre, dans la même tragédie, s'exprime ainsi à sa confidente Charmion:

Apprends qu'une princesse aimant sa renommée,
Quand elle dit qu'elle aime, est sûre d'être aimée,
Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris,
N'oseraient l'exposer aux hontes d'un mépris.

Charmion pouvait lui répondre: Madame, je n'entends pas ce que c'est que les beaux feux d'une princesse qui n'oseraient l'exposer à des hontes. Et à l'égard des princesses qui ne disent qu'elles aiment que quand elles sont sûres d'être aimées; je fais toujours le rôle de confidente à la comédie, et vingt princesses m'ont avoué leurs beaux feux sans être sûres de rien, et principalement l'infante du Cid.

Allons plus loin. César, César lui-même ne parle à Cléopâtre que pour montrer de l'esprit alambiqué :

Mais, ô dieux! ce moment que je vous ai quittée,
D'un trouble bien plus grand à mon âme agitée;

Et ces soins importants qui m'arrachaient à vous,
Contre ma grandeur même allumaient mon courroux ;

(1) Voyez GOUT.

Je lui voulais du mal de m'être si contraire,
De rendre ma présence ailleurs si nécessaire;
Mais je lui pardonnais au simple souvenir
Du bonheur qu'à ma flamme elle fait obtenir;
C'est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes désirs d'une illustre apparence....
C'était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux;
Et dans Pharsale mênic il a tiré l'épée

Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.

Voilà donc César qui veut du mal à sa grandeur dé l'avoir éloigné un moment de Cléopâtre, mais qui pardonne à sa grandeur en se souvenant que cette grandeur lui a fait obtenir le bonheur de sa flamme. Il tient la haute espérance d'une illustre apparence; et ce n'est que pour acquérir le droit précieux de cette illustre apparence, que son bras ambitieux a donné la bataille de Pharsale.

On dit que cette sorte d'esprit, qui n'est, il faut le dire, que du galimatias, était alors l'esprit du temps. C'est cet abus intolérable que Molière proscrivit dans ses Précieuses ridicules.

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Ce sont ces défauts trop fréquents dans Corneille que La Bruyère désigna en disant (1): « J'ai cru dans ma » première jeunesse que ces endroits étaient clairs, intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'am>> phithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux» mêmes, et que j'avais tort de n'y rien comprendre. Je » suis détrompé. » Nous avons relevé ailleurs l'affectation singulière où est tombé La Motte dans son abrégé de l'Iliade, en fesant parler avec esprit toute l'armée des Grecs à la fois:

Tout le camp s'écria dan's unc joic extrême:

Que ne vaincra-t-il point? il s'est vaincu lui-même.

(1) Caractères de La Bruyère, Chap. des Ouvrages de l'esprit.

C'est là un trait d'esprit, une espèce de pointc et de jeu de mots. Car s'ensuit-il de ce qu'un homme a dompte sa colère qu'il sera vainqueur dans le combat? Et con-. ment cent mille hommes peuvent-ils dans un même instant s'accorder à dire un rébus, ou, şi l'on veut, un bon mot?

SECTION V.

EN Angleterre, pour exprimer qu'un homme a beaucoup d'esprit, on dit qu'il a de grandes parties, great parts. D'où cette manière de parler, qui étonne aujourd'hui les Français, peut-elle venir? d'eux-mêmes. Autrefois nous nous servions de ce mot parties très communément dans ce sens-là. Clélie, Cassandre, nos autres anciens romans ne parlent que des parties de leurs héros et de leurs héroïnes, et ces parties sont leur esprit. On ne pouvait mieux s'exprimer. En effet, qui peut avoir tout? Chacun de nous n'a que sa petite portion d'intelligence, de mémoire, de sagacité, de profondeur d'idées, d'étendue, de vivacité, de finesse. Le mot de parties est le plus convenable pour des êtres aussi faibles que l'homme. Les Français ont laissé échapper de leurs dictionnaires une expression dont les Anglais se sont saisis. Les Anglais se sont enrichis plus d'une fois à nos dépens.

Plusieurs écrivains philosophes se sont étonnés de ce que, tout le monde prétendant à l'esprit, personne n'ose se vanter d'en avoir.

« L'envie, a-t-on dit, permet à chacun d'être le pané» gyriste de sa probité, et non de son esprit. » L'envie permet qu'on fasse l'apologie de sa probité, non de son esprit; pourquoi ? c'est qu'il est très nécessaire de passer pour homme de bien, et point du tout d'avoir la réputation d'homme d'esprit.

On a ému la question, si tous les hommes sont nés avec le même esprit, les mêmes dispositions pour les sciences, et sitout dépend de leur éducation et des cir

constances où ils se trouvent. Un philosophe, qui avait droit de se croire né avec quelque supériorité, prétendit que les esprits sont égaux; cependant on a toujours vu le contraire. De quatre cents enfants élevés ensemble sous les mêmes maîtres, dans la même discipline, à peine y en a-t-il cinq ou six qui fassent des progrès bien marqués. Le grand nombre est toujours des médiocres, et parmi ces médiocres il y a des nuances; en un mot, le$ esprits diffèrent plus que les visages.

SECTION. VI.

Esprit faux.

Nous avons des aveugles, des borgnes, des bigles, des Jouches, des vues longues, des vues courtes, ou distinctes, ou confuses, ou faibles, ou infatigables. Tout cela est une image assez fidèle de notre entendement. Mais on ne connaît guère de vue fausse. Il n'y a guère d'homines qui prennent toujours un coq pour un cheval, ni un pot de chambre pour une maison. Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d'ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois, qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sommona-codom? Par quelle étrange bizarrerie des hommes sensés ressemblentils à don Quichotte qui croyait voir des géauts où les autres hommes ne voyaient que moulins à vent? Encore don Quichotte était plus excusable que le Siamois qui croit que Sommona-codom est venu plusieurs fois sur la terre, et que le Turc qui est persuadé que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche. Car don Quichotte, frappé de l'idée qu'il doit combattre des géants, peut se figurer qu'un géant doit avoir le corps aussi gros. qu'un moulin, et les bras aussi longs que les ailes du oulin; mais de quelle supposition peut partir un

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